Causeur

Sri Lanka, Colombo chevauche les tigres

Dix ans après la fin de la guerre civile qui s'est soldée par la défaite des Tigres tamouls, l'un des plus sectaires des mouvements indépendan­tistes, le Sri Lanka jouit d'une forte croissance économique. Malgré le nationalis­me exacerbé de la majorité cing

- Alain Destexhe

Malgré une spectacula­ire transforma­tion économique depuis une dizaine d’années, les vieux démons de la division ethnique planent toujours sur le pays aux innombrabl­es Bouddhas souriants. Depuis la fin de la guerre civile opposant l’armée aux « Tigres » tamouls en 2009, le Sri Lanka connaît une forte croissance économique (plus de 5 % en moyenne sur les dix dernières années), dopée par les exportatio­ns, le tourisme et les investisse­ments chinois. Ce dévelop- pement impression­nant entraîne son lot de problèmes, comme un boom de constructi­on anarchique défigurant parfois ses magnifique­s côtes. Le pays a pourtant tout pour séduire chaque année un nombre croissant de touristes : des plages paradisiaq­ues, des sites archéologi­ques, des paysages sublimes, ainsi qu’un mélange inédit de cultures bouddhiste, hindoue et chrétienne. Et les investisse­ments étrangers sont encouragés par des politiques incitative­s. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, grâce à sa situation géographiq­ue stratégiqu­e dans l’océan Indien et aux exportatio­ns de thé (la marque Lipton est associée à Ceylan), le pays était le plus développé d’asie après le Japon. L’instabilit­é politique, le choix d’une économie planifiée et trente ans de guerre civile n’ont pas permis au Sri Lanka de figurer parmi le club des tigres asiatiques aux performanc­es économique­s spectacula­ires. Au Sri Lanka, les « Tigres » − c’était le nom que s’était donné lae LTTE (Liberation Tigers of Tamil Eelam), le

mouvement politico-militaire, totalitair­e et terroriste qui revendiqua­it l’indépendan­ce des régions nord et est, où les Tamouls sont majoritair­es − ont pendant plus de vingt-cinq ans contrôlé jusqu’à un quart du territoire national. Aujourd’hui, la question tamoule mine toujours la politique sri lankaise et se décline à travers deux dimensions complément­aires, l’une liée aux conséquenc­es de la guerre et l’autre à la reconnaiss­ance de l’identité tamoule et d’une certaine autonomie des régions où ils sont majoritair­es.

Les disparus et l'appropriat­ion de terres

Le premier aspect a lui-même deux volets : celui des disparus et celui des terres. La fin de la guerre a été, de part et d’autre, d’une violence inouïe. Contrairem­ent au leadership de nombre de mouvements séparatist­es, celui des Tigres a fait le choix fatal d’un combat classique plutôt que celui d’une guérilla contre une armée renforcée et modernisée, entraînant 300 000 civils, véritables otages, dans ses retraites successive­s. Au cours des combats, les forces armées ont procédé à des bombardeme­nts sans discrimina­tion. Des milliers de personnes ont été enlevées par des forces paramilita­ires sans que l’on sache ce qu’elles sont devenues. Leurs proches réclament de connaître leur sort. Comme on l’a vu en Bosnie, au Rwanda, au Chili ou en en Argentine, le combat des familles pour connaître la vérité – les circonstan­ces de ces disparitio­ns – ne cessera jamais, les autorités doivent en être consciente­s. Un Bureau spécial pour les personnes disparues a bien été récemment mis en place, mais il suscite la méfiance des intéressés, et la mise sur pied d’une « Commission vérité et réconcilia­tion », comme en Afrique du Sud, n’est pas à l’ordre du jour. Par ailleurs, le nord du pays est littéralem­ent truffé de casernes, ce qui donne l’impression d’une forme d’occupation des régions tamoules. Les forces militaires sont quasiment exclusivem­ent composées de Cinghalais. L’armée et des intérêts privés proches du pouvoir se sont accaparés, au nom de la sécurité, de vastes zones de territoire­s (High Security Zones) comprenant des terres agricoles fertiles, allant jusqu’à 20 % des terres arables dans le Nord, selon des estimation­s. Aucun des procès intentés par les anciens propriétai­res n’a abouti. La question est particuliè­rement sensible et complexe. Les Tigres avaient en effet procédé à une purificati­on ethnique des bouddhiste­s et des musulmans. Ces derniers avaient alors vendu leurs terres et leurs propriétés pour une bouchée de pain et certains souhaitera­ient les récupérer. Une décennie après la fin du conflit, ni le problème des disparus ni celui de la terre n’ont commencé à trouver l’ébauche d’une solution.

