Sous les pavés, la soumission
Mai 68 n'a pas été une révolte mais un acte de reddition au nouvel ordre libéral. Ses pseudo-révolutionnaires hédonistes ont mené un combat gagné d'avance contre l'ancien monde qui faisait obstacle à l'extension illimitée du marché.
François Ricard
Le printemps prochain aura lieu en France (et ailleurs) le 50e anniversaire de Mai 68. Les célébrations auront beau enflammer toute la presse et l’ensemble de la classe intellectuelle, elles ne seront en fait que la répétition – et donc l’aggravation – de celles qui ont déjà eu lieu lors du 10e, puis du 20e, puis du 30e, puis du 40e anniversaire des mêmes événements, et la pâle préfiguration de celles qui ne manqueront pas de se dérouler de nouveau en 2028, 2038, 2048 et ainsi de suite jusqu’à ce qu’il ne reste absolument rien de la réalité première, noyée pour toujours dans la nostalgie et les discours. Car plus le temps passe et nous fait oublier les faits concrets, dont le sens est toujours ambigu et complexe au moment où on les vit, plus s’installe, à la place, une mémoire seconde faite d’abstractions et de mythes, proposant des interprétations de plus en plus claires et simples, c’est-à-dire de plus en plus réductrices, de ce qu’on a vécu. Même si le provincial que je suis était loin du théâtre des opérations, Mai 68 a quand même été l’oeuvre de ma génération, et j’ai vibré, moi aussi, au bruit des pavés projetés dans les vitrines ou à celui des slogans scandés par des foules ivres de liberté et de joie. Mais j’ai vieilli depuis, j’ai un peu médité, et l’hypothèse personnelle que j’ai développée peu à peu au sujet de ces événements diffère passablement de celles dont nous abreuvent ordinairement les sociologues et – ce sont souvent les mêmes personnes – la plupart de ceux qui, y ayant assisté comme acteurs, témoins ou simples badauds au temps de leur jeunesse, les évoquent aujourd’hui en « héros », avec des trémolos dans la voix, eux qui n’ont fait pourtant, comme leurs camarades, que s’envoyer en l’air pendant quelques semaines dans un immense party auquel ils attribuent, avec le recul, la valeur et la solennité d’une révolution. Ils font penser à ces hâbleurs plus ou moins éméchés qui, au retour de la chasse au lièvre, en parlent à leurs collègues de bureau comme s’ils revenaient des tranchées de la Grande Guerre. Ce qui m’a aidé à mettre ma petite hypothèse au
point est la lecture d’un texte paru dans Le Monde du 29 février 2008, sous la signature de l’écrivain Pierre Bergounioux. Intitulé « Nous, les sexagénaires aux 40 printemps », l’article – à ranger dans la série des histoires d’anciens combattants, car Bergounioux avait 19 ans au moment des faits – reprend une idée qu’il a déjà exprimée tant et tant dans ses Carnets de notes : depuis qu’a brillé la grande lumière de Mai 68, époque où « nous avons pensé autrement, voulu autre chose », où nous avons vu s’exprimer (il pense à Pierre Bourdieu, « le magnifique ») « une réflexion libérée, par effort, intelligence, courage, des évidences opaques d’une société patriarcale vieillie, somnolente mais paisiblement injuste, férocement colonialiste », où chacun a pu « prendre ses désirs pour la réalité, se dire, étudiant, solidaire de la classe ouvrière, français, juif allemand et partisan de la révolution cubaine, du combat des peuples vietnamien, angolais, latino-américains, réfractaire à la recherche du profit pécuniaire comme axiome du vouloir pratique, à la consommation comme style de vie », où nous avons été, en somme, tout entiers voués à la justice, à la joie et à la vertu ; depuis cette grande époque disparue, hélas, trois fois hélas, la nuit s’est abattue sur le monde et nous voici de nouveau dans les mêmes ténèbres qu’avant. Pires qu’avant, en fait, car il n’y