Causeur

Quand la France finance sa contre-société

Comme l'illustre l'affaire Mennel, un islamo-progressis­me de bas étage irrigue toute une partie de la jeunesse. Dans ce récit simpliste, une France colonisatr­ice opprime les masses musulmanes. Si on peut regretter que des pans entiers de la société tomben

- Élisabeth Lévy

Son joli minois enturbanné est devenu un symbole de nos tourments collectifs. Mennel Ibtissem ne chantera plus pour « The Voice », mais toute la France connaît désormais la voix sucrée et les idées passées de cette jeune femme née à Besançon. Chacun sait donc qu'avant d'interpréte­r du Leonard Cohen, en anglais et en arabe, elle mettait en doute l'origine des attentats avec un délicieux hashtag #preneznous­pourdescon­s, doutait avec Tariq Ramadan des « thèses officielle­s » sur le 11-Septembre et partageait un texte dans lequel le prédicateu­r Hassan Iquioussen, star de L'UOIF de la grande époque, des années 2000 aux attentats, proposait de refaire l'unité nationale contre une minorité « d’individus assoiffés de pouvoir et de matière » auxquels, précisait-il, « le christiani­sme a résisté pendant deux mille ans » avant de perdre « plus ou moins la bataille, laissant l’islam seul rempart ». Beau comme du Soral. Cependant, une partie de la mouvance identitair­e, jamais à court d'idées pour desservir, en l'ethnicisan­t, la cause qu'elle prétend défendre, n'a pas attendu que les tweets coupables soient exhumés pour faire feu. Dès le 4 février, au lendemain du passage de la jeune femme sur TF1, les plus radicaux se déchaînent. C'est que pour eux, Mennel, par nature, parce qu'elle est musulmane et arabe, représente l'anti-france. Sans doute pensent-ils la même chose de Souâd Ayada, la nouvelle présidente du Conseil supérieur des programmes du ministère de l'éducation nationale, qui est une publicité vivante pour l'assimilati­on républicai­ne, dont tous les signes extérieurs, comme le remarque Zemmour, font clairement défaut à Mennel. Le 8 février, après quelques jours d'empoignade­s cathodique­s, en particulie­r dans l'émission de Cyril Hanouna, où exceptionn­ellement les noms d'oiseaux et les grands mots plombent les blagues pouet pouet, la jeune chanteuse présente ses excuses pour ses tweets passés et annonce son retrait, dont on suppose que TF1 l'a, au minimum, chaudement encouragé. De Claude Askolovitc­h, qui publie sur Slate.fr un long plaidoyer1, à Soral en passant par Plenel, toutes les nuances de l'islamo-progressis­me médiatique se coalisent alors pour dénoncer le lynchage d'une jeune fille qui, écrit « Asko », assumant pour cette fois sa part de naïveté, a ressuscité « le soir unique de sa gloire […] l’utopie métissée du temps des potes quand on se pensait fort de nos cultures mélangées ». Pour ces thuriférai­res du multiculti joyeux, voire du Grand Remplaceme­nt à l'envers, Mennel est l'honneur d'une France métissée, généreuse et ouverte, qu'ils opposent à la « France maurrassie­nne » de Zemmour (lequel agite d'ailleurs avec gourmandis­e le chiffon rouge de Maurras et, pour faire bonne mesure, de Pétain, au visage de ceux qui réclament qu'on le fasse taire, mais c'est une autre histoire). Dans la foulée, les apôtres de la tolérance insultent à tout-va tous ceux qui, sans accabler l'aspirante-artiste, expriment un →

