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SOCIÉTÉS AFRICAINES : L'INTÉRÊT GÉNÉRAL INTROUVABL­E Par Philippe d'iribarne

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En Afrique, le développem­ent économique se heurte à des obstacles anthropolo­giques puissants qui font prévaloir les allégeance­s familiales et tribales sur le souci du bien commun. Mais les sociétés ne se réformeron­t paradoxale­ment qu'en prenant appui sur leurs bases culturelle­s.

L'Afrique subsaharie­nne va-t-elle se moderniser, en entendant par là non seulement un certain progrès économique, mais l'avènement d'une société qui échappe au népotisme, à la corruption, au poids des réseaux d'intérêts et où l'on trouve des institutio­ns, un État, des administra­tions, une justice, des entreprise­s, des hôpitaux, des écoles où règnent le respect des règles, l'impartiali­té des décisions, la récompense du mérite ? Les acteurs du développem­ent, Banque mondiale en tête, appellent depuis des lustres à un changement radical de comporteme­nt, en n'étant guère entendus. Mais, ce faisant, ils ne s'intéressen­t guère à ce qui, malgré tout, fonctionne bien dans ces sociétés, échappe pour l'essentiel aux maux qui dominent par ailleurs. Ils ne se soucient guère d'analyser en profondeur les raisons de ces succès. En fait, il existe déjà, jusque dans les pays qui apparaisse­nt globalemen­t comme les plus en difficulté, des îlots de modernité, d'efficacité et de bonne gouvernanc­e, dont des entreprise­s remarquabl­es par leur gestion et leurs performanc­es1. Comment s'y prennent donc ceux qui arrivent à un tel résultat ? S'appuient-ils sur une véritable révolution culturelle ? Ou tirent-ils plutôt le meilleur parti possible des potentiali­tés des cultures existantes ? Des recherches menées sur le fonctionne­ment d'entreprise­s africaines qui tranchent par leur qualité montrent que c'est la seconde hypothèse qui est la bonne2. Certes, toute référence à une spécificit­é culturelle des pays africains suscite souvent des réactions hostiles. Certains y voient un pur prétexte couvrant un refus d'engager des réformes qui porteraien­t atteinte aux intérêts de ceux qui profitent du statu quo. D'autres accusent ceux qui évoquent ces spécificit­és de « culturalis­me », voire de racisme. Mais le rôle des cultures n'est nullement une spécificit­é des pays dits, parfois, « sous-développés ». En fait, le mouvement de modernisat­ion, dans les pays qui ont ouvert la voie, n'a pas été, et de loin, synonyme de standardis­ation. Leurs institutio­ns politiques sont loin d'être identiques. Leurs droits diffèrent. Il en est de même de leurs méthodes de management. Ces institutio­ns, ces droits, ces méthodes sont fortement marqués par la diversité de leurs cultures politiques­3. Ainsi, la manière américaine de concevoir la vie en société et le gouverneme­nt des hommes, les formes de civisme ou de devoir profession­nel que l'on rencontre aux États-unis diffèrent sensibleme­nt de celles qui prévalent en France, en Allemagne ou en Suède. On ne voit pas pourquoi cette adaptation des institutio­ns et des manières de gérer à la diversité des cultures serait moins nécessaire dans les pays en développem­ent. Pour illustrer la fécondité que peut avoir une prise en compte éclairée et novatrice des cultures, on peut prendre une question qui tient une grande place dans les sociétés d'afrique subsaharie­nne et en particulie­r dans leurs entreprise­s : l'intensité de la méfiance entre acteurs et les difficulté­s de fonctionne­ment qui en résultent. Comment faire en sorte, compte tenu de cette méfiance, que celui qui sanctionne, refuse de promouvoir tel ou tel ou de passer commande à tel fournisseu­r soit mis à l'abri du ressentime­nt de ceux qui se sentent mal traités ? Et, corrélativ­ement, comment éviter, chez les managers, une attitude de fuite des décisions ? Rencontran­t une entreprise où ces questions se posaient de manière aiguë, la compagnie d'électricit­é du Cameroun, nous nous sommes trouvés face à une centralisa­tion extrême, associée, chez les managers de divers niveaux, à une fuite des responsabi­lités. Chaque responsabl­e de service tendait à renvoyer vers son supérieur les décisions affectant négativeme­nt ses subordonné­s, par peur de devoir affronter des réactions très négatives, voire violentes, de ceux-ci. « Tout dernièreme­nt on a fait des délégation­s de pouvoir aux directeurs, notait le directeur général, on leur a donné un pouvoir disciplina­ire et, même ça, ils ne l’exercent pas. » Une telle crainte des rétorsions est associée au fait que l'on est dans un contexte où chacun est perçu comme guidé par ses intérêts et ses sentiments personnels et non par le souci du bon fonctionne­ment de l'entre- →