a plus maintenant d’espoir, même si, « quand on est sexagénaire, ajoute l’auteur dans le style qu’on lui connaît, […] on ne peut croire que ceux qui vont et passent, avec le souci du matin, la fatigue du soir, les phrases nulles, irritantes qu’ils disent dans leur portable, soient tombés tout à fait dans l’oubli d’eux-mêmes, du passé, de leur propre possibilité », en un mot : qu’ils aient renoncé tout à fait aux aspirations qui étaient les leurs autrefois, à Paris, « sous les chandelles nouvellement allumées des marronniers » en fleurs du mois de mai. Lisant cela, je me demande : qui rêve au juste, celui qui écrit ou moi qui lis ? Comment un homme de 60 ans, un homme dit « d’expérience », qui a vécu, qui a écrit je ne sais combien de dizaines de livres, qui passe le plus clair de son temps à réfléchir et à s’examiner, un homme qui ne cesse de sonder l’inanité et la vacuité de notre →
temps, comment un tel homme peut-il croire encore à ce point à la « grandeur » et à la « beauté » de Mai 68 ? Comment sa propre jeunesse – son « âge lyrique » – peut-elle continuer de le séduire et de l’aveugler à ce point ? Et comment, surtout, peut-il ne pas voir à quel point la nuit de maintenant, qui l’atterre, n’est rien d’autre que l’accomplissement de la fête de jadis, qui l’a exalté alors (on peut le comprendre, il sortait à peine de l’adolescence) et qui l’exalte toujours malgré toutes les leçons de la réalité ? De là mon hypothèse, toute simple, trop simple sans doute pour ne pas échapper aux esprits sérieux : Mai 68 n’a pas été une révolte, ni une opération de résistance, mais exactement le contraire, c’est-à-dire un acte de soumission, une reddition. Les jeunes gens qui gueulaient toute la nuit dans les rues du 5e arrondissement de Paris en lançant des pavés et en jouant aux communards, tout comme ceux qui, à Montréal ou ailleurs, défilaient pancartes au poing et clamaient leur soif de liberté, ne le faisaient pas pour se défendre ou pour conquérir leur place au soleil, car le soleil, depuis vingt ans, ne brillait pratiquement que pour eux. Ils ne le faisaient pas non plus, malgré ce qu’on a dit (ce qu’ils ont dit), pour changer le monde, car le monde, depuis qu’ils y étaient entrés, avait déjà complètement changé, sans eux. S’ils manifestaient avec une telle ardeur, s’ils s’éclataient avec tant de fièvre, si leur liberté les exaltait à ce point, c’est qu’ils sentaient que leur « combat » était absolument sans danger, et qu’ils étaient assurés de la victoire, comme le sont, même sans le savoir, tous les agents de l’ordre dominant. Certes, ils avaient ce qu’ils appelaient des ennemis, ils haïssaient plein de choses et de gens, en particulier, comme le dit Bergounioux, ces bourgeois infâmes, « fermés, quinteux, sinistres, qui nous barraient […] le chemin de la liberté, l’accès à nous-mêmes, tout le présent, […] les vieux universitaires tyranniques et ennuyeux, la droite triomphante, Alain Peyrefitte, le général de Gaulle…», et donc ils prenaient leur lutte très au sérieux, ils avaient le sentiment de l’urgence et du devoir. Mais leur fureur, en réalité, n’avait qu’une cible : tout ce qui et tous ceux qui, autour d’eux, n’avaient pas encore cédé à l’ordre nouveau, qui restaient accrochés au passé, à l’ancien monde, au monde façonné par des siècles d’histoire, de culture, de pensée, d’humanité, et qui résistaient tant bien que mal à sa disparition. Ces survivances devaient être pourchassées jusque dans leurs derniers retranchements et abattues à tout prix, car elles risquaient de faire apparaître sous son vrai jour la loi inexorable de l’ordre nouveau : l’éradication, dans la conscience néomoderne, de tout ce qui, lié au passé, représentait une certaine hauteur, une étrangeté, un horizon par rapport à quoi