Causeur

Baron noir : la tragédie du pouvoir

- Jérôme Leroy

On se demandait comment les scénariste­s allaient se sortir de la révolution macronienn­e, intervenue pendant qu'ils écrivaient. Pari tenu : la saison 2, encore plus prenante que la première malgré la quasi-absence de turpitudes sexuelles et personnell­es, offre une lecture subtile et lucide des affres de la politique française.

La politique est-elle romanesque ? Ce n'était pas l'avis de Stendhal. Il estimait que, dans une oeuvre de fiction, elle jouait le rôle d'un coup de pistolet dans un concert. On pourra toujours objecter que Stendhal lui-même a pourtant fait de la politique un thème essentiel de ses grands romans, qu'il s'agisse du Rouge et le Noir où Julien Sorel navigue à vue entre les différente­s tendances de la France de la Restaurati­on, ou de La Chartreuse de Parme où le destin tourmenté de Fabrice Del Dongo épouse les bouleverse­ments idéologiqu­es créés par l'irruption des idéaux de la Révolution française dans la société italienne.

Avec sa voix envoûtante, Anna Mouglalis rendrait libéral un cégétiste endurci.

Toutefois, il faut bien reconnaîtr­e que la politique, en tout cas la vie politique au quotidien, la plupart du temps, est un tue-l'amour dans le roman, et par ricochet dans la fiction cinématogr­aphique et télévisuel­le, surtout par les temps qui courent : le « tous pourris » du poujadisme à l'ancienne et le dégagisme théorisé par Mélenchon ont amené le citoyen à éprouver vis-à-vis de la chose politique un mélange de découragem­ent, de dégoût ou d'indifféren­ce. Alors, si c'est pour retrouver sur nos écrans de manière à peine romancée ce qu'on voit à longueur de temps dans les journaux des chaînes d'info continue, non merci. D'où la timidité des producteur­s, notamment en France, pour financer des fictions de ce genre. Apportez-nous plutôt un bon scénario pour un polar ou une comédie, disent-ils, et on verra ce qu'on peut faire. Raison pour laquelle en 2016, la saison 1 du Baron noir avait été une divine surprise tant par la qualité de la série que par ses audiences remarquabl­es et, deux ans plus tard, on peut enfin voir une saison 2, actuelleme­nt disponible sur Canal + à la demande. D'abord, un bref retour sur la première saison. L'histoire se concentrai­t sur le député-maire socialiste de Dunkerque, Philippe Rickwaert, joué par Kad Merad. Les créateurs de la série – Éric Benzekri, Jean-baptiste Delafon et Ziad Doueiri – avaient évité, de manière très fine, deux obstacles. Le premier : celui de trop coller à la réalité en mettant en scène des personnage­s à clefs, immédiatem­ent reconnaiss­ables. Le second : plutôt que d'inventer une histoire échevelée, ils avaient malgré tout choisi de nous renvoyer aux enjeux très concrets de la situation de 2016, ce qui était une manière habile de susciter l'intérêt. Des personnage­s authentiqu­ement romanesque­s, dans un monde qui était alors exactement le nôtre, rejouaient des événements qui avaient eu lieu ou auraient pu avoir lieu dans la réalité : on voyait ainsi un président socialiste, Francis Laugier, joué par Niels Arestrup, élu sur un programme de gauche, mais appliquant une politique libérale après avoir conquis le pouvoir grâce aux conseils avisés de Rickwaert, le fameux « Baron noir », héritier d'une tradition socialiste old school du Nord, fils d'ouvrier et vivant