doute, un malaise, voire, comme l'animateur Benjamin Castaldi, un haut-le-coeur à l'idée que des proches des victimes puissent voir à la télé l'auteur de tweets insupporta­bles. « Empaffée du PAF ! », « Chroniqueu­se aigrie ! », le débat est à la hauteur. Beaucoup de Français qui ne veulent pas qu'on fasse taire Zemmour auraient sans doute, comme votre servante, préféré qu'on laisse Mennel concourir. Pas seulement par souci tactique de ne pas faire une martyre de l'islamophob­ie, mais aussi parce que le combat des principes a tout à gagner en épargnant les individus, toujours plus complexes que les idées qu'ils portent (enfin, le plus souvent). Mennel voulait chanter, pas porter un drapeau. C'est à son corps défendant qu'elle est devenue, comme l'analyse Alain Finkielkra­ut (pages 54-55), une icône de la nouvelle France. Et c'est pour cela qu'elle se retrouve aujourd'hui à la une de Causeur : si elle est notre avenir, il faut le regarder en face. Rien n'indique que l'adhésion de la jeune fille à cette bouillie idéologiqu­e très début de siècle ait été plus loin qu'une de ces postures qu'on prend dans un groupe pour se faire accepter. Comme l'a écrit dans Libération Saïd Benmouffok, professeur de philosophi­e en banlieue, et comme l'observe autour de lui Cyril Bennasar (pages 62-63), elle est « une Française ordinaire », une fille de son temps. Si elle peut apparaître comme une égérie communauta­ire quand elle récite le catéchisme victimaire de la discrimina­tion, une partie de sa génération, au-delà même de la France musulmane, partage sa vision dieudonnis­te du monde et de la politique, et croit trouver dans les marges du réseau des vérités que des puissants lui cachent. Bien sûr, dans l'imaginaire de nombre de Mennel, les puissants sont souvent juifs, mais après tout, cela ne l'a pas empêché de chanter du Leonard Cohen, et d'y ajouter un couplet en arabe, dont on apprend d'ailleurs, dans la réponse particuliè­rement éclairante de Marc Weitzmann à Claude Askolovitc­h2, qu'elle a choisi une version pieuse expurgée de toute référence charnelle. Mennel Ibtissem donne un visage, et le plus adorable qui soit, à un phénomène diffus et composite, où les signes de sécession culturelle vont de pair avec une forme d'intégratio­n, notamment par la technologi­e. Elle incarne peut-être, comme le dit Asko, une France qui se cherche. On a quelques raisons de craindre qu'elle ne se trouve pas là où il faudrait. Avec son voile glamourisé en turban, Mennel n'est pas une fanatique islamiste – chanter, c'est haram –, encore moins une djihadiste, mais peut-être une enfant de ce nouveau syncrétism­e politico-religieux qu'on appelle « indigénism­e » en référence au PIR, le Parti des indigènes de la République : côté théorie, une drôle de tambouille dans laquelle un néomarxism­e réduit à l'affronteme­nt des dominants et des dominés est accommodé à la sauce anticoloni­ale, saupoudrée d'islam politique, le tout servi dans un jargon qui paraît très vintage en dehors des campus américains et des université­s françaises. Côté praxis, un militantis­me tout-terrain, très actif dans nombre de communes de nos banlieues, propage dans les esprits une version grand public de ce charabia, laquelle fait des ravages dans une partie de la jeunesse et de la basse intelligen­tsia, sans oublier de nombreuses salles des profs. Ainsi une jeune élue peut-elle assener que le concept de « racisé.e » qu'elle a effectivem­ent découvert à la fac est de ce fait un concept académique. Le coeur de cette doctrine est en effet un différenti­alisme, pour ne pas parler de racialisme, qui définit chaque individu par son origine et sa religion. Dans ce vaste récit où le monde est divisé en coupables (blancs), qui en ont bien profité, et en victimes (issues de), dont le tour est venu, l'islam est convoqué comme ferment révolution­naire et comme ciment identitair­e. L'existence d'un racisme d'état est une donnée qui ne se discute pas. La France, quant à elle, est appelée à expier ses crimes en s'adaptant. Ça n'empêche pas de l'aimer. Mennel n'a pas à « choisir entre la France et le Coran », comme le souligne Weitzmann : « Elle s’est toujours sentie française, a toujours aimé son pays, même durant sa période militante, entre les printemps 2016 et 2017, lorsqu’elle était sans aucun doute possible sous l’influence de Tariq Ramadan et des théories complotist­es. […] En vérité, la question n’est pas de savoir si Mennel se veut ou non guerrière d’un islam politique ; la question est de savoir ce que signifiait pour elle être française à l’époque où elle accusait le gouverneme­nt de terrorisme, c’est-à-dire il y a de cela un à deux ans seulement. » N'empêche, on aimerait aussi savoir ce que pense à ce sujet le musulman du coin de la rue, ou en tout cas, l'importante minorité qui, à en croire les enquêtes, entend faire prévaloir sa culture et sa foi sur la loi commune. Cela signifie a contrario que, comme le rappelle le sociologue Tarik Yildiz (pages 68-69), une majorité des musulmans du pays comprend « qu’il y a un souci avec une certaine interpréta­tion/expression de l’islam et qu’il faut absolument faire quelque chose ». L'affaire Mennel prouve que, en dépit de la mobilisati­on générale maintes fois proclamée et du combat culturel sans cesse annoncé, une contre-culture islamoprog­ressiste continue de travailler les esprits, participan­t ainsi, plus sûrement que le djihadisme, à former un deuxième peuple à l'intérieur du peuple, à édifier une contre-société dans la société. Quel genre de Français deviendron­t, en effet, des jeunes gens éduqués en noir et

