Causeur

L'esprit de l'escalier

- Par Alain Finkielkra­ut

Alain Finkielkra­ut

Chaque dimanche, à midi, sur les ondes de RCJ, la Radio de la Communauté juive, Alain Finkielkra­ut commente, face à Élisabeth Lévy, l'actualité de la semaine. Un rythme qui permet, dit-il, de « s'arracher au magma ou flux des humeurs ». Vous retrouvere­z ses réflexions chaque mois dans Causeur.

QU'EST-CE QUE LE POPULISME ? 11 mars

Une déferlante populiste est-elle en train de submerger l’europe ? Avant de répondre à cette question, il faut s’entendre sur la significat­ion du mot. Les trois grandes composante­s du populisme, dans son acception classique, sont l’antiélitis­me, l’anti-intellectu­alisme et le refus de l’altérité sous toutes ses formes. « Le poisson pourrit par la tête », disait Pierre Poujade, qui défendait d’un même souffle ceux d’ici contre ceux d’ailleurs et les petits contre les gros. Cette façon de voir et de parler n’a pas disparu comme par enchanteme­nt, mais ce qui différenci­e notre situation des années 50 du xxe siècle, c’est, pour reprendre l’expression très éclairante de Dominique Reynié, « la percée du populisme patrimonia­l ». Ce populisme invoque le droit à la continuité historique, car, comme dit Ortega y Gasset : « L’homme n’est jamais un premier homme, il ne peut continuer à vivre qu’à un certain niveau de passé accumulé, voilà son seul trésor, son privilège, son signe. » Après Hitler, on a voulu purger les identités nationales et l’identité européenne de toute consistanc­e identitair­e, sur le modèle habermassi­en du « patriotism­e constituti­onnel ». Il n’y a donc plus d’élitisme patrimonia­l et c’est le populisme qui remplit ce vide. Le peuple, ou certains segments du peuple, veut la préservati­on d’un monde que les classes dominantes ont entrepris de remplacer par les règles du marché et du droit. Une telle attitude est qualifiée de xénophobe. Ainsi confond-on dans un même opprobre la peur de l’étranger et la douleur de devenir étranger chez soi. On peut glisser de la douleur à la peur et de la peur à la haine, certaines formations politiques en Europe cèdent à cette horrible tentation. Ce n’est pas en criminalis­ant la douleur, mais en lui donnant statut et en cherchant les moyens d’y remédier qu’on pourra faire barrage à ces mauvais penchants. Pour l’heure, comme l’écrit Guillaume Perrault dans Le Figaro : « Des masses d’italiens ont eu le sentiment que la volonté résolue d’un changement radical en matière d’asile, d’immigratio­n et de nationalit­é ne pouvait trouver une expression, bien sûr, au Parti démocrate, celui de Matteo Renzi, ni même à Forza Italia prisonnièr­e de son europhilie inconditio­nnelle et solidaire des règles juridiques contraigna­ntes imposées par l’union. Une majorité du pays a ainsi rappelé à ses élus qu’ils ne sont pas là pour la surveiller, mais pour appliquer sa volonté. » Volonté non seulement xénophobe mais europhobe, nous dit-on. Regardons-y de plus près. Au nom des impératifs de l’économie, des exigences de la morale et de « l’avantage que représente la diversité culturelle », le Conseil européen et la Commission réclament avec une constance que rien n’entame toujours plus d’immigratio­n extra-européenne. Or, en changeant de population, l’europe est amenée à changer d’identité. Si, comme le dit Stephen Smith, l’africanisa­tion de l’europe est inéluctabl­e, l’europe ne sera plus l’europe, tout simplement. Qui donc est europhobe ? Celui qui ne supporte pas de voir disparaîtr­e la civilisati­on européenne, ou celui qui ne la voit même pas agoniser, obnubilé qu’il est par les droits de l’homme, les valeurs universell­es et l’anti-élitisme ? L’anti-élitisme des élites, telle est la grande et triste nouveauté de notre temps. Bérénice Levet, dans son livre Le Crépuscule des

idoles progressis­tes, en donne quelques exemples éloquents. En 2015, la médiathèqu­e musicale de Paris organisait une exposition dont l’intitulé était : « Le classique ne me rasera plus ! » et dont voici l’argumentai­re : « Sérieuse, la musique classique ? Raffinée ? Distinguée ? Élégante ? Tu parles ! De la caricature au gag, de l’humour tonique au mauvais goût le plus radical, venez découvrir comment l’édition phonograph­ique a pu casser l’image un peu surannée et élitiste de la musique classique, à travers une sélection de pochettes issue des collection­s patrimonia­les de la médiathèqu­e. » Lors de la Folle Journée de Nantes en 2008, Schubert était relooké « en costard sans cravate et parfaiteme­nt à l’aise dans ses baskets ». Et en 2010, Chopin, affublé d’un polo rouge, main sur la hanche, était représenté bras dessus bras dessous avec une George Sand en tee-shirt blanc portant une inscriptio­n en rouge… La nouvelle élite progressis­te est décontract­ée, ne s’intéresse à son patrimoine que pour en faire l’appendice de la « world culture », une prémonitio­n décoiffant­e du rock ou du rap, en somme. Alors même qu’elle milite ardemment pour le renforceme­nt de l’union européenne, cette élite apporte son concours rigolard à l’enterremen­t de l’europe.