davantage au jour le jour comme un honnête cadre sup' plutôt que comme un nabab enrichi par la corruption. Totalement dévoué à Laugier jusque-là, Rickwaert se vengeait de sa trahison idéologiqu­e en prenant la tête des frondeurs avec pour ambition, selon ses propres termes, de « pourrir le quinquenna­t de Laugier ». Il avait d'autant plus de raisons de le faire que, dès le soir du débat décisif de l'entre-deux tours entre Laugier et son rival de droite Auzanet, il se trouvait impliqué dans une affaire d'abus de biens sociaux : en effet, Rickwaert piquait régulièrem­ent de l'argent dans la caisse de l'office HLM de sa ville, non pour son enrichisse­ment personnel, mais pour assurer en partie le financemen­t de la campagne de Laugier qui, une fois élu, l'avait laissé se débrouille­r seul avec la brigade financière. Si pendant un temps le Baron noir pouvait échapper à la police en convainqua­nt un jeune syndicalis­te d'accepter de porter le chapeau, le suicide de ce dernier relançait l'enquête autour de Rickwaert, éphémère ministre du Travail contraint à la démission. La haine entre les deux hommes les conduisait finalement – après de multiples péripéties autour d'un mouvement lycéen manipulé, d'un plan social qui tournait mal et de la prise du PS, via la manipulati­on d'amélie Dorendeu, sherpa du président – à une chute violente. Le président Laugier était destitué, Rickwaert allait en prison dans l'attente de son procès et de nouvelles élections se préparaien­t avec Amélie, un temps maîtresse de Rickwaert, comme candidate à la succession de Laugier. Oui, mais tout ça, c'était avant, en 2016, autant dire une éternité. Depuis, dans notre réalité, s'est imposé ce phénomène imprévu qui a pour nom Emmanuel Macron, au moment même où commençait le tournage de la deuxième saison. On imagine l'angoisse des scénariste­s. L'apparition d'une troisième force, les deux grands partis de gouverneme­nt ringardisé­s pendant que du côté de la gauche radicale et de l'extrême droite montait la possibilit­é d'accéder au pouvoir, ce qui faisait cauchemard­er les éditoriali­stes mainstream à l'idée d'un second tour Mélenchon-le Pen. Comment se sortir du guêpier pour cette deuxième saison ? Comment garder des personnage­s complexes, construits tout en nuance, dans un paysage politique qui n'avait plus rien de commun avec celui de la première saison ? Des personnage­s qui, à la limite, n'y avaient plus leur place… C'est d'abord à la manière dont ils ont procédé que l'on pourra mesurer le talent des scénariste­s. Dans la saison 2, la montée des extrêmes et l'apparition d'un bloc central sont très habilement mises en scène. Au début de la saison, Rickwaert est en prison dans le Nord. Le second tour de la présidenti­elle va opposer Amélie Dorendeu, jouée par une Anna Mouglalis à la voix toujours aussi envoûtante, qui rendrait libéral un cégétiste endurci, et le candidat du FN, Lionel Chalon, dont le discours est une synthèse parfaite entre les lignes Philippot et Marion Maréchal-le Pen. Ce qui explique, sans doute, qu'il ne perde que par 47 % des voix face à Amélie Dorendeu. Encore cette victoire de la candidate du PS in extremis est-elle due aux conseils de Rickwaert. Libéré sous caution et muni d'un encombrant bracelet de surveillan­ce, il explique à Amélie que sa seule chance pour battre le FN est de le trianguler, c'est-à-dire de →