elle pouvait s’opposer à elle-même, s’interroger, se critiquer et ainsi vouloir se transformer. De tout ce qui, lui représentant ses limites, l’obligeant à douter de son innocence et de l’étendue de sa puissance, faisait de l’individu autre chose qu’un être voué à la consommation et au bonheur. De tout ce qui, en un mot, lui rappelait le mal dont il est pétri, sa propre condition d’être imparfait, loufoque, tombé. C’est pourquoi je me dis que les vrais héros de Mai 68, les héros les plus téméraires et en même temps les plus pitoyables, ce ne sont pas les étudiants et leurs « compagnons de route », avec les idées supposément révolutionnaires qu’ils inscrivaient sur leurs banderoles, mais bien leurs adversaires, c’est-à-dire les vaincus, les perdants, tous ces défenseurs malheureux du monde d’avant, du monde de toujours, ce monde que, maladroitement, ridiculement parfois, avec des moyens de fortune et des épées en carton, ils essayaient de sauver de la grande dévastation qui venait, qui était là, et qui ne laisserait derrière elle que des ruines et du toc, les ruines et le toc mêmes au milieu desquels ce pauvre Bergounioux ne sait plus que faire, sinon se désoler, mais en vain. Quant aux pseudo-révoltés, leur rôle – on le voit bien maintenant – n’aura pas été de sauver le monde, mais plutôt d’abattre ses dernières défenses et d’ouvrir la porte toute grande à l’envahisseur, de lui dérouler le tapis rouge et de s’incliner joyeusement devant lui. Non pas résistants, mais collaborateurs. Non pas contestataires, mais approbateurs. Non pas révolutionnaires, mais normalisateurs. Par eux, à travers leurs slogans et leurs insultes, sous le couvert de leur extrémisme reven-
Le vieux monde ne pouvait pas ne pas entretenir une certaine distance à l'égard de l'argent.
dicateur, le monde n’est pas devenu meilleur : il a fini de s’alléger, de s’effacer, pour que, une fois retombée la poussière de ce bref printemps, puisse enfin régner sans partage cette grande paix où nous voici tenus de vivre, ce nouvel Âge des ténèbres (Denys Arcand) dans lequel rien ne nous résiste ni ne nous « répond » plus, dans lequel toute réserve comme toute perplexité est devenue suspecte, dans lequel nous sommes forcés chaque jour, sous peine de bannissement, de croire malgré l’évidence à notre bonheur, à notre liberté et à notre pouvoir sans fin. Tout cela peut sembler paradoxal, mais le paradoxe n’est qu’apparent. Car j’ai toujours pensé qu’il y avait un lien très fort entre la libéralisation des moeurs et des valeurs, d’une part, et celle du marché, d’autre part. L’ancien monde, qu’on le veuille ou non, faisait obstacle à l’expansion indéfinie de l’avidité et de la consommation, il y était moins facile de céder bêtement aux séductions de la publicité, car ce monde-là ne croyait pas tout à fait au « droit au bonheur » ni à la satisfaction illimitée des désirs. Sachant (ou croyant) qu’une partie de lui-même – et une partie qui lui semblait essentielle – lui venait d’ailleurs, de plus loin ou de plus vaste, de quelque chose dont il se sentait responsable et à quoi il se reconnaissait redevable du meilleur de lui-même, il ne pouvait pas ne pas entretenir une certaine méfiance, ou du moins une certaine distance mi-ironique mi-apeurée à l’égard de l’argent et des jouissances matérielles, comme à l’égard d’une certaine liberté dans laquelle, si on la lui avait proposée, il aurait vu moins un progrès qu’une trahison, un oubli de la condition et de la destination de ce qu’il appelait l’« homme ». Cet homme-là, l’homme ancien, l’homme du « continent d’avant », comme le dit un personnage d’un roman de François Taillandier, si on lui avait promis que le fait de posséder trois autos, un téléphone portable, un accès à internet haute vitesse et