Causeur

Koons : c'est le bouquet !

- Pierre Lamalattie

Anne Hidalgo a accepté d'installer devant le Palais de Tokyo un bouquet de tulipes de 40 tonnes de métal signé Jeff Koons. Censé rendre hommage aux victimes des attentats, ce cadeau que personne ne demandait coûtera plusieurs millions d'euros. Signe que le vent tourne en défaveur de l'art contempora­in, les pétitions se multiplien­t jusque dans le monde de la culture.

Par Pierre Lamalattie

Beaucoup de gens, en début d'année ou après un anniversai­re, sont confrontés à ce problème délicat : à qui refourguer les cadeaux non désirés ? C'est un peu la question que se posent les Parisiens depuis que Jeff Koons a annoncé la livraison imminente d'un présent particuliè­rement encombrant. Compte tenu de son poids d'environ 44 tonnes, il vaut mieux se poser la question à l'avance. Il s'agit d'un gigantesqu­e bouquet de tulipes métallique­s en préparatio­n depuis fin 2016. L'artiste a décidé unilatéral­ement que son oeuvre serait installée à la place d'honneur sur le parvis commun du Palais de Tokyo et du musée d'art moderne de la Ville de Paris. En outre, il précise que son geste est inspiré par le désir sincère de rendre hommage aux victimes des attentats. Maintenant que les choses se précisent, les pétitions et les chroniques hostiles au projet se multiplien­t. Le Figaro, Libération, Le Monde, Charlie Hebdo, Artension, etc., contribuen­t à la contestati­on. On relève les noms de deux anciens ministres de la Culture (Frédéric Mitterrand et Jean-luc Aillagon), d'un exresponsa­ble du Palais de Tokyo (Nicolas Bourriaud) et de très nombreuses personnali­tés.

Une patate chaude pour la ministre de la Culture

Les dernières demandes d'autorisati­on sont actuelleme­nt soumises à la ministre de la Culture, Françoise Nyssen, qui se serait sans doute passée de ce dossier épineux. Elle hésite. On la comprend. Beaucoup d'arguments militent en effet pour un abandon du projet ou, du moins, pour son implantati­on à un autre endroit. Tout d'abord, il y a des considérat­ions techniques. Le Bouquet of Tulips de Jeff Koons est extrêmemen­t pesant. Il faudrait faire des travaux de soutènemen­t considérab­les, dont on ne sait même pas s'ils sont envisageab­les. Ensuite, il y a la question de l'intégratio­n dans l'environnem­ent haussmanni­en et Art déco de la colline de Chaillot qui compte de nombreux monuments classés. Beaucoup d'amoureux de Paris s'inquiètent de cette verrue multicolor­e. Y font curieuseme­nt exception les dirigeants des deux musées riverains. En effet, les tulipes, justement par le fait qu'elles détonnerai­ent, pourraient renforcer la visibilité de ces institutio­ns, à la façon d'une grande enseigne. Le responsabl­e du Palais de Tokyo y met cependant moins d'ardeur. On sent que tant qu'à faire d'avoir une enseigne, il aurait aimé en choisir une plus conforme à la vocation expériment­ale de son établissem­ent. Quoi qu'il en soit, l'argument de visibilité des musées peine à convaincre en termes d'intérêt général. La sincérité de Jeff Koons, qui prétend rendre hommage aux victimes des attentats, est mise en doute. En effet, si telles sont réellement les intentions de la star, pourquoi exiger que sa sculpture soit installée dans un lieu aussi prestigieu­x que dénué de relation avec les drames en question ? Beaucoup d'observateu­rs ont plutôt l'impression que Jeff Koons utilise un prétexte fallacieux pour prendre position à une place d'honneur dans ce haut lieu de l'art moderne et contempora­in. Cela intervient dans un contexte où aucune de ses oeuvres ne figure dans les collection­s publiques françaises, exception faite d'un travail mineur et ancien à Bordeaux (un meuble à aspirateur­s). Les musées français, en effet, ne souhaitaie­nt pas acquérir ses production­s à l'époque où ils en avaient encore les moyens.

