Causeur

Pichonneau en vacances

Rimbaud écrivait : « Il faut être absolument moderne. » Eh bien, Jean-michel Pichonneau le pense aussi. Réussira-t-il ? On le découvrira au gré de ses exploits relatés chaque mois dans Causeur.

- Patrice Jean

Une année à supporter Yvan Menez, son pif de poivrot et son haleine putride, une année devant un ordinateur, avec pour seuls horizons la pause déjeuner et quelques échappées vers les toilettes, une année comprimé dans le métro, une année à courir pour ne pas être en retard, une année de mails profession­nels, d’appels téléphoniq­ues, de réunions et de Powerpoint, bref, une année de boulot et Jean-michel Pichonneau n’aurait pas le droit de partir en vacances ? À d’autres ! Le Pichonneau n’est pas qu’un « rouage de la société », non, non, c’est un être humain, sensible et cultivé. La preuve ? Hors de question pour La Piche de bronzer idiot sur une plage ! Même en compagnie de sa Pichonnett­e (Pichonnett­e, je dirai quelque jour prochain votre naissance latente), Jean-michel n’a pas envie de « griller au soleil comme une sardine et surtout comme un con ». Des vacances, ça s’organise : première étape, choisir une « destinatio­n ». Pas question pour Pichonneau d’aller dans une agence touristiqu­e, il est assez grand pour trouver une destinatio­n tout seul. À l’espace culturel du centre Leclerc, tout un rayon est consacré aux guides de voyage, une véritable caverne d’ali Baba, des milliers de conseils – des « vaut le détour » et des « mérite le voyage » à la pelle ! Il y en a presque trop : faut-il découvrir le désert australien ? Les îles d’aran avec leur « rude histoire et leur magie » ? Cette année, la Corée du Sud a le vent en poupe : déjà des millions de visiteurs et Pichonneau ne serait pas du nombre ? Pas facile de faire un choix. Et soudain, le coup de coeur : l’algarve ! Présentée comme une destinatio­n-phare en Europe, pas trop éloignée de Paris, exotique, branchée : l’algarve a trouvé son homme, et cet homme ce sera Pichonneau.

Il ne lui reste plus qu’à passer à la deuxième étape : le choix d’un hôtel, d’un appartemen­t ou d’une maison. Cette fois, inutile de sortir de chez soi : internet n’est pas fait pour les chiens (le gros Menez lui serine ça toute l’année aux oreilles et, pour une fois, il a raison). La Piche passe des heures sur Booking.com : un jour il réserve un petit hôtel avec vue sur la mer ; mais le lendemain, en lisant les avis des lecteurs (« Notre chambre puait le poisson et l'huile solaire ; nous en avons parlé au gérant,

et pour toute réponse, il nous a montré son cul. Je déconseill­e. »), il change d’avis (et comment lui donner tort ?). Un autre jour il croit avoir trouvé à Lagos une maisonnett­e de rêve (c’est d’ailleurs son nom), toutefois, les clients ne s’accordent pas entre eux : certains décrivent leur séjour comme un rêve baudelairi­en de luxe, de calme et de volupté, d’autres comme une épopée contre les moustiques, le bruit et la saleté. Dans le doute, Pichonneau s’abstient. L’opération se renouvelle tous les jours : quand il croit avoir déniché la bonne affaire, le commentair­e d’un client, au dernier moment, remet tout en question. Épuisé, il est à deux doigts de laisser tomber. Mais avec Sabine (la Pichonnett­e), ce n’est pas envisageab­le, elle tient à vivre pleinement, alors, héroïqueme­nt, Jean-michel va trancher pour un deux-pièces à Faro, malgré l’avertissem­ent d’un client de Namur : « Si vous aimez les cafards et le graillon, n'hésitez pas ; sinon, abstenez-vous. » Pour fêter la réservatio­n, Pichonneau saille la Pichonnett­e (non sans avoir auparavant servi un verre de champagne à sa belle, notre homme est un gentleman).

La belle, cependant, n’a pas envie de prendre sa voiture pour descendre dans le sud de la péninsule (et La Piche n’est pas « motorisé »). Derechef, Jean-michel (après le travail) passe des heures à consulter des services en ligne pour réserver une formule avion + voiture ou un forfait bus-train-taxi. Et là encore, les clients ne sont pas d’accord, Pichonneau en arrive même à penser que l’espèce humaine est composée de races très différente­s, mais il ne s’en ouvre à personne par peur de passer pour un « facho ». Mais le pire est à venir : les prix ne cessent de changer selon les dates, les combinaiso­ns et la comparaiso­n des différents sites. Parfois il a envie de crier sa révolte, de descendre dans la rue et d’intégrer la première manif qui passe pour épancher sa haine des salauds. Un soir, il craque : il rejoint une manif contre la réforme des retraites. Si un quidam avait tendu l’oreille, il aurait entendu au milieu des « Le Macron, si tu savais, ta réforme, ta réforme, où on se la met ! » la voix tonitruant­e de La Piche hurlant sa haine d’opodo.fr et d’expedia.fr.

La manif lui a fait du bien, mais elle n’a pas résolu son problème. Et Sabine s’impatiente. Elle n’a pas travaillé toute l’année pour bronzer comme une conne à Saint-jean-de-monts (elle appartient à la même secte que Jeanmichel). Pourtant, Pichonneau commence à caresser une alternativ­e : oh timidement d’abord, sans oser la penser jusqu’au bout, puis, le temps et la fatigue aidant, il ose s’avouer son projet : et si nous ne partions pas en vacances ? Et si nous restions l’été au Kremlin-bicêtre ? Malheureus­ement, Sabine n’est pas encore prête pour des idées aussi modernes : à peine entrevoit-elle les intentions nouvelles de son Pichonneau qu’elle claque la porte, menaçant son « Pipi d’amour » d’une séparation sur-le-champ et sans retour. L’idée de retrouver sa liberté, dans un premier temps, ne déplaît pas à notre Piche : n’est-il pas un tigre urbain, une âme affranchie, un aventurier au teint buriné par les vents ? Après une réflexion rapide, il doit admettre que non. Il est « autre chose », plus souple, plus retors, plus doux, moins animal, plus posé.

Passer ses soirées sur Opodo ne rend pas Jean-michel plus aimable ; un soir, il ouvre sa fenêtre et crie à tue-tête : « Vous me faites tous chier !!!! »

Les Dieux l’ont-ils entendu ? Il se pourrait.

La Pichonnett­e, un soir, se tord le pied dans son club de gym : elle récolte deux semaines de plâtre, suivies de trois semaines de kiné. Et ce n’est pas tout : dans Kremlin magazine, on annonce pour le 22 juillet un concert réunissant Léa Lili et Julien Doré, deux songwriter­s affectionn­és par Sabine.

Jean-michel, heureuseme­nt, avait réservé l’appartemen­t de Faro sous le régime de la résiliatio­n gratuite. Tout s’arrange ! Pichonneau, au bureau, s’interroge sans complexe, devant ses collègues, sur la nécessité de partir en vacances alors que la région parisienne regorge de festivals hip-hop, de concerts citoyens, de chapelles avec des expos à contretemp­s, de Nuits des étoiles, de 14-Juillet, de Coupe du monde de foot sur grand écran et de grands corps malades.

Quand Bruno Ramirez lui annonce qu’il a réservé deux billets d’avion pour San Francisco, Pichonneau lui met la main sur l’épaule : « Mon pauvre, je suis de tout coeur avec toi. Ce n’est qu’un mauvais moment à passer. » •

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