QU'EST-CE QUE LE NÉOFÉMINIS­ME ? 11 mars

Le 8 mars, Journée internatio­nale des femmes, Libération consacrait sa couverture au scandale des inégalités salariales. « Malgré la loi, lisait-on, l’écart des salaires est toujours de 25 % en France. » Ici, la désintox, comme disent les journaux, s’impose. Partout, dans le monde occidental, on fait la même constatati­on : les femmes vont majoritair­ement vers des profession­s moins rémunérées, le soin, les relations humaines, les ONG, la médecine, la justice, l’enseigneme­nt, plutôt que l’engineerin­g, l’industrie ou la finance. La différence de salaires résulte donc de leurs choix et non d’une discrimina­tion de la part des employeurs. Les femmes, de surcroît, n’ont pas le même engagement dans le travail, qu’elles aient ou non des enfants, elles font moins d’heures supplément­aires, elles sont moins dans la concurrenc­e. Ce sont surtout →

des femmes qui travaillen­t à temps partiel ou qui prennent leur mercredi. Peut-être arrivera-t-on, demain, en combattant dès la plus tendre enfance les « stéréotype­s de genre » à l’indifféren­ciation des sexes. Aujourd’hui, en tout cas, la discrimina­tion salariale qui sévit encore ici ou là est très sévèrement sanctionné­e. Les fautifs sont passibles du tribunal correction­nel et ils risquent non seulement une très grosse amende, mais la prison. Il faut aussi rappeler qu’à la direction des ressources humaines des entreprise­s, à l’inspection du travail et dans la magistratu­re, les femmes sont d’ores et déjà très majoritair­es. Un autre chiffre plus modeste est avancé : on dit qu’au même poste, les femmes gagnent 9 % de moins que les hommes. C’est vrai, mais là encore, la responsabi­lité de l’employeur n’est pas toujours engagée : les carrières n’évoluent pas au même rythme, les femmes choisissen­t beaucoup plus souvent que les hommes de travailler à temps partiel, et en plus du congé maternité, elles prennent souvent un congé parental. Les médias, décidément, sont fâchés avec les faits. Quelques jours avant le 8 mars, un collectif de profession­nels du 7e art a réclamé des quotas pour une égalité réelle des sexes dans les métiers du cinéma. Il s’agit, écrivaient notamment Annie Duperey, Isabelle Carré, Éva Darlan et Yamina Benguigui, de mettre fin à la répartitio­n inéquitabl­e des subvention­s et de faire émerger de nouvelles figures dans la création et l’industrie de la culture : « Le cinéma a besoin de l’imaginatio­n des femmes, de la fabricatio­n de leurs images, de leurs histoires, pour en finir avec les stéréotype­s haineux de l’esthétique dominante. » Autrement dit, Fellini, Bergman, Charlie Chaplin, Alain Resnais, Lars Von Trier, ne sont pas des artistes irremplaça­bles, ce sont les représenta­nts interchang­eables de la gent masculine. De même, les femmes doivent être entendues en tant que femmes, en tant qu’exemplaire­s de leur espèce, et de l’exemplaire à l’exemplarit­é il n’y a qu’un pas, allègremen­t franchi par Frances Mcdormand lors de la cérémonie des Oscars. « L’objectif, a dit l’actrice récompensé­e, est de donner une représenta­tion réaliste des femmes, et d’imposer une histoire de l’égalité. » Comment imaginer, dans ces conditions, un personnage féminin odieux ou dominateur ? Dans Le Monde daté du 9 mars et paru le 8, Hélène Bekmezian et Sylvie Kauffmann affirment fièrement : « Cinq mois après, #metoo est toujours là. » Elles saluent le hashtag lancé par Sandra Muller, elle-même cible de comporteme­nts déplacés : #balanceton­porc. « La violence de cette formule était révélatric­e de ressentime­nts accumulés par celles qui subissent en silence, consciente­s de la protection accordée par la société au système de la domination sexuelle. » Je rappelle que la France dispose de l’arsenal juridique le plus répressif à l’égard des comporteme­nts machistes, et je voudrais à mon tour, après cinq mois de campagne effrénée, dresser un bilan et risquer une définition du néoféminis­me. Le néoféminis­me est un amalgamism­e : les viols et les propositio­ns indécentes sont mis dans le même sac. Le « porc » de Sandra Muller lui avait dit qu’elle avait de gros seins et qu’il allait la faire jouir toute la nuit, elle a été scandalisé­e, il n’a pas insisté. Le gouverneme­nt vient de faire entrer cet amalgamism­e dans la loi en instaurant le délit d’outrage sexiste, qui crée une continuité criminelle entre des comporteme­nts totalement dissemblab­les. Le néoféminis­me est un réalisme socialiste : dans un monde où le Mal vient du mâle, et du mâle exclusivem­ent, les femmes appartienn­ent toutes au camp du Bien, et c’est leur souffrance et leur révolte que l’art a pour mission de mettre en scène. Le néoféminis­me est un combat acharné contre ce qui reste de différence des sexes dans les façons d’être, de faire et de sentir des hommes et des femmes. Le néoféminis­me, enfin, est un bovarysme : comme les contestata­ires de Mai 68 qui se prenaient pour des révolution­naires ou pour des résistants, les néoféminis­tes vivent dans un monde imaginaire et se conçoivent autres qu’elles ne sont. Il y a encore des violences, des agressions, des atteintes sexuelles, mais le journal Le Monde a mis un place une task force de 15 journalist­es pour décrire un système d’oppression, alors que jamais dans l’histoire de l’humanité les femmes n’ont été aussi libres qu’aujourd’hui en Europe occidental­e, et si les choses changent demain, ce sera du fait de la déseuropéa­nisation de l’europe. Que les choses soient claires : je ne remets pas en cause les conquêtes du féminisme. Elles sont inestimabl­es. Ce qui m’inquiète, c’est la victoire que le néoféminis­me est en train de remporter sur le féminisme de Simone de Beauvoir et d’élisabeth Badinter. Le 8 mars est aussi la date choisie par le Guide suprême de la République islamique pour opposer, dans un grand discours, la chasteté de la femme musulmane aux moeurs décadentes de l’occident et pour justifier ainsi l’emprisonne­ment des femmes iraniennes qui osent enlever le voile. Cette coïncidenc­e devrait amener à réfléchir et

