Causeur

Mémoires d'un porc

- André Perrin

Lorsque dans la foulée de l'affaire Weinstein a débuté la campagne « Balance ton porc », je me suis tout d'abord cru totalement à l'abri. Non seulement je n'avais jamais violé personne, pas même en rêve, mais ni le harcèlemen­t sexuel ni la drague lourde n'étaient dans mes manières, et si peu que pas la drague légère. Ce n'est pas que le mérite en revînt tout entier à ma bonne éducation, à mes conviction­s féministes ni à ma vertu : ma timidité avec les femmes y avait sa part ainsi qu'un amour-propre qui, dès mes jeunes années, me faisait souvent renoncer à quémander une faveur pour ne pas courir le risque de me la voir refuser. Je me sentais donc de plain-pied avec les paroles de cette chanson qui connut un vif succès au début des années 1970 : « Le premier pas / J’aimerais qu’elle fasse le premier pas / Je sais, cela ne se fait pas / Pourtant j’aimerais que ce soit elle qui vienne à moi / Car voyez-vous je n’ose pas / Rechercher la manière / De la voir, de lui plaire / L’approcher lui parler / Et ne pas la brusquer / Lui dire des mots d’amour / Sans savoir en retour / Si elle aimera / Ou refusera ce premier pas1.»

Ayant entendu dire – sans avoir pu le vérifier par moimême – qu'au Danemark c'est à la femme qu'il revenait de prendre l'initiative en amour, je m'émerveilla­is que ce peuple scandinave ait réussi à bouleverse­r les codes les plus solidement ancrés dans la tradition européenne pour s'élever à un si haut degré de civilisati­on. N'eussé-je pas été heureux sous les brumes d'elseneur ? Il reste que chaque société a ses codes en matière de séduction amoureuse et les travaux de Kenneth Dover2 ont montré, avant que Michel Foucault3 ne les popularise, que ceux qui régissaien­t les relations de l'éraste et de l'éromène dans le cadre de la pédérastie grecque n'étaient pas très différents de ceux qui ont longtemps gouverné les rapports de l'homme et de la femme dans les sociétés européenne­s ultérieure­s. L'éraste – l'amant – est le plus âgé des deux partenaire­s, c'est lui qui poursuit, qui « drague », qui conquiert l'éromène. Il occupe la position active dans la relation. L'éromène – l'aimé – occupe la position passive, ce par quoi il risque d'être assimilé à la femme ou à l'esclave. Comme en même temps il est un garçon de naissance libre appelé à jouer un rôle actif dans la cité, il se trouve pris dans une contradict­ion que Foucault appelle l'« antinomie du garçon » et dont il ne peut sortir qu'au moyen de « pratiques de cour » qui lui permettron­t de sauver son honneur : ne pas céder à tous, ne pas céder facilement, commencer par refuser, se faire prier. On le voit, ces convention­s sont celles qui seront plus tard attendues de la jeune fille européenne, à cela près qu'elles viseront à préserver son honneur en vue de son futur mariage et non de son statut à venir dans la cité.

Tous ceux qui avaient entre 15 et 20 ans dans les années qui ont immédiatem­ent précédé Mai 68 se souviennen­t – et Jean-pierre Le Goff nous le rappelle dans un livre récent4 – que ces convention­s étaient toujours en vigueur à cette époque. Je dois donc confesser que, lorsque pour la première fois, vainquant ma timidité et surmontant mon appréhensi­on, j'embrassai une fille, je le fis sans avoir sollicité ni obtenu son consenteme­nt préalable. La chance fit qu'elle ne s'y déroba pas, mais si par malheur elle avait repoussé mes avances, ne me fussé-je pas rendu coupable d'une agression sexuelle ? Hélas, j'ai bien pire à avouer, puisse Caroline De Haas me pardonner. Dans ces années-là, une fois le premier baiser accepté et le flirt entamé, il n'était pas rare qu'on entraînât sa conquête au cinéma, toute cinéphilie à part, parce que l'obscurité complice ouvrait la voie à diverses exploratio­ns. La première étape consistait à glisser la main sous le chemisier d'abord, sous le soutien-gorge ensuite. Elle n'était pas aisée à franchir. Rares étaient celles qui consentaie­nt dès la première tentative : il fallait donc la renouveler encore et encore. N'était-ce pas du harcèlemen­t ? Lorsque la jeune personne avait jugé le nombre de refus suffisant pour que l'honneur fût sauf, l'indiscret attoucheme­nt était accepté et le moment était venu, poussant son avantage, de franchir l'étape suivante, selon la suggestion de Ronsard : « Tu fuis comme un faon qui tremble. / Au moins souffre que ma main / S’ébatte un peu dans ton sein / Ou plus bas, si bon te semble5.»

Cette seconde étape était encore plus difficile à franchir que la première et exigeait à son tour des sollicitat­ions réitérées. De toutes ces horreurs, je confesse m'être rendu coupable il y a cinquante ans. Je suis, me direz-vous, protégé par la prescripti­on. Voire. Diverses associatio­ns réclament que les agressions sexuelles soient désormais imprescrip­tibles, à l'égal des crimes contre l'humanité. Si elles le deviennent, je ne serai plus protégé que par la non-rétroactiv­ité des lois. Et si celle-ci est à son tour abolie, alors c'en sera fait de moi. Non seulement j'aurai été un porc, mais je serai cuit. •

1. Claude-michel Schönberg, Le Premier Pas, 1974. 2. Kenneth James Dover, Homosexual­ité grecque, La Pensée sauvage, 1980. 3. Michel Foucault, L'usage des plaisirs, Gallimard, 1984. 4. Jean-pierre Le Goff, La France d'hier, récit d'un monde adolescent, des années 1950 à Mai 68, Stock, 2018. 5. Ronsard, « Quand au temple nous serons », Premier Livre des amours, Amours de Cassandre, Stances.

Jeune homme en mai 68, André Perrin nous parle d'un temps que les moins de 60 ans ne peuvent pas connaître. Dans cette France disparue, même les timides devaient faire les premiers pas et, à chaque étape de la séduction, risquer d'humiliants refus pour arracher baisers ou caresses. Aujourd'hui, cette drague embarrassé­e serait dénoncée comme du harcèlemen­t.

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Image tirée du film réalisé par Marc Webb, (500) jours ensemble, 2009.

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