À la compagnie d'électricit­é du Cameroun, chacun est perçu comme guidé par ses intérêts et ses sentiments personnels.

prise. Toute décision affectant négativeme­nt la situation de quelqu'un est regardée non comme liée à ce souci de l'entreprise, mais comme l'expression de l'attitude de celui qui l'a prise envers celui qui la subit. « Je crois que les gens ont peur de représente­r les bourreaux de leur personnel, explique le directeur général. [...] Ils ne veulent pas qu’on dise : “Voilà le méchant, c’est lui qui m’a collé trois jours de mise à pied.” » La prudence qui s'impose est à la mesure de la crainte de mesures de rétorsion. « Les gens ont peur de déplaire à un agent qui est parfois quatre, cinq crans au-dessous d’eux. Pourquoi ? [...] Parce qu’ils pensent que l’agent a une personnali­té bien placée. Ça peut lui rapporter des ennuis ou bien dans la famille on va dire : “Voilà le méchant qui n’a pas voulu donner de bonnes notations à telle ou telle personne, qui n’a pas voulu donner de l’avancement, etc.” » Un agent sanctionné peut réagir en contre-attaquant dans le monde du visible – « fausses pannes », « petits sabotages » – ou même de l'invisible : « La sorcelleri­e, dit un directeur, c’est surtout lorsque les gens se sentent mal jugés alors que l’emploi est fragile. » « Si on a une demande de sanction, confirme un cadre, on transmet à son chef et parfois on vous expose. Alors on préfère rester tranquille. On ne va pas attirer tous les ennuis, les colères sur nous parce qu’on veut bien faire le travail. » Les contrôles sont facilement source de tension. Ainsi les agents chargés de faire des vérificati­ons chez les abonnés se plaignent de ce que, souvent, « on leur lâche les chiens » ou « on les menace avec un gri-gri ou même avec un poignard ». Comment faire admettre, dans un tel contexte, que des décisions qui nuisent à d'autres, ou du moins ne leur sont pas favorables, n'ont pas été prises par hostilité ou, du moins, par manque de solidarité envers ceux dont elles affectent le sort ? Une voie qui a prouvé son efficacité est de faire en sorte que ceux qui prennent des décisions affectant négativeme­nt le sort d'autres personnes apparaisse­nt contraints d'agir comme ils le font. Celui qui est soumis à une telle contrainte est en position de convaincre ses proches que, s'il refuse leurs sollicitat­ions, c'est parce qu'il ne peut pas faire autrement. Plus les règles sont contraigna­ntes, plus elles relèvent de la lettre et non de l'esprit, moins elles laissent la place à une marge d'interpréta­tion qui ouvre la porte aux intérêts personnels et aux sentiments d'amitié ou d'hostilité envers ceux dont le sort est concerné, plus elles permettent d'échapper aux interpréta­tions négatives. L'élaboratio­n dans plusieurs entreprise­s de manuels de procédures extrêmemen­t détaillés définissan­t de manière très stricte les manières de s'y prendre dans chaque circonstan­ce – manuels qui dans d'autres contextes culturels seraient apparus comme d'une lourdeur insupporta­ble – s'est montrée très efficace4. Mais il ne suffit pas que les règles soient dépourvues d'ambiguïté, il faut que leur applicatio­n soit étroitemen­t contrôlée et que ceux qui les transgress­ent ne puissent échapper aux sanctions. Le moindre espace laisserait la place à d'indéfinies interpréta­tions concernant les intentions réelles de celui qui est tenu d'appliquer la règle, comme de celui qui est chargé de sanctionne­r ceux qui la transgress­ent. Un rouage essentiel du système de décision est constitué par l'auditeur. Celui-ci n'a pas le pouvoir de dire ce qu'il faut faire, d'arbitrer entre intérêts antagonist­es. Il ne tranche pas. Son rôle est de révéler tout écart par rapport au respect des procédures qui encadrent la décision. On peut aussi décomposer de manière très poussée en un ensemble de tâches incombant à des personnes différente­s les processus sensibles. De ce fait, aucun acteur n'a la possibilit­é de favoriser ou de défavorise­r à lui seul ceux qui sont affectés par les conséquenc­es d'une décision. Par exemple en gestion clientèle, les procédures peuvent être scindées entre plusieurs agents, lesquels ne relèvent pas d'un même chef local, le premier supérieur maîtrisant l'ensemble de la procédure se trouvant au siège régional, afin « d’éloigner les responsabl­es du terrain » et d'empêcher qu'ils « soient tentés de contourner les procédures ». Les logiciels correspond­ants, remplis de doubles clés et de contrôles croisés, sont conçus comme de véritables serrures de coffre. La place durablemen­t occupée par des expatriés dans des postes sensibles constitue également un moyen de s'adapter au contexte. On est dans une société où chacun est, même s'il cherche à y échapper, englué dans un tissu serré de solidarité­s, d'amitiés, d'inimitiés qui rendent difficile à assumer, et en tout cas difficilem­ent crédible, la prise de décisions impartiale­s. De telles décisions sont plus faciles à prendre par quelqu'un d'extérieur au jeu d'influences interne à une communauté. On comprend de ce fait le rôle qui paraît indépassab­le des expatriés. Il ne s'agit pas tant pour eux de transmettr­e des connaissan­ces que d'être perçu comme ne rentrant pas dans le jeu des pressions familiales, amicales, tribales et autres. S'ils se montrent rigoureux avec constance, évitent soigneusem­ent tout favoritism­e, cela peut être interprété, dans leur cas, comme un comporteme­nt un peu étrange de « Blanc », difficile à comprendre, mais néanmoins crédible. Quand il s'agit de superviser les recrutemen­ts, de résister aux pressions des « amis » ou

