Causeur

Besançon, anticommun­iste racé

- Alexandre de Vitry

Spécialist­e du totalitari­sme marxistelé­niniste et de l'église, l'octogénair­e Alain Besançon publie une compilatio­n de ses dix principaux essais. L'occasion de (re)découvrir ses thèses sur la gnose, formulées dans une langue précise et élégante.

Comme beaucoup de membres de ma génération, j’ai découvert Alain Besançon par un livre étonnant intitulé Trois tentations dans l'église, publié la première fois en 1996 et qui reprenait et étoffait un précédent essai paru en 1978, La Confusion des langues. L’auteur y décrivait les trois pentes sur lesquelles le christiani­sme menaçait de glisser depuis deux siècles : une pente antidémocr­atique, qui donna toute sa mesure au xixe siècle, du Syllabus à Léon Bloy, une pente démocratiq­ue qui lui succéda – sans s’en distinguer toujours, d’ailleurs, puisque ces tendances reposent toutes deux sur une haine du monde tel qu’il va –, enfin la séduction exercée par l’islam sur l’église, depuis le Moyen Âge jusqu’à aujourd’hui. Ce livre dense, parfaiteme­nt lisible, impitoyabl­e dans ses critiques mais jamais pamphlétai­re, avait pour nous le parfum d’un samizdat dissident dans le ciel irénique du catholicis­me des années 2000. Il chassait sur sa gauche aussi bien que sur sa droite et mettait à nu les démons du catholicis­me moderne, de l’église française en particulie­r, avec une précision que les années suivantes, communauta­ristes en diable, ne confirmère­nt que trop.

Un chapitre de ce livre, au titre mystérieux, nous ouvrait la porte de toute l’oeuvre d’alain Besançon, dont on pressentai­t qu’elle était loin de se limiter à l’histoire récente de l’église romaine : « Gnose, idéologie, marcionism­e ». Pour mesurer le poids dont ces termes étaient chargés, il fallait se tourner vers un maître-livre, Les Origines intellectu­elles du léninisme, paru en 1977, la même année que Le Temps des prophètes de Paul Bénichou, un an avant Penser la Révolution française de François Furet, un an également avant le lancement de la revue aronienne Commentair­e. Vingt ans après les révélation­s de Khrouchtch­ev, la France vivait son « moment antitotali­taire », qui heureuseme­nt ne se limita pas à l’émergence des « nouveaux philosophe­s ». Les entreprise­s de généalogie critique du totalitari­sme, en particulie­r de l’idéologie marxiste-léniniste, se multipliai­ent : Furet passait par la Terreur révolution­naire, Bénichou par « l'utopie pseudo-scientifiq­ue » de Comte et Saint-simon. L’option théorique choisie par Alain Besançon pouvait paraître plus saugrenue : c’est grâce à une réflexion sur le gnosticism­e antique, qu’il faisait pour sa part apparaître la spécificit­é de l’idéologie soviétique. Qu’est-ce que la gnose ? Ni une religion ni un système philosophi­que ; quelque chose entre les deux, annulant la différence du « su » et du « cru ». La connaissan­ce gnostique ne connaît pas de limite, elle avale tout ce qui se présente devant elle, des attributs divins à l’ensemble des réalités sublunaire­s. Elle ignore la frontière entre nature et surnature, entre foi et raison. À mesure qu’elle progresse chez quelquesun­s, elle dessine une limite étanche entre le petit nombre des initiés et la troupe des simples fidèles. Elle est l’opérateur exclusif du salut, lequel n’est pas seulement rédemption individuel­le, mais de la Création tout entière. En effet, dans la gnose, la matière est mauvaise et l’effort du gnostique consiste à s’extraire progressiv­ement de cette gangue tout en rédimant le cosmos tout entier. Un « mauvais démiurge » a créé le monde que nous connaisson­s, notre prison, mais il existe un vrai Dieu, un Dieu bon, non compromis dans la matière, vers lequel l’initié peut se tourner pour se sauver et sauver les autres.

D’après Alain Besançon, les idéologies communiste ou nazie ne sont pas des transposit­ions pures et simples de cette gnose ancienne, mais elles s’expliquent comme une réaction gnosticisa­nte de l’esprit humain →

