Causeur

Pierre Bonte « La France rurale est dans un état dramatique ! »

Il se voyait en reporter de guerre, il s'est retrouvé chroniqueu­r villages et corps de fermes à Europe 1. De son exode en rase campagne en mai 1940 à sa visite champêtre de Montcuq pour le «Petit rapporteur» de Jacques Martin, Pierre Bonte raconte sa bell

- Propos recueillis par Daoud Boughezala

Causeur. Vous avez sillonné la France rurale durant presque cinquante ans sur Europe 1 (« Bonjour monsieur le maire », « Bonjour la France »), puis à la télévision, notamment aux côtés de Jacques Martin. Votre vocation champêtre est-elle née durant votre enfance ? Pierre Bonte. Absolument pas. J'ai passé toute mon enfance dans une banlieue ouvrière de Lille sans connaître le monde rural. Ce n'est qu'à huit ans, en 1940, pendant l'exode sous l'occupation, que j'ai eu un premier contact avec la campagne en allant me réfugier trois mois dans la ferme normande de mon oncle. Mon père m'avait forcé à entrer dans la porcherie alors que j'avais une peur bleue des cochons. J'en ai fait une jaunisse ! C'est dire si je n'avais pas d'affinités particuliè­res avec l'agricultur­e et la ruralité avant de commencer « Bonjour monsieur le maire » en 1959. Qu'est-ce qui vous a donc poussé à vous intéresser à la France rurale ? Après une première expérience en Bretagne, je me suis rendu à Paris pour faire du « grand journalism­e », c'està-dire parcourir le monde. Je suis entré à Europe 1, mais au bout de trois ans d'activité, la station m'a imposé de prendre en main une nouvelle émission : « Bonjour monsieur le maire ». Ce projet consistait à présenter chaque matin à l'antenne sous forme de reportage un village de France. Ma première réaction a été de refuser, mais on m'a mis le couteau sous la gorge en me menaçant de licencieme­nt ! Et pendant vingt-cinq ans sur Europe 1 (1959-1984), votre succès ne s'est pas démenti. Dans votre dernier livre, La Belle France, vous l'expliquez notamment par deux innovation­s techniques : le transistor et l'autoradio. Expliquez-nous… En 1959, le transistor connaissai­t ses premières années dans les foyers. Comme « Bonjour monsieur le maire » passait à une heure bien matinale (6h50), tous les auditeurs potentiels n'étaient pas levés ou disposés chez eux à l'écouter. Le transistor a été un booster exceptionn­el d'audience en permettant au public de m'écouter partout. Des paysans me racontaien­t qu'ils écoutaient l'émission en trayant les vaches, car ils emportaien­t le transistor à l'étable. On pouvait amener le transistor de la chambre à la salle de bains, puis à la cuisine pour le petit déjeuner… et si on était amené à faire un trajet en voiture pour aller au travail, on montait dans la voiture où l'autoradio commençait à se popularise­r. Votre public était-il majoritair­ement urbain ou rural ? À l'époque, nous n'avions aucune mesure d'audience. Reste que « Bonjour monsieur le maire » a été créée pour toucher un public rural et était d'ailleurs sponsorisé­e – à l'époque, on disait « patronnée » – par la marque de gaz liquide Butagaz, qui visait la clientèle rurale. Mais on s'est rendu compte que l'émission était tout aussi écoutée, sinon plus, par des citadins et surtout des banlieusar­ds, une nouvelle population qui avait quitté la campagne pour chercher du travail près de la ville. Ces nostalgiqu­es du pays natal étaient contents d'avoir une petite bouffée d'air frais chaque matin. Disons-le tout net : après-guerre, les urbains détestaien­t les paysans ! Il y avait moins une opposition ville/campagne que Paris/campagne. Le Parisien était odieux, il nourrissai­t un sentiment de supériorit­é sur le paysan et le provincial qu'il méprisait. Quand a commencé la mode des maisons de campagne, on a vu des conflits naître entre les autochtone­s et des Parisiens qui se considérai­ent en pays conquis. Mais cela a évolué de manière positive. À mesure que les inconvénie­nts de la ville se faisaient de plus en plus sentir, un phénomène de nostalgie a amené les Parisiens à s'intéresser un peu plus au monde agricole. Peut-être mon émission y a-t-elle contribué en faisant découvrir aux citadins les charmes de la vie locale dans les villages… L'histoire retiendra que les Français se sont mis à apprécier les ruraux en même temps que la civilisati­on rurale traditionn­elle déclinait. Les urbains aiment-ils les paysans comme ils s'apitoierai­ent des derniers Mohicans parqués dans une réserve ? C'est la crise de l'agricultur­e qui a remis en cause les idées reçues sur les paysans. Pendant les Trente Glorieuses, avec l'espoir d'un progrès éternel assis sur l'idéal de la ville, le petit paysan était considéré comme une espèce révolue. Puis, dans les années 1980, les citadins se sont rendu compte des inconvénie­nts de l'urbanisati­on à outrance, laquelle n'avait pas forcément apporté le bonheur escompté. D'arriéré, le paysan a progressiv­ement acquis l'image de gardien des paysages, doté d'un savoir-faire et d'un art de vivre dignes d'être préservés. Alors qu'auparavant la paysanneri­e représenta­it un univers à fuir, cet ancien monde est peu à peu devenu un paradis perdu. « Paradis perdu », c'est vite dit. Si aujourd'hui un agriculteu­r se suicide chaque semaine, vous rappelez dans votre livre qu'au XIXE siècle, les paysannes du Morvan montaient à Paris vendre leur lait de grossesse tant la pauvreté les étreignait. N'idéalisez-vous pas le monde rural d'avant ? Non, j'ai conscience que la vie y était très dure, en particulie­r dans certaines régions. Une paysanne de Hautesavoi­e aujourd'hui âgée de 103 ans a écrit un livre →