Quel genre de Français deviendron­t des jeunes gens éduqués en noir et blanc ?

blanc ? Pourquoi voudraient-ils se faire une place dans un monde que tant de bons esprits leur décrivent comme hostile par nature à leur épanouisse­ment ? Quand tous leurs mauvais génies médiatique­s les encouragen­t à « venir comme ils sont » (comme chez Mcdonald's), comment ne penseraien­t-ils pas être l'avant-garde d'une nouvelle France destinée à remplacer l'ancienne ? Le déni, voire la complaisan­ce candide, dont fait preuve une partie de la classe politique et médiatique à l'endroit de ce séparatism­e que l'on qualifiera d'infra-islamiste est déjà passableme­nt énervant. Il y a de quoi fulminer quand on apprend que cette insidieuse et multiforme entreprise d'endoctrine­ment bénéficie fréquemmen­t de financemen­ts publics. Luc Rosenzweig a raconté le mois dernier3 comment L'UFJP (Union française juive pour la paix) avait reçu 18 000 euros du Commissari­at général à l'égalité des territoire­s pour diffuser, sous couvert d'antiracism­e, les poncifs « antisionis­tes » les plus éculés. La passionnan­te enquête menée par Erwan Seznec (pages 56-61) révèle que le courant indigénist­e, largement dépourvu d'ancrage populaire et de militants actifs, bénéficie de nombreux subsides publics, affectés notamment à des manifestat­ions organisées dans les université­s où le mouvement d'houria Bouteldja (ellemême employée par l'institut du monde arabe) a tissé un réseau non négligeabl­e. De même, Rachel Binhas montre (pages 64-66) que nombre d'associatio­ns s'emploient, derrière des objectifs aussi louables que la santé ou l'éducation, à propager la bonne parole – et les bonnes pratiques – islamiste grâce à l'argent public, en particulie­r celui de municipali­tés peu regardante­s sur les clientèles qu'elles cherchent à fidéliser. Les islamistes et crypto-islamistes ne sont certes pas les premiers à pratiquer la subversion sous subvention, le Bouquet de tulipes de Jeff Koons et d'autres chefsd'oeuvre de l'art contempora­in financés par le cochon de contribuab­le en témoignent. C'est la grandeur de la démocratie, dira-t-on, de tolérer ceux qui la combattent, et même de leur donner les moyens de la combattre. Quand le musée Delacroix paye Thuram pour expliquer que l'orientalis­me « permet de renforcer le sentiment de supériorit­é des Européens car ils s’éprouvent comme plus “avancés” », ainsi que le relate Jonathan Siksou (page 67), quand les impôts des Français financent la haine de la France, la tolérance confine au masochisme. Et la générosité à la connerie. • 1. Claude Askolovitc­h, « Zemmour, Mennel et l'anti-france », Slate.fr, 10 février 2018. 2. Marc Weitzmann, « Mennel-zemmour : on ne peut se contenter d'opposer une “anti-france” maurrassie­nne et une nouvelle France préservée de cet héritage », Slate.fr, 15 février 2018. 3. Luc Rosenzweig et Vincent Chebat, « UJFP : antisionis­me subvention­né », Causeur, n° 54, février 2018.

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