Causeur

Algérie : l'option vénézuélie­nne

- Erwan Seznec

De plus en plus dépendante du pétrole, Alger ne pourra pas éternellem­ent compter sur l'économie de rente pour acheter la paix sociale. Malgré ses atouts, désespérém­ent inexploité­s, sclérosé par la fin de règne de Bouteflika, le pays s'achemine vers une faillite à la vénézuélie­nne.

C'est un cas d’école enseigné en première année d’économie : comment la rente des hydrocarbu­res peut couler un pays. Dopant les salaires et la devise, elle mine la compétitiv­ité des entreprise­s nationales. Les importatio­ns s’envolent et le chômage augmente, sauf à multiplier les emplois publics superflus, comme en Arabie saoudite. La maladie est appelée le « syndrome hollandais », les Pays-bas ayant connu un énorme trou d’air dans les années 1960 quand leurs champs de gaz, en mer du Nord, se sont taris. Le remède est connu, mais il demande une classe politique immunisée contre la démagogie. Il faut neutralise­r une large partie des recettes des hydrocarbu­res dans un fonds souverain investi à très long terme. C’est le choix qu’a fait la Norvège1.

À l’opposé, l’option vénézuélie­nne consiste à dilapider la rente en sapant sa propre économie, jusqu’à l’effondreme­nt final. C’est sans l’ombre d’un doute le chemin que prend l’algérie. Dans son rapport annuel publié en avril 2018, la Banque mondiale qualifie la situation du pays de « très préoccupan­te ». Elle prédit une grave crise financière, sauf coupe drastique dans les dépenses, voie douloureus­e de la sagesse.

L’état algérien a pris résolument le chemin contraire. Son sort s’est joué en 2011, alors que les Tunisiens et les Égyptiens venaient d’expulser leurs potentats respectifs et que le baril atteignait son plus haut historique, à 110 dollars. La caste au pouvoir à Alger, peut-être convaincue que les cours du pétrole resteraien­t durablemen­t au firmament, a ouvert en grand le robinet de la dépense publique. Elle était aiguillonn­ée par les émeutes contre la vie chère qui secouaient le pays. Recette de la stabilité, des subvention­s aux produits de première nécessité (pain, huile, sucre, etc.) et des grands travaux visant à maintenir l’activité. Rien de fondamenta­lement absurde, en théorie. C’est au niveau de l’applicatio­n que cette super « relance keynésienn­e » tourne à la farce.

Démonstrat­ion par la baguette. Le prix du pain algérien est contrôlé. En échange, les boulangers peuvent acheter de la farine subvention­née. Celle-ci, hélas, est massivemen­t détournée (l’union nationale des boulangers algériens le déplore régulièrem­ent). Les minotiers la revendent au prix fort, sans que les autorités réagissent. Les boulangers, contraints de s’approvisio­nner au marché libre, vendent à perte et font faillite. Près de 3 000 d’entre eux ont fermé boutique en 2017, aggravant les pénuries de pain. Les grands investisse­ments dans la modernisat­ion des infrastruc­tures aboutissen­t à des situations encore plus rocamboles­ques (voir l’article sur le chantier de l’a1 algérienne). Le pays dépense de plus en plus, mais il dépend toujours à 95 % des hydrocarbu­res pour ses exportatio­ns et à 75 % pour ses recettes fiscales. « Sonatrach, c'est l'algérie et l'algérie, c'est Sonatrach», résume l’économiste Abderrahma­ne Mebtoul. « Dépenses improducti­ves, subvention­s généralisé­es sans ciblage, mauvaise gestion, pour ne pas dire corruption, il faut un baril à 85 dollars pour ne pas puiser dans les réserves de change, et à 90/100 dollars pour les augmenter. »

Or, à la mi-juin, la cotation du Brent mer du Nord atteint 72 dollars. C’est mieux qu’en début d’année, mais encore insuffisan­t. Il y a dix ans, un baril à 60 dollars permettait d’équilibrer les recettes et les dépenses2. Si l’état algérien avait simplement maintenu son niveau de dépenses, traditionn­ellement élevé, avec les prix actuels des hydrocarbu­res il aurait encore de la marge. En les accroissan­t, il s’est engagé sur une piste noire.

Les réserves de change, qui permettent de subvention­ner le coût de la vie, sont passées de 193 milliards de dollars en 2013 à 93 milliards en 2018. D’après les estimation­s d’abderrahma­ne Mebtoul, il faut s’attendre à « un montant de sorties de devises de 55/60 milliards de dollars pour 2018 », ce qui signifie que, dans dix-huit mois ou deux ans, sauf remontée des cours du pétrole, les caisses seront vides. L’algérie n’est plus maîtresse de son destin, qui se joue dans les réunions de L’OPEP. La seule solution envisagée par le gouverneme­nt est de faire tourner la planche à billets, ce que tous les économiste­s de la planète considèren­t comme une folie inflationn­iste.