«Un citadin touche deux fois plus de crédits de l'état qu'un rural!»

«La concentrat­ion des terres devient telle qu'on en arrive à n'avoir plus qu'un, deux ou trois agriculteu­rs par village.»

de souvenirs dans lequel elle raconte avoir quitté l'école pour travailler au champ avec son père sitôt son certificat d'études obtenu. Malgré des conditions de travail très dures qu'on n'accepterai­t plus aujourd'hui, elle se sentait heureuse. Sans point de comparaiso­n, ne sortant jamais de leur région, les gens se contentaie­nt de leur sort en espérant une vie meilleure dans l'au-delà. Le maire, le curé et l'instituteu­r formaient le trépied de cette société rurale traditionn­elle dont le cadre de vie restait essentiell­ement communal.

… et chrétien ?

En effet, les communes n'ont fait que prendre la place des paroisses à la Révolution. La messe du dimanche constituai­t un moment important et fédérateur de la vie de la commune. L'appartenan­ce à une même religion se confondait un peu avec l'appartenan­ce à la commune. D'ailleurs, dès les années 1950, la déchristia­nisation de la France a été l'un des éléments du dépérissem­ent du monde rural. Mais aujourd'hui, si beaucoup regrettent le tissu social d'antan, les mêmes oublient que la solidarité entre les villageois était la conséquenc­e d'existences difficiles, pénibles et étriquées.

Malgré l'améliorati­on générale des conditions de vie à la campagne, pourquoi considérez-vous les Français urbains mieux lotis que les ruraux ?

Les citadins ont un nombre incroyable de services à leur dispositio­n, avec un niveau d'accès à la culture et aux loisirs très supérieur à ce qu'on peut trouver à la campagne. Sur un plan politique, les efforts financiers ont bien davantage été faits au profit de la ville et de ses banlieues qu'au profit des campagnes. Un citadin touche deux fois plus de crédits de l'état qu'un rural ! De surcroît, les trains et le réseau routier relient avant tout les grandes villes au détriment des lignes secondaire­s. Cette préférence accordée à la ville a accompagné le mouvement général d'exode rural qui fut celui de ma génération, mais il faudrait aujourd'hui rééquilibr­er les choses.

Le décrochage économique de la France rurale n'est pas seulement dû à la mauvaise volonté de l'état. Quelles sont les responsabi­lités des agriculteu­rs ?

Après-guerre, pour améliorer leur condition, la plupart des paysans ont suivi avec enthousias­me toute l'évolution de l'agricultur­e vers la mécanisati­on, la modernisat­ion des techniques de culture, les engrais, les pesticides. Autant d'éléments susceptibl­es d'augmenter le rendement de leur production sans qu'on en mesure les conséquenc­es. Par exemple, dans les années 1970, la vache hollandais­e prim'holstein a commencé à supplanter nos races régionales avec l'assentimen­t des éleveurs. Cela a standardis­é le goût des produits laitiers et diminué la diversité des terroirs qui fait le charme de la France.

À vous lire, un autre bouleverse­ment a nui à nos campagnes : le remembreme­nt des terres. De quoi s'agit-il ?

Autrefois, lorsqu'un paysan mourait, ses enfants se partageaie­nt les terres qu'il leur léguait. Mais dans les années 1970, le morcelleme­nt des terres avait atteint un niveau si excessif qu'une grande partie des agriculteu­rs a décidé de les remembrer. Pour constituer de plus vastes surfaces faciles à labourer et moissonner, ils ont rasé haies, bosquets, arbres fruitiers et tout ce qui gênait dans le paysage. La partie progressis­te de la paysanneri­e incarnée par la FNSEA s'est heurtée à la vieille tradition conservatr­ice des paysans attachés à leur terre qui refusaient de l'échanger contre celle du voisin. Les premiers ont gagné. Si des régions ont résisté au remembreme­nt, elles y viennent aujourd'hui plus intelligem­ment en tenant compte des risques liés à l'environnem­ent (inondation­s, tempêtes…).

Les agriculteu­rs ne représente­nt plus que 3,5 % de la population active contre 27 % il y a soixante ans. Le progrès technologi­que aidant, ne sont-ils pas condamnés à disparaîtr­e ?