Passionner le spectateur pour une commission d'investitur­e ou une propositio­n de loi, c'est du grand art.

reprendre ses thèmes à son compte en les présentant comme étant, en fait, les siens depuis toujours. Dans un tel contexte, c'est Amélie Dorendeu, très convaincan­te en présidente de la République, à la fois sexy et jupitérien­ne, qui se trouve, de fait, jouer le rôle de Macron. Dans un premier temps, elle veut un gouverneme­nt de large union nationale des bonnes volontés, et propose à la cheffe de l'aile gauche du PS de devenir Première ministre, tout en intégrant des ministres centristes au gouverneme­nt. Cette dernière refuse et rejoint même un nouveau personnage de la série, Michel Vidal, joué par François Morel. Michel Vidal a fait un excellent score à la présidenti­elle en portant une candidatur­e de gauche radicale. C'est un ancien du PS qui ne supporte plus son ancien parti. Il dit à un moment que les communiste­s lui apportent 1 % de ses voix, mais lui prennent 90 % de son temps… Si cela vous rappelle quelqu'un, vous avez raison. François Morel campe un Mélenchon « idéal », dans la mesure où il est sympathiqu­e, insulte assez peu les médias et ne fait pas dépendre la stratégie de la gauche de ses sautes d'humeur. Et Rickwaert, là-dedans ? Il est omniprésen­t et hyper actif, d'autant plus qu'il est toujours dans l'attente de son procès et qu'il a des problèmes avec sa fille, dont il ne s'est pas rendu compte qu'elle était devenue une jeune femme. Il est toujours aussi habile, machiavéli­en diront certains, mais c'est pour une cause qu'il estime être la bonne : celle de la nécessité d'un vrai clivage gauchedroi­te, plus sain démocratiq­uement que la situation d'un bloc central « moderne, libéral et européen » confronté symétrique­ment à deux populismes de gauche et de droite. Il y arrive presque, d'ailleurs, mais comme la justice l'attend au tournant et que la présidente Dorendeu se révèle au bout du compte franchemen­t partisane d'une ligne « et de droite, et de gauche », il décide d'une autre stratégie qu'on ne révélera pas ici et qui fera l'objet d'une saison 3 déjà prévue pour 2019. Cela nous évitera d'avoir deux ans à attendre pour connaître les résultats de la dissolutio­n de l'assemblée nationale annoncée par la présidente à la fin du dernier épisode. Cette maestria, cette inventivit­é scénaristi­que pour faire coller les personnage­s à une situation inimaginab­le il y a deux ans permet donc, et c'est sans doute l'aspect le plus intéressan­t de la série, de se colleter à tous les problèmes auxquels est confrontée la France de 2018. Le terrorisme d'abord : nombre de scènes se passent dans la salle de crise sécurisée de l'élysée, là où on parle par euphémisme des mesures à prendre contre les cellules identifiée­s. On voit avec une précision documentai­re, mais aussi une grande profondeur psychologi­que, la présidente décider des fameuses opérations « homo », qui consistent à exécuter préventive­ment ou en représaill­es des membres de groupes terroriste­s ou présumés tels, sachant que dans une démocratie, les crimes d'état risquent toujours, à un moment ou à un autre, de déboucher sur des scandales d'état qui menacent assez vite la présidente. D'autres préoccupat­ions, moins violentes mais beaucoup plus taboues dans le contexte actuel, sont évoquées sans fard, mais sans parti pris. Notamment le clientélis­me de certains élus de banlieue vis-à-vis des représenta­nts les moins fréquentab­les des communauté­s musulmanes, ce qui nous vaut l'apparition d'un jeune député socialiste, Cyril Balsan, ancien assistant parlementa­ire de Rickwaert devenu élu du Val-d'oise, qui se mue, à ses risques et périls, en véritable croisé de la laïcité ; une sorte de Manuel Valls accusé de dérive identitair­e par ses camarades et félicité par un FN trop heureux de brouiller les cartes. Le plus étonnant, c'est que cette saison 2 se révèle encore plus prenante que la première alors qu'elle s'est pratiqueme­nt dépouillée de toutes les histoires personnell­es, sexuelles et familiales des personnage­s, si ce n'est, rapidement évoqués, les rapports de Rickwaert avec sa fille, une liaison entre le premier secrétaire du PS et une conseillèr­e de la présidente­1, ainsi qu'une vague attirance érotique implicite entre la présidente Dorendeu et Thorigny (Pascal Elbé), son Premier ministre centriste du moment. De plus, s'agissant de la vie publique, il est finalement facile de passionner pour un attentat contre une école de police ou le tabassage d'un élu par des voyous. Mais faire éprouver au spectateur la même tension sur les débats dans une commission d'investitur­e pour les législativ­es ou la façon de neutralise­r une propositio­n de loi dans les couloirs de l'assemblée, c'est du grand art. Et puis, le grand mérite de Baron noir est d'aller, l'air de rien, contre les idées reçues sur la politique. Les hommes et les femmes qui la font sont parfois peu recommanda­bles, on n'aimerait pas forcément les avoir pour amis, mais les auteurs de cette série montrent bien que l'immense majorité est malgré tout animée par des conviction­s. Ce qui fait paradoxale­ment de ce Baron Noir un spectacle étonnammen­t civique. •

 ??  ?? Philippe Rickwaert (Kad Merad) et Amélie Dorendeu (Anna Mouglalis), dans la série Baron noir.
Philippe Rickwaert (Kad Merad) et Amélie Dorendeu (Anna Mouglalis), dans la série Baron noir.
 ??  ?? Baron noir, saison 2, série créée par Éric Benzekri et Jean-baptiste Delafon. Avec Kad Merad et Anna Mouglalis (8 x 55 min). Saison entière disponible sur Canal + à la demande.
Baron noir, saison 2, série créée par Éric Benzekri et Jean-baptiste Delafon. Avec Kad Merad et Anna Mouglalis (8 x 55 min). Saison entière disponible sur Canal + à la demande.

Newspapers in French

Newspapers from France