deux ex-épouses allait lui assurer le plein épanouissement de son être, aurait pris cela soit pour un mensonge, soit pour une blague. Pour que triomphe le régime économique et idéologique (ou anthropologique) dans lequel nous vivons maintenant, il fallait donc que tout cela disparaisse, et vite, qu’il ne subsiste aucune résistance, aucun doute, aucun souvenir (et donc aucune possibilité de remords ou de mauvaise conscience) qui risque d’enrayer la machine. Et tel est justement le rôle qu’ont joué, on s’en rend bien compte maintenant, Mai 68 et les grandes « conquêtes » libertaires des années 1960 et 1970 : nettoyer la place, délégitimer les anciens interdits, imposer partout la foi lyrique en la jeunesse éternelle, en l’urgence de rebâtir le monde à neuf, en la possibilité de l’innocence et de la pureté. Bref : liquider les vieux, c’est-à-dire tout ce qui, à travers eux et le « passé » d’où ils venaient, pouvait encore s’opposer au déferlement de ce que nous connaissons aujourd’hui. C’est pourquoi je suis toujours étonné lorsque les anciens combattants de cette époque, soixante-huitards impénitents, contestataires nostalgiques et autres glorieux enfonceurs de portes ouvertes, se désolent de ce qu’est devenu le monde d’aujourd’hui en prétendant ne pas y reconnaître l’effet de leurs exploits de jeunesse. Ce n’est pas ce que nous voulions, disent-ils, ce n’est pas ce pour quoi nous nous sommes battus, nous avons été trahis, on nous a volé notre révolution. Comme si leur révolution, au contraire, n’avait pas réussi au-delà de toute attente, comme si le monde d’aujourd’hui, envahi par la marchandise, livré tout entier au langage des publicitaires, saoul de cruauté et de bêtise, n’était pas exactement le paradis de liberté et de jouissance que leurs slogans annonçaient... Mais revenons à Bergounioux. Pour lui comme pour la plupart des témoins désenchantés, Mai 68 n’a pas eu les suites espérées, tant s’en faut. Avouant « l’envie de crier ou de pleurer qu’on se surprend, dix fois par jour, à réprimer, dans la rue, au travail, dans le métro ou les travées de la grande surface, au stade, en lisant le journal ou devant la télévision », il se demande, « effaré », ce qui s’est passé au cours des décennies écoulées depuis le grand événement. « La réponse est : rien », écrit-il. Il ne s’est rien passé, il n’y a rien de changé, vu que « ce qui se donne aujourd’hui pour la réalité n’est rien d’autre que ce contre quoi 1968 s’insurgeait ». Mais comment ne voit-il pas que les zombies qu’il croise aujourd’hui dans la rue, en complet trois-pièces ou en costume de jogging, le smartphone à la main, le regard absent, le front hostile, le corps et l’esprit hantés par l’urgence de combler, d’oublier ce gouffre, là, au-dedans, qui à la fois les fascine et les angoisse, comment ne voit-il pas que ces zombies-là sont ceux-là mêmes – ou leurs fils et leurs filles – qui, en 1968, étaient prêts à jeter le monde aux orties pour se faire un avenir conforme à leurs désirs ? Comment ne voit-il pas que les vieillards « fermés, quinteux, sinistres qui nous barraient […] le chemin de la liberté » sont morts et enterrés depuis belle lurette, et que c’est précisément dans ce « chemin de la liberté » maintenant débarré, ouvert à tous, impeccablement asphalté et balisé, qu’il croise tous ces zombies qui le désespèrent, « dépolitisés, atomisés, acquis à la valeur monétaire – négation de toutes les valeurs – au sport, à l’individualisme, à la culture d’experts… » ? Mais qu’il se console : ces mêmes zombies, lors d’un sondage, affirmaient à 75 % qu’ils portaient « un regard positif sur les événements de Mai 68 », et à 77 % « qu’ils auraient été du côté des barricades » (ce conditionnel passé est suave). C’est ce qu’on appelle du courage ! •