Causeur

Les carnets de Roland Jaccard

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1. « FORGET 68 »

J’aime bien cette idée de Jean-claude Carrière : l’utopie s’est clochardis­ée. « Forget 68 », dirait Cohn-bendit. Parfois, pourtant, un guitariste au coin d’une rue conserve dans son regard, dans sa voix, dans ses ongles noirs une parcelle des rêves perdus d’une génération. Il tend la main, mais rares sont ceux qui s’arrêtent et plus rares encore ceux qui donnent. Pourquoi donneraien­t-ils d’ailleurs, persuadés qu’ils sont qu’on ne les reprendra plus la main dans le sac aux utopies. Déjà qu’ils ne supportent pas ces vagues de migrants qui déferlent sur une Europe en miettes, ni ces Roms qui jouent aux miséreux en les narguant et en leur piquant leurs smartphone­s... Non, Mai 68 les a vaccinés : chacun sait maintenant qu’un hasard médiocre commande nos vies et que courir après des utopies porte la poisse. Après tout, la médiocrité assumée est moins assommante que le pathos du génie méconnu. Et avec le grand remplaceme­nt qui se profile à l’horizon, soyons sur nos gardes. Un seul mot d’ordre : méfiance.

2. ALTHUSSER OU LACAN ?

Mai 68 nous a guéris de la croyance aux miracles : certains se sont retranchés dans la folie, comme mon ami Robert Linhart, auquel sa fille, Virginie, a consacré un livre touchant (elle observe au passage que ceux qui ont choisi Lacan comme Jacques-alain Miller s’en sont mieux sortis que ceux qui ont choisi Althusser). D’autres ont opté pour un cynisme désabusé comme Raphaël Sorin. Enfin il y a ceux, comme François Bott – et tant d’autres – qui n’en finissent pas de rêver qu’ils ont fait l’amour avec l’histoire – quitte à être cocus. Personnell­ement, je n’ai vu en Mai 68 qu’une

aimable et folkloriqu­e surprise-partie, sans commune mesure avec ce qu’avait été la guerre d’algérie. Et je songe parfois à Marcel Jouhandeau apostropha­nt les étudiants à la Sorbonne par ces mots : « Demain, vous serez tous des notaires ! » Ils le sont devenus et ont donné à leurs petits-fils les livres publiés par les éditions Maspero. Ces derniers se sont empressés de les mettre à la poubelle. Oui, le sac aux utopies est dans un sale état et il faut beaucoup de mauvaise foi pour imaginer que la libération sexuelle s’y trouvait. La génération « Salut les copains » avait déjà fait le boulot. Et Brigitte Bardot avait quelques longueurs d’avance.

3. UN VIEUX MAGNÉTOPHO­NE POUR DE JEUNES AMBITIEUX

Je me souviens encore des nuits passées avec Robert Linhart et Jacques-alain Miller à débattre de politique internatio­nale, pendant que tournait un vieux magnétopho­ne, en vue de nous préparer à nos succès futurs. Nous avions à peine 20 ans alors. Et je n’étais pas peu fier d’avoir publié le premier article de Robert dans Le Peuple : il traitait de la guerre du Vietnam à travers le livre de Jules Roy sur Diên Biên Phu. Nous dansions aussi la bamba au bar des Alpes, à Verbier. Et Robert se livrait à des exercices de misogynie des plus jouissifs : il demandait à des pécores si elles étaient capables de faire un syllogisme. Le résultat était toujours navrant. Mais ce qui me semblait encore plus navrant, c’est lorsqu’une bande de normaliens, toujours à Verbier, station chic par excellence, se retirait dans un chalet comme une bande de comploteur­s pour écouter avec ferveur Radio Tirana et applaudir aux analyses politiques d’enver Hoxha.

4. L'UNIQUE MIRACLE

S’il y a un miracle, c’est celui de la transforma­tion de la vie en passé. Tout ce qui a été et qui ne sera plus. Et qui occupe de plus en plus de place dans nos mémoires en reléguant les faits au magasin des accessoire­s au profit d’une mythologie plus flatteuse. C’est sans doute ce qui me pousse à lire « La Conférence de Nîmes » de Jacques-alain Miller. Je suis bluffé par son agilité intellectu­elle tout comme je l’étais il y a un demi-siècle. Avec le sentiment d’avoir pour ma part épuisé mon capital de créativité, alors que lui... Et Robert, prisonnier de son mutisme, qu’en pense-t-il ? Je le tenais pour un génie. Quel mauvais démon l’a poussé chez Citroën pour devenir, selon son expression, un « homme-chaîne » ? J’ose espérer que ce n’est pas Radio Tirana ! •

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