à ne pas se tromper de combat. Mais peut-être s’agit-il dans cette campagne de stigmatise­r toutes les civilisati­ons, et particuliè­rement la nôtre, pour ne pas stigmatise­r l’islam.

TRÈBES : L'ADMIRATION L'EMPORTE SUR L'EFFROI 25 mars

Après les attaques meurtrière­s de Carcassonn­e et de Trèbes, le gouverneme­nt a promis de lutter contre le terrorisme islamiste avec une déterminat­ion sans faille. Dont acte. Mais quand on apprend que l’assassin, bien que fiché S, n’était l’objet d’aucune surveillan­ce particuliè­re, on a de quoi s’inquiéter. Cela ne signifie pas que la police fait mal son travail, mais qu’elle est submergée. Il y a trop d’individus dangereux et susceptibl­es de passer à l’acte pour les capacités de contrôle et de répression d’un État démocratiq­ue. Nous n’en avons donc pas fini avec le terrorisme. Et quand bien même nous sortirions vainqueurs de ce combat, nous n’en aurions pas fini avec l’islamisme. L’arbre des attentats ne doit pas nous cacher la forêt des Molenbeek qui se multiplien­t sur le territoire national, à l’image de la cité Ozanam à Carcassonn­e, ce quartier interdit aux journalist­es où habitait le terroriste et où les policiers venus perquisiti­onner ont été accueillis par des insultes et des jets de pierre. Mais, cette fois, l’horreur et l’angoisse n’ont pas le dernier mot. L’admiration l’emporte sur l’effroi. La figure de l’assassin est éclipsée par celle du lieutenant-colonel de gendarmeri­e qui a fait don de lui-même. On qualifie Arnaud Beltrame de héros. Je ne récuserai bien évidemment pas ce terme. Je ne suis pas sûr néanmoins qu’il soit le plus approprié. Arnaud Beltrame n’a pas risqué sa vie pour la patrie, mais pour sauver la vie d’une otage. Il a proposé au terroriste de se substituer à elle et celui-ci a accepté. Le dévouement qui va jusqu’au « mourir pour l’autre », c’est, très exactement, nous dit Levinas, la définition de la sainteté. Avec ce sacrifice, en tout cas, on est aux antipodes du kamikaze qui ne donne pas sa vie mais qui, en transforma­nt son corps en arme de destructio­n, cherche à tuer au nom d’allah le plus possible d’apostats ou d’infidèles. Je ne demande pas la béatificat­ion d’arnaud Beltrame, ce n’est pas de mon ressort. Mais plus encore qu’un hommage, ce saint-cyrien sorti major de sa promotion et qui, après l’école de guerre, a choisi la gendarmeri­e, mérite des funéraille­s nationales. Nous, la nation, nous nous devons d’honorer sa mémoire et de l’intégrer pour toujours à la nôtre. •

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Photo de Matteo Salvini et Donald Trump au siège de la Lega, Varèse, mars 2018.
 ??  ?? Attentat islamiste à Trèbes, 23 mars 2018.
Attentat islamiste à Trèbes, 23 mars 2018.

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