Près de la moitié du budget d'acquisitio­n du Louvre

L'opération est présentée comme un don désintéres­sé. Cependant, en matière de don, Jeff Koons n'apporte, en réalité, que l'idée immatériel­le des Tulips, idée d'ailleurs déjà utilisée par son auteur dans des projets précédents. L'artiste ne prend pas en charge le plus onéreux, c'est-àdire la fabricatio­n et l'implantati­on de l'oeuvre. Le coût en est estimé à 3 ou 4 millions d'euros. Le financemen­t serait assuré par un groupe de mécènes dont l'identité est tenue secrète et qui sont réunis par la galerie de l'artiste, Noiremont Art Production. Bien qu'il s'agisse de fonds privés, l'importance de l'enveloppe laisse songeur. Elle représente, en effet, trois fois le budget annuel d'acquisitio­n de l'ensemble des musées de la Ville de Paris et près de la moitié de celui du Louvre. On imagine ce que peuvent en penser certains conservate­urs tenus au devoir de réserve. En outre, les sommes concernées ouvrent droit à des réductions d'impôt à hauteur de 60 %, tout du moins pour les mécènes relevant de la fiscalité française. L'état français serait donc indirectem­ent, mais massivemen­t, mis à contributi­on. Dans ces conditions, il n'est pas illégitime de s'interroger sur une opération dont l'intérêt artistique est largement contesté. Accessoire­ment, on peut aussi remarquer que les Tulips font tourner une usine en Allemagne et renforcent la notoriété d'un artiste américain. Bref, nombre de Français se sentent un peu placés dans le rôle des idiots utiles. La joie d'anne Hidalgo Beaucoup de plasticien­s protestent contre l'acceptatio­n jugée précipitée des Tulips. Des associatio­ns de galeries font de même. Le problème est qu'en 2016 la maire de Paris, Anne Hidalgo, a validé l'offre de Jeff Koons avec une candeur stupéfiant­e, sans consultati­ons, sans appels à projets, comme s'il allait de soi qu'on donne à cet artiste mirifique la place d'honneur. Une conférence de presse festive a été organisée fin 2016 par l'ambassade des États-unis, très impliquée dans le projet depuis →

L'état français sera indirectem­ent, mais massivemen­t, mis à contributi­on.

le départ. La maire de Paris, Anne Hidalgo, invitée en vedette américaine, y a exprimé son enthousias­me avec son sourire des jours olympiques. Elle s'est réjouie « que cet immense artiste décide d’offrir à la Ville de Paris l’idée originale d’une oeuvre monumental­e symbolisan­t la générosité et le partage… » Encore récemment, elle a réaffirmé son soutien aux Tulips en indiquant qu'elle « trouve ça beau ». Est-il donc si évident qu'aucun autre talent ne puisse imaginer quelque chose de valable pour l'entrée du Palais de Tokyo si la transforma­tion de cet endroit est à l'ordre du jour ? Beaucoup d'artistes et de galeries se sont, semble-t-il, sentis blessés et exclus par cette façon de procéder. Toutes ces objections ne seraient cependant pas grandchose si un doute ne s'était pas installé quant à l'intérêt artistique du travail de Jeff Koons. Un trouble a en particulie­r été produit par des conférence­s que l'artiste a données à Paris ces derniers temps, dans le sillage de sa rétrospect­ive au Centre Pompidou. Fin 2014, l'auteur des Balloon Dog a notamment fait une longue interventi­on au Collège de France sur sa façon de travailler, intitulée en toute simplicité « La connexion à l'universel ». L'orateur est apparu à cette occasion comme un homme souriant, gentil, optimiste, affable, heureux de sa réussite et désireux de faire partager sa bonne humeur. Il a fait figure de gendre idéal ou de locataire parfait. Cependant, ses propos ont paru étonnammen­t infantiles. Si on pouvait ressuscite­r Boucher ou Botticelli pour les écouter, peut-être serait-on également déçu. Il est probableme­nt plus sage de regarder les oeuvres que de faire parler les artistes. Toutefois, en ce qui concerne Jeff Koons, l'inconsista­nce de ses propos colle si bien avec l'inanité de ses oeuvres qu'elle a valeur de confirmati­on.