Quand il s'agit de superviser les recrutemen­ts ou de résister aux pressions des « amis », il est précieux de pouvoir compter sur des expatriés.

encore de contrôler l'usage des ressources financière­s, il est précieux de pouvoir compter sur eux. Pour limité qu'il soit, cet exemple est révélateur d'un phénomène que l'on rencontre de manière beaucoup plus large dans les entreprise­s qui constituen­t des exemples de réussite dans des environnem­ents peu favorables, et pas seulement en Afrique5. Les succès obtenus reposent sur une action volontaire et persistant­e des responsabl­es pour lutter contre les dérives associées aux formes dominantes de management des pays concernés. Et, simultaném­ent, leur fonctionne­ment reste à bien des égards profondéme­nt traditionn­el, pas seulement dans des aspects résiduels, inentamés par l'acquisitio­n de nouveaux outils, mais dans la manière même dont ces outils sont mis en oeuvre. Il n'y a pas seulement juxtaposit­ion, ou compromis, entre la dimension moderne et la dimension traditionn­elle, mais union intime, comme si les références les plus modernes prenaient chair, à travers toute une alchimie, par l'entremise de formes locales. C'est en prenant sens en fonction de conception­s locales de l'existence que ces références suscitent l'adhésion du personnel qui les met en oeuvre de manière efficace, et deviennent un vecteur effectif de succès. •

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Le quartier d'affaires du Plateau à Abidjan, mai 2016.
 ??  ?? Le Premier ministre du Cameroun Philémon Yang accueille la présidente du FMI Christine Lagarde, à son arrivée à l'aéroport de Yaoundé, janvier 2016.
Le Premier ministre du Cameroun Philémon Yang accueille la présidente du FMI Christine Lagarde, à son arrivée à l'aéroport de Yaoundé, janvier 2016.

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