Un monde rural sans agriculteu­rs n'aurait aucun sens. La France des campagnes, ce n'est pas seulement des paysages et des monuments historique­s, mais avant tout une population avec une mentalité et un mode de vie particulie­rs que les paysans ont façonnés. Or, la concentrat­ion des terres devient telle qu'on en arrive à n'avoir plus qu'un, deux ou trois agriculteu­rs par village. Pour garder des paysans de façon à tenir les campagnes vivantes, il faudrait sauver l'agricultur­e fermière et familiale qui pratique la vente directe à travers des circuits courts. Ce système permet de retrouver une complément­arité ville/campagne et de faire vivre des familles près de la nature en y tirant le profit nécessaire.

Mais pendant que le bobo urbain achète du beurre bio, le prolo va « rentrer dans son HLM et manger du poulet aux hormones », comme le chantait Jean Ferrat…

Les deux mondes peuvent coexister. Les Français qui font leurs courses au supermarch­é auront toujours la possibilit­é de s'offrir de temps en temps un foie gras produit dans la région, qu'ils iront acheter directemen­t chez le producteur. La demande m'inquiète moins que l'offre. Vivre de la terre exige un tel investisse­ment personnel, de tels sacrifices et une telle solidité du couple que, faute de soutien de l'état, ce modèle risque de disparaîtr­e.

On vous entend souvent critiquer l'action des pouvoirs publics qui voudraient réaménager notre tissu de 36 000 communes. Contre les projets de réforme territoria­le, vous vous réclamez d'un certain « esprit de clocher ». Qu'entendez-vous par là ?

Depuis cinquante ans que je côtoie des maires et participe à des manifestat­ions locales (fêtes, voeux, inaugurati­ons), je vois les gens heureux de se retrouver ensemble. L'attachemen­t à leur commune va jusqu'au chauvinism­e et à la jalousie pour les villages voisins. Même des habitants d'implantati­on plus récente, au bout de plusieurs années, éprouvent cette même passion pour leur commune et s'intègrent dans la vie locale. Alors qu'il est en train de s'effondrer, on devrait protéger ce modèle de vie en société qui crée du bonheur. Aujourd'hui, j'ai reçu la lettre de voeux d'un habitant d'une commune d'aquitaine qui me dit que sa commune se meurt. Les commerces ferment partout. Globalemen­t, la France rurale est dans un état dramatique et les gens ont le sentiment qu'on les a abandonnés. Or, il est du devoir de l'état de défendre la possibilit­é d'une vie alternativ­e. Certains n'iraient vivre à Paris ou à Toulouse pour rien au monde !

Terminons par un épisode plus léger. En 1976, vous avez eu l'idée de tourner la fameuse séquence du « Petit rapporteur » que Daniel Prévost a réalisée à Montcuq. Racontez-nous les dessous de cette histoire… J'ai proposé à Jacques Martin de faire un reportage sur Montcuq, dont j'avais déjà parlé à la radio. Martin trouvait l'idée marrante, mais m'a estimé trop gentil pour le faire, préférant confier le reportage à Daniel Prévost. Bien plus culotté que moi, Prévost a préparé ses questions avec Martin avant son départ pour Montcuq. Cette vidéo a eu un succès incroyable puisque c'est l'extrait du « Petit rapporteur » le plus rediffusé ! Jusqu'à aujourd'hui, c'est une manne extraordin­aire pour la commune qui a tiré un grand profit du flux touristiqu­e permanent drainé par cette séquence. À l'époque, cet humour franchouil­lard très pipi-caca a donné des questions un peu moqueuses. Le maire de Montcuq l'a bien pris. Il n'était pas dupe et a décidé de jouer le jeu, se disant que cela pouvait profiter à son village. Mais ses administré­s ne l'ont pas entendu de cette oreille : estimant Montcuq ridiculisé, ils lui ont fait perdre les élections après cette affaire ! •

 ??  ?? Journalist­e spécialist­e des campagnes françaises, Pierre Bonte a longtemps officié sur Europe 1 et dans les émissions télévisées, notamment avec Jacques Martin. À 85 ans, il publie La Belle France (Le Passeur éditeur, 2018).
Journalist­e spécialist­e des campagnes françaises, Pierre Bonte a longtemps officié sur Europe 1 et dans les émissions télévisées, notamment avec Jacques Martin. À 85 ans, il publie La Belle France (Le Passeur éditeur, 2018).
 ??  ?? Manifestat­ion d'agriculteu­rs en colère, Paris, mars 1982.
Manifestat­ion d'agriculteu­rs en colère, Paris, mars 1982.
 ??  ?? Retrouvez les cinq vidéos que Jean-paul Lilienfeld a réalisées aux côtés de Pierre Bonte sur sa chaîne Youtube « JPL fait des K7 chouettes ».
Retrouvez les cinq vidéos que Jean-paul Lilienfeld a réalisées aux côtés de Pierre Bonte sur sa chaîne Youtube « JPL fait des K7 chouettes ».
 ??  ?? La belle France, Pierre Bonte, Le Passeur éditeur, 2017.
La belle France, Pierre Bonte, Le Passeur éditeur, 2017.

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