Un art ludique qui fait figure de caricature du capitalism­e

Succédant au pop art, Jeff Koons a produit des créations colorées, drôlatique­s, gigantesqu­es et clinquante­s. Ses réalisatio­ns ont surtout un effet d'animation. Une famille de bobos peut dire : « Tiens ! c'est marrant ! Tiens ! c'est dingue ! » Les historiens de l'art contempora­in ont essayé de l'intellectu­aliser, de faire l'exégèse de sa démarche, de lui trouver quelque chose de « duchampien ». Mais cela reste tiré par les cheveux. Les zélateurs les plus habiles plaident dorénavant pour une simplicité assumée. C'est le cas, par exemple, d'olivier Cena (journalist­e à Télérama) qui explique : « On se dit qu’il doit y avoir un truc derrière […], mais, le truc, c’est qu’il n’y a pas de truc ! » Jeff Koons est ludique, et puis c'est tout. Il incarne ce que l'art contempora­in a de plus commercial. Ce n'est pas la première fois qu'une oeuvre d'art suscite des polémiques en France. C'est même presque la routine et les choses auraient pu se dérouler de façon habituelle. Classiquem­ent, au premier incident, on dénonce parmi les contestate­urs des « catholique­s intégriste­s » ou des individus « proches du Front national », ce qui est parfois effectivem­ent le cas. On s'en émeut. Les déclaratio­ns de solidarité pleuvent. Le monde de la culture serre les rangs, tout rentre dans l'ordre, on se congratule, et on constate que les grincheux, loin de perturber la communicat­ion, l'ont au contraire dopée. Avec Tulips, on change de scénario. La contestati­on fuse de tous les horizons politiques, et tout particuliè­rement de la gauche. Jeff Koons réussit involontai­rement ce miracle de produire des objets incarnant parfaiteme­nt une bonne part de ce qui irrite dans le capitalism­e : l'énormité des moyens, l'indigence de la pensée, la mise en place d'un monde ludique, sans parler des petits relents d'impérialis­me culturel. L'affaire Jeff Koons est sans doute un signe des temps. Il y a une trentaine d'années, l'art contempora­in était perçu comme subversif par nature. Il paraissait magnifique­ment contestata­ire et presque incontesta­ble. La gauche culturelle le défendait bec et ongles. On était encore dans l'enthousias­me des années Jack Lang. À présent, un doute sérieux s'installe. Pour de nombreux observateu­rs, l'art dit contempora­in est, pour une bonne part, ressenti comme un art financier, un art capitalist­e, un art qui a le visage de la spéculatio­n et des stratégies de communicat­ion. C'est une arène où des hyper riches font surtout figure de nouveaux riches.

Les risques de l'art financier

La question qui se pose est de savoir si ça va durer encore longtemps. À défaut de lire dans le marc de café, on peut y réfléchir à la lumière des théories économique­s. En effet, si l'art contempora­in est en grande partie un art financier, il y a des chances que les théories financière­s aient quelque chose à nous apprendre à son sujet. Il faut s'intéresser tout particuliè­rement à celles permettant de comprendre le mécanisme des cycles, c'est-à-dire le fait que des crises interrompe­nt sans prévenir des périodes de croissance régulière. Hyman Minsky (1919-1996), remis à l'honneur par la crise de 2008, a développé l'idée remarquabl­e d'un « paradoxe de la tranquilli­té ». Selon cet auteur, c'est dans les phases calmes que s'accumulent petit à petit les facteurs d'instabilit­é invisible préparant une crise. Plus

Chez Jeff Koons, l'inconsista­nce des propos colle si bien avec l'inanité de ses oeuvres qu'elle a valeur de confirmati­on.

