Causeur

Pichonneau crée une start-up

Rimbaud écrivait : « Il faut être absolument moderne. » Eh bien, Jean-michel Pichonneau le pense aussi. Réussira-t-il ? On le découvrira au gré de ses exploits relatés chaque mois dans Causeur.

- Patrice Jean

Pichonneau a ce travers de se croire un peu plus malin qu'il ne l'est, ce qu'il faut lui pardonner puisque cette présomptio­n est la chose du monde la mieux partagée. Son genre, c'est « on ne me la fait pas à moi ! », c'est « j'ai ma petite idée sur la question, hé hé ! », c'est « vous verrez, vous verrez, vous vous rappellere­z ce que je vous avais dit ». Qu'il fréquente une « expo », qu'il lise un roman, qu'il découvre un restaurant, Pichonneau accable la Pichonnett­e de ses jugements éclairés. Vous pensiez que L’éducation sentimenta­le était un grand roman, c'est que vous ignoriez cette analyse : « Putain ce que c'est chiant ce bouquin ! » ; vous ne doutiez pas, pauvre naïf, de la grandeur d'un Ingmar Bergman, alors que Pichonneau résume l'oeuvre du cinéaste à « des intellos à la con qui bavassent en regardant tomber la pluie » ; et inutile d'aller en Sicile (« c'est nul à chier »), de dîner au Victoria, rue Saint-benoît, « les entrées sont potables, mais le reste ne casse pas trois pattes à un canard ».

Il faut reconnaîtr­e qu'internet dévoile les critiques de La Piche, jusque-là trésor secret de la Pichonnett­e. Notre Jean-mi n'est pas de ses égotistes qui gardent pour eux leurs opinions, non, il a le goût du partage, la folle générosité des sages : allez sur les forums de discussion ou les sites de consommate­urs, Pichonneau y dispense son savoir, sans chichis, et toujours avec un sens inné de la « blague rigolote ». Qu'on ne compte pas sur lui pour garder pardevers soi les smileys de toutes sortes, notre homme déteste l'avarice ! Le partage, La Piche, il a ça au coeur : « Que voulez-vous, s'excuse-t-il, on ne se refait pas. » Et on ne peut qu'admirer cet élan pour la justice qui l'oblige à rudoyer sur les forums les réacs et les fachos, les intolérant­s et les peine-à-jouir. Il ne faut pas oublier la dimension politique de sa pensée.

Où se lit le mieux le goût très sûr de Pichonneau (« le nec plus ultra de l’intelligen­ce », selon Lautréamon­t), c'est dans sa dextérité pour mettre des notes : qu'il s'agisse d'étoiles, de toques, de chiffres (sur 5 ! sur 10 ! sur 20 !), de pouces levés, de têtes de Mickey, de mains jaunes, Jean-mi n'hésite pas, il aligne sans frémir une étoile pour qualifier un roman surfait, trois toques pour modérer les enthousias­mes à propos d'un restaurant, cinq têtes

de Donald pour célébrer un parc d'attraction­s. Quand d'autres développen­t des longues analyses ennuyeuses, La Piche, en un seul clic, dit l'essentiel : l'oeil de l'aigle.

C'est au cours d'une soirée chez Jean-louis que l'idée lui est venue : et pourquoi ne pas créer un site où l'on noterait les individus ? Avant de rencontrer, pour la première fois, votre futur beau-père, un collègue, votre banquier, une pute, l'ami d'un ami, vous pourriez visiter le site de La Piche et, par ce biais, savoir sur quel pied danser avec ce nouvel individu. Jeanlouis, juste après l'engloutiss­ement d'une pomme dauphine (dorée à souhait), fit cette objection : « Tu oublies qu'il y aura un tas de connards qui ne se priveront pas pour dire du mal de gens qu'ils n'aiment pas, ce ne sera pas objectif. » Il en faut d'autres pour décontenan­cer Pichonneau ! « Pfff ! Tout s'équilibre... C'est pareil avec les films : si tu as 1 000 avis favorables sur le dernier Besson contre 200, ça dit quelque chose sur le film. »

Ce ne fut pas facile. Pichonneau, après le travail et malgré la fatigue, s'enfila du fichier, de l'algorithme, du réseau, de la base de données, de la métabase, du data, etc. Ses week-ends et ses vacances disparuren­t dans les abysses de l'informatiq­ue. Combien d'heures de bureau en réalité dédiées au projet ! La Pichonnett­e en profita pour vivre une « superbe histoire » avec Jean-louis.

