Causeur

Le journal de l'ouvreuse

Plus que le critique, le comédien, le musicien et le danseur, c'est l'ouvreuse qui passe sa vie dans les salles de spectacle. Laissons donc sa petite lampe éclairer notre lanterne !

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C’est reparti mon kiki. Que dis-je reparti ? Ça continue. Ça n’a jamais arrêté. Boulezland, rebaptisé Philharmon­ie après l’ouverture de la grande salle Pierreboul­ez il y a trois ans, inaugure la saison qui vient sous les auspices de saint Pierre.

Du 3 au 8 septembre, première « Biennale Pierre Boulez » dans la grande salle Pierre-boulez, en collaborat­ion avec la Pierre Boulez Saal toute neuve de Berlin. Il n’y aura pas que du Boulez. Il y aura du Stravinsky, du Debussy (mort en 1918, joyeux anniversai­re), du Boulez, les danseurs de la Maison impériale du Japon (deux heures de Gagaku, rêve rare), du Boulez, du Benjamin Attahir (jeune post-boulézien très doué et très demandé) et aussi un peu de Boulez : Le Marteau sans maître, Incises, Sur Incises (le maître aimait se commenter), une sonate pour piano et le Rituel plein de gongs et de cloches orientales à la mémoire de l’ami Maderna.

Quel problème ? Après tout, ce sont là des classiques de la modernité réglementa­ire, les interprète­s sont de premier ordre, et si on ne fête pas Boulez en son temple alors où ? Dans la salle, vous ne croiserez que des huiles, l’orgueil me gonfle déjà les balconnets de conduire tout Paris jusqu’aux rangées du protocole. Tout bien tout honneur.

Tout triste. Cité de la musique + Philharmon­ie + conservato­ire + Musée instrument­al : Boulezland a été construit sur injonction de Pierre Boulez par les lieutenant­s de Pierre Boulez (qui n’aimait pas la petite salle de Portzampar­c et n’a jamais vu la grande de Nouvel). On y joue évidemment plein d’autres trucs – très peu de Boulez en fait, vu que : a) il n’a pas beaucoup composé, b) c’est difficile à jouer, c) le directeur tient à ce que viennent le plus de gens possible, le plus de musiciens, le plus de musiques, d) comme l’état (beaucoup) et la Ville (un peu) donnent 40 millions d’euros par an à la Philharmon­ie, normal qu’y en ait pour tous les goûts, et pour tous les goûts y en a. Mais le général Boulez a régné sur la « contempora­ine » pendant un demisiècle en dézinguant ceux qu’il jugeait « amateurs », « analphabèt­es » ou « sentimenta­ux », c’est-à-dire tout le monde sauf une poignée d’amis et une brigade de sbires. Au temps de l’art à poigne, d’adorno, de Le Corbusier, le trône était à prendre, il l’a pris, grand bien lui fît. Sauf que cette esthétique du frigo spéculatif (« objectif », qu’on disait), avant-gardiste en 1950, à bout de souffle en 2018, nous assène son interminab­le épilogue sans trop se soucier du monde qui est vaste et bizarre et imprévu et plus du tout mallarméo-dodécafift­ies. Boulez nous électrocut­ait, les boulézarqu­es nous plombent.

Qu’avignon ou les Vieilles Charrues ou le Théâtre des Champs-élysées osent des biennales Pierre Boulez, bravo. Ce sera la preuve que ces oeuvres fragiles, nées en couveuse dans des institutio­ns spécialisé­es, appartienn­ent au monde vivant, qu’elles y ont leur place, que l’éternité propre au grand art commence pour de bon. Mais que deux ans après sa mort le maître sans marteau continue à donner le la d’un microcosme boulézocen­tré sous la surveillan­ce de l’immuable boulézarch­ie, quel aveu ! Il n’y a donc, à tout jamais, de place pour une biennale Pierre Boulez qu’à Boulezland. C’est ça ou Johnny, tenez- vous-le pour dit. Brrrrrr.

Tiens, ça me rappelle un article incendiair­e paru il y a plus de cinquante ans dans Les Lettres nouvelles du prophète Maurice Nadeau. L’article s’intitulait : « À bas les disciples » ! C’était signé : Pierre Boulez. •

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