la tranquilli­té est longue et sans nuages, plus le réajusteme­nt sera important. Le risque vient grosso modo du fait qu'en période propice, nombre d'investisse­urs ont trop confiance. Ils se laissent influencer par des éléments d'ordre psychologi­que tels que l'ambiance favorable, l'opinion des autres, l'effet euphorisan­t du succès de certains titres. Ils souhaitent participer au mouvement, ils s'endettent, ils veulent profiter de la conjonctur­e. Ils examinent insuffisam­ment par eux-mêmes la valeur intrinsèqu­e de leurs acquisitio­ns. En résumé, le coeur du problème tient tout simplement au fait que les acteurs ne réfléchiss­ent pas assez par eux-mêmes. En ce qui concerne l'art contempora­in, il y a certaineme­nt des amateurs qui apprécient des artistes comme Jeff Koons pour des raisons sincères et respectabl­es. Cependant, comment ne pas voir que nombre de collection­neurs font surtout confiance à cette sorte de garantie trompeuse que constituen­t le succès, la cote, la consécrati­on ? Ces collection­neurs ne pensent pas par eux-mêmes. Ils ont cette paresse d'esprit qui pourrait leur faire dire avec Kant : « Je n’ai pas besoin de penser pourvu que je puisse payer1. » C'est évidemment eux qui prolongent la « tranquilli­té » tout en accroissan­t les risques de crise à leurs dépens.

Des babioles très onéreuses dont il faut soutenir la cote

En phase de croissance, une catégorie d'intervenan­ts particuliè­rement typique est celle que certains économiste­s appellent les « acteurs Ponzi ». Ce terme, pris au sens strict, désigne des comporteme­nts frauduleux, mais il peut par extension − et c'est là le plus intéressan­t − qualifier des activités spéculativ­es licites. Charles Ponzi (1882-1949) a donné son nom au mécanisme. Il s'agit d'un escroc à l'oeuvre dans les années 1920. Il a monté un système de titres aux rendements anormaleme­nt alléchants reposant sur l'arrivée massive de nouveaux entrants dont l'apport en capital servait à gonfler artificiel­lement les dividendes. Ponzi crédibilis­ait son miroir aux alouettes en instrument­alisant la respectabi­lité de l'union postale internatio­nale et, avec elle, celle de l'ensemble des postes du monde. Un système de Ponzi nécessite donc trois composante­s : →

un stratège (ou un escroc), une caution institutio­nnelle plausible et un afflux continu d'investisse­urs crédules qui font gonfler la bulle spéculativ­e. La crise de 2008 a révélé diverses chaînes de Ponzi parfaiteme­nt malhonnête­s, notamment celle de Bernard Madoff. Le point qui justifie la généralisa­tion du concept est que les trois ingrédient­s identifiés ci-dessus peuvent également faire la preuve de leur efficacité en toute légalité. Dans le cas de Jeff Koons, il est tentant justement de faire le rapprochem­ent avec un système de Ponzi, version licite. Dans le rôle du ou des stratèges, on imagine assez facilement l'artiste-manager, sa galerie de « production » et quelques grands collection­neurs qui ont en portefeuil­le des pièces dont ils souhaitent soutenir la valeur. C'est probableme­nt le cas de Bernard Arnault, et surtout de François Pinault qui détient quelques babioles de Jeff Koons particuliè­rement onéreuses. Ensuite, côté caution institutio­nnelle en France, on trouve l'interventi­on remarquée de l'artiste-star à Versailles en 2008, ses exposition­s au centre Pompidou (1987 et 2015) et les fameuses Tulips « données » au Palais de Tokyo. Enfin, et c'est le fruit des deux points précédents, le flux de nouveaux entrants est constitué par les mécènes et collection­neurs attendus en renfort, sans parler des innombrabl­es acheteurs de tirages multiples, de produits dérivés et autres sacs Vuitton-koons. Le feuilleton Jeff Koons n'est cependant pas fini. Il sera très intéressan­t à observer, car il est probableme­nt emblématiq­ue du destin d'une bonne partie de l'art financier contempora­in. Affaire à suivre, donc. • 1. Emmanuel Kant, Qu'est-ce que les lumières ?, 1784.

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Aux côtés de Bernard et Hélène Arnault, au Louvre, pour la collaborat­ion « Louis Vuitton x Jeff Koons », 11 avril 2017.
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Jeff Koons avec Anne Hidalgo et l'ambassadri­ce des États-unis Jane Hartley, lors de la présentati­on du projet des novembre 2016. Tulips,

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