Églises : la trahison des clercs
Depuis un demi-siècle, le monde catholique vit une crise de foi dont le concile Vatican II a été le révélateur. L'historien Guillaume Cuchet analyse brillamment le désastre qui a balayé le travail de vingt siècles en une génération et vu les prêtres moder
Quand se séparèrent les 2 500 évêques qui pendant trois ans avaient débattu dans Saintpierre le concile de Vatican II, contents du travail accompli, en s'embrassant, en se congratulant, ils étaient persuadés que l'église catholique avait pris un nouveau départ. Il n'était question que de printemps de l'église, de nouvelle évangélisation. Pour préparer cet avenir radieux, le clergé français se dépêcha de tout changer. Nouvelle liturgie, prédication nouveau style, nouveaux livres, nouveaux décors. Hélas, trois fois hélas ! Au lieu de l'essor attendu, ce fut la débâcle. Le costume neuf était trop grand. Il flottait, et personne pour le remplir. La déception était si cruelle qu'il fut pratiquement interdit de l'avouer. Le ton enthousiaste resta en vigueur, d'emploi obligatoire. Gare à ceux qui osaient dire ce qu'ils voyaient de leurs yeux. Le plus brillant peut-être des théologiens de l'époque, Louis Bouyer, pour avoir écrit un petit livre intitulé La Décomposition du catholicisme, fut privé de la dignité cardinalice. Elle alla à d'autres. Guillaume Cuchet, jeune historien de l'église déjà reconnu, a eu le sentiment très vif qu'il brisait un tabou, simplement en constatant l'évidence. C'est-à-dire le désastre. En une génération, le travail de vingt siècles part à la dérive. 94 % des Français étaient baptisés en 1963. Il en reste 30 % cinquante ans plus tard. 3 % vont à la messe. Si l'on considère que les baptisés formels d'aujourd'hui ont peu de chance de persuader leurs enfants et petits-enfants de porter leurs bébés sur les fonts, il se peut que la courbe des effectifs prenne la forme accélérée de la chute des corps. « La religion de la majorité des Français » (aux termes du concordat napoléonien) aura fondu aux dimensions de la secte. On assure qu'il reste un million et demi de pratiquants réguliers. Il y en aurait le double chez les musulmans. Quelle est la religion majoritaire ? Presque la moitié de l'exposé de Cuchet est dans l'inventaire du déclin. Il continue l'oeuvre du chanoine Fernand Boulard, qui avait avant le concile cartographié avec précision l'état de la pratique catholique. C'était un travail de grande valeur scientifique et c'est dans le même esprit que Cuchet le reprend et le met à jour. Mais de ce déclin, quelles sont les causes ? Vatican II n'est pas la cause, mais seulement l'événement déclencheur. Il se préparait avant. On avance avec un grand luxe de démonstrations, une série de causes sociologiques : le vieillissement de la population, la désertion des campagnes, le décrochage des jeunes, la télévision, l'immigration, la mixité scolaire… Cuchet analyse, critique, évalue. Il n'oublie pas la perspective historique, le poids des
révolutions. Tout cela est irréfutable. Mais cela expliquet-il la désaffectation des anciens autels, la liturgie « face au peuple », l'abandon de la soutane, le tutoiement de Dieu, le déclin de la confession, la politisation « à gauche », l'épuration du psautier ? Je ne formule point de jugement sur le bien-fondé de ces métamorphoses. Je n'en sais rien. Peut-on interpréter cela comme une « modernisation » voulue par le clergé pour rattraper le troupeau qui s'égaille de tous côtés ? Cuchet cite la belle sentence de Jouffroy : « La variation de l’enseignement rend sceptiques les humbles. » Car ce bouleversement ne vient pas du peuple, mais d'en haut. La crise catholique est d'abord l'oeuvre du clergé. Le drame, disait déjà le père Daniélou, est qu'il n'a plus la foi. Pourquoi ce clergé est-il si attentif à énumérer les causes sociologiques qui ne l'engagent pas, au lieu de regarder vers lui-même ? Si c'était lui qui était la cause ? Enfin, dans les derniers chapitres du livre, Cuchet entre dans le vif du sujet. Ce sont « la crise du sacrement de pénitence » et « la crise de la prédication des fins dernières ». Autrement dit, tout se passe dans le monde des clercs, comme si on ne croyait plus sérieusement au péché, et d'abord au péché originel, et qu'on ne croyait pas non plus à ces notions dépassées que sont le ciel, le purgatoire et l'enfer. Il s'agirait donc d'une crise de la foi catholique. En effet, à la question posée au xiie siècle par saint Anselme – Cur Deus homo ? « Pourquoi Dieu s'est fait homme ? » –, il n'y a qu'une réponse claire et classique : Jésus-christ est venu pour sauver les hommes enfoncés dans le péché, pour les arracher à l'enfer, les conduire à la vie éternelle. C'est un peu dur à croire, aussi on n'y croit plus. Mais le bon peuple fidèle, qui y croit encore plus ou moins, ne voit pas la nécessité d'écouter des sermons prêchant la morale humanitaire, le bon esprit social, l'antiracisme, la sympathie pour toutes les religions et autres recommandations prêchées tous les jours par la télévision. Il s'en va et toute la sociologie de son clergé ne suffit pas à le retenir. L'excellent livre de Cuchet devrait être retourné. La théologie d'abord, la sociologie ensuite. •