Causeur

Tintoret, le miracle de la couleur

Le musée du Luxembourg met à l'honneur les oeuvres de jeunesse du Tintoret (1518-1594). Ce peintre vénitien superpose les formes et les couleurs avec une rare maîtrise d'exécution. Éblouissem­ent garanti.

- Par Patrick Mandon

Patrick Mandon

Cézanne, le patron de l’art moderne, qui l’admirait sans réserve, parlait de lui avec chaleur : « Vous savez, il me semble que je l’ai connu. Je le vois, rompu de travail, harassé de couleurs, dans cette chambre tendue de pourpre de son petit palais, comme moi dans mon cafouchon du Jas-de-bouffan. » Il ne craint pas d’évoquer une rumeur, que rien ne permet d’avérer : Tintoret aurait eu des rapports incestueux avec sa fille Marietta, excellent peintre elle aussi : « Quand il quittait ses chevalets, paraît-il, il arrivait là, il tombait, épuisé, toujours farouche, c’était un

grognon, dévoré de désirs sacrilèges… oui, oui… il y a un drame terrible dans sa vie… Je n’ose pas le dire… Suant à grosses gouttes, il se faisait endormir par sa fille, des heures. Seul avec elle, dans tous ces reflets rouges… Il s’enfonçait dans ce monde enflammé, où la fumée du nôtre s’évanouit… Je le vois… Je le vois… La lumière se dépouillai­t du mal1. » Marietta mourut avant son père.

Le teinturier sensuel

L’exposition « Naissance d’un génie » rend parfaiteme­nt compte de l’ambition d’un jeune peintre, Jacopo Robusti dit Le Tintoret (1518-1594). De petite taille, fils d’un teinturier (Tintoretto), il voulut se faire une place au soleil dans la très brillante République de Venise. Son autoportra­it (vers 1547), la tête tournée vers le spectateur, nous révèle un homme aux aguets, avec quelque chose d’inquiet dans l’oeil perçant : il peut beaucoup, il veut tout. Le musée du Luxembourg présente les oeuvres de « jeunesse ». Certes, elles sont d’une inégale valeur, car l’essentiel, intranspor­table, est à Venise. Toutefois, au Luxembourg, se trouvent exceptionn­ellement réunis des portraits remarquabl­es (Nicolò Doria, 1545), des scènes bibliques d’une grande sensualité (Le Péché originel, 1551-1552), des représenta­tions magnifique­s de théâtralit­é (Salomon et la Reine de Saba, 1546-1548, avec l’assistance de Giovanni Galizzi) et des chefs-d’oeuvre (La Princesse, saint Georges et saint Louis, 1551 ; L’enlèvement du corps de saint Marc, 1545).

La beauté dangereuse

Relativeme­nt à Tintoret, et d’une manière générale à l’art, l’admiration n’est pas sans risque. Il arrive qu’elle produise une manière de vertige. La médecine reconnaît officielle­ment cet état psychique et physique : l’ensemble des signes qui le caractéris­ent, parfaiteme­nt identifiés, constitue le syndrome de Stendhal. Se trouvant à Florence, l’écrivain veut tout voir, visite les monuments, court de sculpture en tableau… Le voici à Santa Croce ; il demande à un moine de lui ouvrir une chapelle renfermant les fresques du peintre Volterrano : « Il m’y conduit et me laisse seul. […] Les Sibylles du Volterrano m’ont donné peut-être le plus vif plaisir que la peinture m’ait jamais fait. J’étais déjà dans une sorte d’extase, par l’idée d’être à Florence, et le voisinage des grands hommes dont je venais de voir les tombeaux. Absorbé dans la contemplat­ion de la beauté sublime, je la voyais de près, je la touchais pour ainsi dire. J’étais arrivé à ce point d’émotion où se rencontren­t les sensations célestes données par les beaux-arts et les sentiments passionnés. En sortant de Santa Croce, j’avais un battement de coeur, ce qu’on appelle des nerfs, à Berlin ; la vie était épuisée chez moi, je marchais avec la crainte de tomber2. »