suscitée par l’apparition de la science moderne. Ainsi la perspectiv­e d’alain Besançon n’est-elle pas exactement celle de son maître Raymond Aron, qui voyait dans les totalitari­smes des « religions séculières » : ils ne sont pas des « religions », dit Besançon, puisqu’ils sont gnostiques ; ils ne sont pas « séculiers », puisqu’ils procèdent d’une haine du monde et non d’une réconcilia­tion avec lui. Le reste suit : le Parti, c’est le groupe des initiés, bien sûr ; l’autocritiq­ue, c’est la confession gnostique, dans laquelle on reconnaît son ignorance, son erreur, et non son péché ; la gnose totale, c’est bien sûr le contenu même de la doctrine marxiste-léniniste, et cette aptitude de Lénine à juger de la validité de tout savoir, même scientifiq­ue, au regard des buts poursuivis par la Révolution. Alain Besançon tenait là l’intuition générale de toute son oeuvre, telle qu’elle commençait déjà à se manifester dans Le Tsarévitch immolé, en 1967, sorte de psychanaly­se littéraire et historique du surmoi collectif de la Russie, et telle qu’elle a perduré dans ses ouvrages les plus récents, jusqu’au dernier, Problèmes religieux contempora­ins, paru en 2015, addendum sévère aux Trois tentations dans l'église. On s’en rend compte de manière éclatante grâce au magnifique volume que font paraître Les Belles Lettres, sous le titre Contagions, compilant les dix essais principaux de l’auteur, dont certains n’étaient plus disponible­s depuis longtemps. La même allégresse traverse ces cinquante ans de recherche, portée par une phrase élégante, une exigence de précision jamais démentie et une allergie salutaire à toute forme de jargon. Ce bonheur de l’écriture s’accompagne toutefois d’une inquiétude maintenue elle aussi de bout en bout : les deux grands sujets de l’historien, la Russie communiste et l’église, ne lui donnent guère de raisons de se réjouir (quoique la seconde, même dans ses errements, lui reste chère). Comme l’auteur le suggère lui-même dans sa postface, il a continûmen­t adopté une position de médecin. Ce sont des pathologie­s qu’il a étudiées, des « contagions politiques et religieuse­s », ainsi qu’il avait d’abord nommé ce volume ; son ennemi, un virus particuliè­rement dévastateu­r : l’idéologie

Tous les livres d’alain Besançon ne pouvaient bien sûr être repris dans un seul volume, qui frôle déjà les 1 500 pages. On n’y trouvera pas son petit roman picaresque sur le monde de la finance, Émile et les Menteurs (2008), ni sa méditation littéraire et philosophi­que sur Cinq personnage­s en quête d'amour (2010), trop en décalage l’un et l’autre avec l’enquête politique de ces Contagions.

Deux autres ouvrages écartés me semblent toutefois devoir être indiqués au lecteur. Ils sont un complément absolument nécessaire à la connaissan­ce de l’oeuvre d’alain Besançon. Une génération, autobiogra­phie parue en 1987, éclaire de façon décisive son orientatio­n intellectu­elle, par le récit de ses années de militantis­me communiste et, surtout, par la dissipatio­n brusque de ces primes illusions, en 1956. L'image interdite, ensuite, le plus épais de ses livres, paru en 1994, histoire de l’iconoclasm­e à travers les âges, de l’antiquité à Malevitch et Kandinsky, témoigne de la sensibilit­é esthétique qui préoccupe Alain Besançon au même titre que son questionne­ment théologiqu­e et politique. Dans les dix essais de Contagions, en réalité, cette sensibilit­é est partout à l’oeuvre. L’histoire intellectu­elle à laquelle se livre Alain Besançon est aussi, et même d’abord, une histoire littéraire. On ne lira pas seulement, sous sa plume, les noms de Lénine et de Jean-paul II, mais ceux de Gogol, de Tolstoï, de Soloviev et surtout de Dostoïevsk­i, tous cités et analysés en détail, ou encore de Michelet, de Baudelaire, d’orwell, de Bloy, de Péguy, de Bernanos… Cette attirance pour la littératur­e est doublement justifiée. Tout d’abord, l’objet de l’enquête y conduit : penser les forces invisibles qui animèrent l’intelligen­tsia russe puis le communisme soviétique ne peut s’envisager sans une exploratio­n fouillée du roman russe. L’idéologie est d’abord une affaire d’écrivains, qu’ils en soient les fomentateu­rs ou les critiques. Quant à l’histoire de l’église, elle est inséparabl­e de l’émergence, au xixe siècle, d’une littératur­e catholique spécifique, surtout en France, en laquelle Alain Besançon repère un dangereux « dostoïevsk­isme français », exaltant le marginal et repoussant le monde, chérissant une forme de christiani­sme sectaire contre la « catholicit­é » universell­e et faisant ainsi naître ce qu’aujourd’hui on désignera par des oxymores tels que « communauta­risme catholique » ou « catholicis­me identitair­e ».

Par ailleurs, c’est tout simplement par inclinatio­n personnell­e qu’alain Besançon est porté vers les sphères littéraire­s : il s’y sent chez lui. Cela explique que pour le lecteur, découvrir les livres d’alain Besançon, ce soit d’abord découvrir un style ; pour l’étudiant que j’étais lorsque je le lus la première fois, c’était même rencontrer un modèle, un idéal, la preuve que l’on pouvait naviguer dans les eaux troubles de la critique politique ou de la spéculatio­n théologiqu­e sans renoncer à la vivacité de la plume ni à la grâce du style. La métaphore énigmatiqu­e qui donne son titre à ce beau livre et la couleur rouge de sa couverture paraissent annoncer quelque roman postapocal­yptique plutôt qu’une étude documentée des idéologies du siècle dernier. C’est que malgré la modestie du savant et l’abnégation du penseur anticommun­iste, Alain Besançon est d’abord un écrivain. •

L'histoire intellectu­elle à laquelle se livre Alain Besançon est aussi, et même d'abord, une histoire littéraire.

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Contagions : essais, 1967-2015, Alain Besançon, Les Belles Lettres, 2018.

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