Un jour, le site fut presque terminé. Pichonneau bombait le torse comme un marsouin. Il était très fier, en particulie­r, de la fonction Premium (50 euros de plus) : grâce à elle, vous aviez accès à des commentair­es sur la sexualité des individus, soit pour ajouter votre propre savoir sur les talents d'un ou d'une, soit pour lire ce que d'autres en avaient dit. Notre Piche, en connaisseu­r de l'âme humaine, attendait beaucoup de cette fonction pour « se faire des couilles en or » (métaphore certes usée, mais qui exprime parfaiteme­nt l'état d'esprit de Jean-mi).

Et patatras ! En feuilletan­t (« chez le dentiste ») un Paris Match de janvier (Laeticia Hallyday en couverture), Jean-mi tomba sur un article à propos d'un « site où l’on note ses amis, ses collègues, ses enfants, ses parents : lâchetoi. com. » Avec le regard fou de celui qui vient de perdre une fortune à la Bourse, La Piche se précipita chez lui, alluma son ordinateur et consulta, éberlué, le site rival qui lui volait ses idées. En plus, c'était bien fait, simple, rapide. Et le start-upper félon proposait, lui aussi, pour une somme de 80 euros, d'avoir accès aux notes et commentair­es sur la sexualité de ceux qu'il appelait des « contemps ».

Il suffisait d'écrire un nom, un âge, une ville, pour que le site déroule des portraits dessinés ou photograph­iques des individus. On cliquait alors sur le portrait et la note s'affichait. Pour en savoir plus, on devait s'abonner (20 euros par mois). Pichonneau ne put résister, il sortit sa carte bancaire ; cinq minutes plus tard, il écrivit le nom de toutes les personnes qu'il connaissai­t. Beaucoup se trouvaient déjà répertorié­s sur lâchetoi.com. Sylvie Lombard, par exemple se voyait attribuer une note de 6,2 sur 10. Le portrait était divisé en deux parties : les atouts / les lacunes. À propos de Sylvie, un contribute­ur, dans la colonne « + », avait écrit : « Une bonne amie, elle est prête à se plier en quatre pour vous rendre service » ; et, dans la colonne « - »: « Elle ne sait pas garder un secret. » Un autre avait ajouté : « Elle aime chanter du Gérard Lenormand, quelle plaie ! » Une synthèse sans doute écrite par un webmaster s'inscrivait en rouge : « À fréquenter avec modération et seulement si on aime la guimauve. » Pichonneau sourit : au fond, c'était pas mal vu. La note de 6,2 lui parut avantageus­e. Marc Legoff récoltait un 7 sur 10 franchemen­t bien payé. Et, surprise, la Pichonnett­e se voyait parer d'un 8 sur 10 ! Il se dit que les internaute­s la connaissai­ent bien mal, il s'empressa de compléter son portrait : « Elle cuisine comme un pied. Elle ronfle. Elle vote au centre droit », etc. En grand seigneur, il lui attribua la note de 6 sur 10.

Vint son tour. Le coeur battant, il cliqua sur son portrait, la note s'afficha : 3 sur 10 ! Ah, les salauds ! Même pas la moyenne ! Et les commentair­es ! « Il se croit malin alors qu’il est con comme ses pieds. Il veut toujours avoir raison. Il vote à droite », etc. Dans le service Premium (qui lui fit dépenser 80 euros) : « Un mauvais coup. Bande mou. Une petite bite. À déconseill­er (si jamais la tronche du bonhomme ne vous a pas déjà suffi pour fuir en courant). » La Piche n'est pas de ces hommes qui renoncent : il vient de mettre son site en ligne. Allez-y, vous me ferez plaisir. Et l'on peut croire au sérieux de la notation puisqu'il obtient un 19 sur 20 conforme à sa distinctio­n. •

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France