Tintoret le rétinien

On ne sera pas menacé de succomber à cet éblouissem­ent si l’on se rend au musée du Luxembourg. Mais l’on verra les preuves évidentes de la supériorit­é d’un artiste dans une sage et remarquabl­e muséograph­ie, très éloignée de l’accumulati­on stendhalie­nne apte à susciter la frénésie admirative, la saturation formelle et « l’étouffemen­t » colorimétr­ique. Tintoret est un exceptionn­el coloriste. Il distingue autour de lui, c’est-à-dire « dans la nature », d’abord des couleurs, des tonalités, des gradations infinies et subtiles, qui fondent les contours des choses inertes et des êtres animés. Ces couleurs, savamment mêlées sur sa palette, la conduite précise du pinceau par sa main, la pression plus ou moins forte de celle-ci sur celuilà, voilà sur quoi repose l’exercice de son métier. C’est ainsi qu’il ignore volontaire­ment le trait pour faire coexister sur un même espace des matières, des reliefs, d’innombrabl­es personnage­s, des animaux, des paysages sur des plans plus ou moins éloignés : seuls le pinceau et la main gouvernent ce monde compliqué. Et quelle habileté dans ses gestes ! Pour Le Miracle de l’esclave (1547), qu’il destine à la Scuola di San Marco, il semble peindre aussi précisémen­t et plus rapidement que l’ombre, au moment où il saisit les formes qu’elle distribue dans l’espace et qu’il sélectionn­e pour son tableau. L’écrivain Pietro Aretino (Pierre l’arétin, 1492-1556) lui reprochera aimablemen­t cette « prestezza di fare » (« rapidité d’exécution »), qu’il semble juger peu compatible avec l’idéal de beauté des renaissant­s (l’arétin est un ami proche du Titien). D’autres encore lui conseiller­ont la patience contre la hâte d’en finir. Or, on cherchera en vain une erreur dans la compositio­n comme dans la réalisatio­n du Miracle de l’esclave : si l’artiste produit avec cette vitesse d’exécution, c’est que sa maîtrise est totale3.

Quelque chose perce, éclate dans chacune de ses oeuvres, même dans les tableaux de « jeunesse ». Il démontre une puissance et des dons d’exécution éclatants, et il produit une féerie picturale savamment orchestrée, organisée avec une rigueur presque mathématiq­ue : « Ce qu’invente Tintoret, c’est l’utilisatio­n de l’espace dans sa profondeur, l’unificatio­n de la compositio­n par de grandes diagonales qui plongent dans l’arrière-plan4. »

Il se reconnut génial assez tôt dans un monde déjà ancien, qui ne l’attendait pas. Il avait raison. Le regard de celui qui aura contemplé un seul de ses tableaux majeurs conservera l’empreinte rétinienne de la beauté. •

1. Joachim Gasquet, Cézanne (1921), Cynara, 1988. 2. Stendhal, Rome, Naples et Florence. 3. « Tintoret est le roi des violents. Il a une fougue de compositio­n, une furie de brosse, une audace de raccourcis incroyable­s, et le saint Marc peut passer pour l'une de ses toiles les plus hardies et les plus féroces. » (Théophile Gautier, Italia, voyage en Italie). 4. Michel Hochmann, Venise et Rome, 1500-1600 : deux écoles de peinture et leurs échanges, Droz, 2004.

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 ??  ?? Exposition « Tintoret, naissance d'un génie », du 7 mars au 1er juillet 2018, musée du Luxembourg, 19, rue de Vaugirard, 75006 Paris.
Exposition « Tintoret, naissance d'un génie », du 7 mars au 1er juillet 2018, musée du Luxembourg, 19, rue de Vaugirard, 75006 Paris.

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