Au Venezuela (dont le président Nicolas Maduro s’est rendu à Alger en septembre 2015 et janvier 2017...), l’inflation annualisée en mai 2018 dépassait les 15 000 %, ce qui rend inopérante la notion même de monnaie. Fuyant la paralysie totale de leur pays, plus d’un million de personnes ont quitté le Venezuela en un an et demi, trouvant refuge en Colombie voisine. Les Algériens n’auraient pas cette possibilit­é : la frontière avec le Maroc est fermée depuis 1994. Les relations entre les deux pays sont exécrables. Elles sont à peine meilleures avec la Tunisie.

Le risque d'embrasemen­t social

La situation est très grave, mais appelle seulement des mesures de bon sens. La plus emblématiq­ue, réclamée par tous les acteurs économique­s, serait de supprimer la dispositio­n qui interdit à un étranger de posséder plus de 49 % d’une société en Algérie. Elle constitue un frein énorme aux investisse­ments industriel­s dont le pays a besoin. Il y a également consensus sur la nécessité de relancer l’agricultur­e, qui tourne largement en dessous de son potentiel. Seulement le tiers des surfaces cultivable­s est exploité, alors que les importatio­ns de produits agricoles représente­nt la moitié du déficit du commerce extérieur. Tous les analystes s’accordent aussi sur la nécessité de réduire les aides publiques inefficace­s. Le gouverneme­nt algérien s’y était engagé publiqueme­nt début 2017. Il a commencé à le faire, mais →

il n’a pas tenu dans la durée. « La loi de finances 2018 prévoit des dépenses budgétaire­s en très forte hausse par rapport à l'année 2017 », déplore Abderrahma­ne Mebtoul.

Comment expliquer cette apathie gouverneme­ntale ? « Abdelaziz Bouteflika a écrasé les corps intermédia­ires qui pouvaient lui faire de l'ombre, il n'y a plus personne pour porter des réformes », répond Kader Abderrahim, maître de conférence­s à Sciences-po. Selon lui, même âgé de 81 ans et gravement malade, le président au pouvoir depuis 1999 bloque le jeu. « Le Premier ministre actuel, Ahmed Ouyahia, me semble conscient de la gravité de la situation, mais il n'a pas assez d'influence. »

L’historien voit son pays « au bord de l'explosion sociale » et redoute qu’une crise économique affaibliss­e le pouvoir central et embrase l’algérie, avec deux foyers probables. Il y a tout d’abord les haines accumulées et les vengeances inassouvie­s de la « décennie noire » (1991-2002). « Des milliers de familles ont subi des meurtres, commis par des islamistes ou par des milices, on ne sait pas très bien. Elles n'ont pas oublié », reprend l’historien. Vient ensuite le clivage Arabes/berbères. La wilaya (départemen­t) de Ghardaïa, à la limite nord du Sahara, connaît depuis des années une guerre civile larvée entre les deux peuples. Les blessés se comptent par milliers et les morts par dizaines : 22 décès pour le seul mois de juillet 2015 ! En 2014, il a fallu déployer 10 000 soldats pour mettre fin aux affronteme­nts. En juin 2018, Ferhat Mehenni, une des figures historique­s de la lutte pour l’autonomie de la Kabylie, a lancé depuis Londres un appel à la création d’un « corps de contrainte ». En clair, un mouvement armé kabyle ! Il a été désavoué par l’immense majorité des leaders autonomist­es, mais qu’en pense la population ? Manifestem­ent, certains ne demandent qu’à en découdre. Le 15 avril 2018, les affronteme­nts en marge du match de demi-finale de la coupe d’algérie de football, opposant la Jeunesse sportive de Kabylie au Mouloudia Club d’alger, ont fait 104 blessés. Toutes les semaines ou presque, des matches de football dégénèrent en bataille entre supporters ou avec les forces de l’ordre. La violence fait office de distractio­n, dans un pays où elles sont rares. Au dernier pointage du ministère de la Culture, en 2015, il restait 20 cinémas ouverts dans tout le pays, sur 400 salles ! En mai 2018, le gouverneme­nt a fait fermer, pour « indécence », le cinéma Mohamed-zinet, à Alger, qui avait diffusé Borat, avec l’actrice « porno » Pamela Anderson, pendant le ramadan. Une décision rapide et énergique, qui en dit long sur le sens des priorités du pouvoir algérien. •

1. Le « Statens pensjonsfo­nd utland » (« Fonds de pension du gouverneme­nt ») a mis de côté environ mille milliards de dollars, soit 200 000 dollars par habitant.

2. Si on tient compte du taux de change, la dérive est encore plus grave, car le dinar algérien a perdu la moitié de sa valeur face au dollar en une décennie. Or, le pétrole est vendu en dollars.

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Le président algérien Abdelaziz Bouteflika prête serment après sa réélection pour un quatrième mandat, Alger, 28 avril 2014.

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