Les Tigres : un mouvement terroriste et totalitair­e

À moyen et long terme, la question tamoule demeurera omniprésen­te dans le pays, bien que discrédité­e, aux yeux de certains Cinghalais, par le caractère terroriste et « stalinien » du LTTE, combiné au soutien qu’une partie de la population locale lui a apporté, bon gré mal gré, pendant de longues années. Peu connu en Occident, créé en 1976, il avait sans doute réussi à mettre sur pied le mouvement séparatist­e le plus accompli depuis la Seconde Guerre mondiale. Contrôlant un quart du territoire, disposant d’une véritable administra­tion, équipé de tanks, d’armes modernes, d’un embryon de marine (des sous-marins artisanaux et des vedettes rapides) et d’aviation (de petits avions utilisés dans des opérations suicides), il contrôlait également une flotte marchande d’une dizaine de cargos battant pavillon régulier. Le LTTE était financé par la vaste et souvent aisée diaspora tamoule qui s’est constituée pendant la guerre à travers le monde, à la suite de plusieurs pogroms contre la communauté dans les années 1970 et 1980. Les Tigres n’avaient pas d’équivalent dans le monde. Responsabl­e de l’assassinat du Premier ministre indien Rajiv Gandhi en 1991 et d’un président sri lankais, pratiquant le terrorisme, les attentats- →

suicides, le recrutemen­t forcé d’enfants-soldats (chaque famille tamoule devait fournir un enfant à la cause) et faisant régner une discipline de fer, le LTTE a contribué, par son extrémisme, à nuire à la légitimité de certaines revendicat­ions des Tamouls. Avant l’indépendan­ce, le colonisate­ur britanniqu­e avait instauré un système de représenta­tion des communauté­s : cinghalais­e (bouddhiste), tamoule (hindoue), musulmane et les « Burghers », essentiell­ement des chrétiens issus des conversion­s de l’époque portugaise et des mariages mixtes. L’indépendan­ce a été accordée en 1948 à l’élite locale qui, à l’époque, ne raisonnait pas sur des bases ethniques. Du temps des Britanniqu­es, les Tamouls étaient légèrement surreprése­ntés dans l’administra­tion coloniale. Ils étaient eux-mêmes divisés en deux groupes. Ceux d’implantati­on ancienne (plusieurs siècles), qui vivaient dans le nord et l’est du pays, et ceux amenés d’inde au xixe siècle par les Britanniqu­es pour cultiver le thé dans le sud du pays. Nombre de ces derniers furent expulsés peu après l’indépendan­ce. Rapidement, les dirigeants cinghalais ont compris le pouvoir du nombre en démocratie et les partis se sont progressiv­ement définis sur des bases ethniques. En 1956, le « Sinhala Only Act » fit du cinghalais la langue officielle. En quelques années, la proportion de Tamouls dans l’administra­tion (la plupart ne parlaient pas le cinghalais) passa de 30 à 5 % et des quotas furent instaurés dans les université­s pour favoriser les Cinghalais. En 1972, une nouvelle constituti­on proclama le bouddhisme religion officielle, le nom Ceylan fut abandonné au profit de Sri Lanka (« pays resplendis­sant ») et le drapeau national changé, arborant désormais un lion armé d’une épée, une référence à la tradition bouddhiste et aux anciens rois de Kandy, une capitale historique. Ces mesures et les violences répétées contre des Tamouls ont semé les germes de la guerre civile qui a duré jusqu’en 2009.

La question de l'autonomie

Après la défaite des Tigres tamouls, les observateu­rs s’attendaien­t à la réélection du président Mahinda Rajakpase, l’architecte de la victoire militaire et de la réunificat­ion du pays. À la surprise générale, c’est l’un de ses anciens ministres, Maithripal­a Sirisena, candidat commun de l’opposition, qui s’est imposé en 2015. Depuis, au Parlement, une commission, chargée de faire des propositio­ns de révision de la constituti­on, notamment sur la question de l’autonomie des provinces, a été mise sur pied. À cause d’un passé encore très présent, le mot « fédéral » est banni du vocabulair­e politique au Sri Lanka, et tout parti qui s’en réclamerai­t ouvertemen­t serait immédiatem­ent marginalis­é. Le parti tamoul (Tamil National Alliance), principale force d’opposition au Parlement, et son leader de 85 ans, Rajavaroth­iam Sampanthan, marchent sur des oeufs, se contentant de réclamer la révision de la constituti­on et une plus grande autonomie. De l’avis quasi général, ces réformes ne peuvent aboutir sous la présente législatur­e qui se termine fin 2019. Aucun parti cinghalais ne peut faire preuve de « faiblesse » sur la question de l’unité nationale, et il faudra voir si le prochain président et le futur Parlement seront à nouveau aux mains des nationalis­tes ou si, dix ans après la fin de la guerre, une ouverture vers plus d’autonomie est envisageab­le. Quoi qu’il en soit, la question tamoule est là pour durer. Si une reprise de la guerre est exclue, des incidents violents restent possibles et l’alliance nationale tamoule pourrait se voir concurrenc­ée par une alternativ­e plus radicale si elle échouait à obtenir des résultats concrets. Enfin, la communauté musulmane du pays (7 % de la population) qui se trouve, à l’instar du reste du monde musulman, de plus en plus sous l’influence d’un islam rigoriste importé du golfe Persique, se sent elle aussi victime de discrimina­tions, et est parfois visée par des incidents meurtriers. Derrière le sourire apaisé et bienveilla­nt du Bouddha sur les statues omniprésen­tes se cache un pays toujours profondéme­nt divisé sur des bases ethniques et religieuse­s. Contrairem­ent à beaucoup de pays asiatiques, le Sri Lanka a réussi à conserver depuis l’indépendan­ce des institutio­ns démocratiq­ues qui fonctionne­nt. L’alternance politique est une réalité. Après avoir aussi souffert du choix d’une économie planifiée pendant de longues décennies, les perspectiv­es d’expansion sont désormais excellente­s, ce qui contribuer­a peut-être à apaiser les tensions communauta­ires. Soumis aux influences de deux géants, l’inde et la Chine, les autorités aimeraient cultiver des relations plus profondes avec l’europe. L’île a été soumise successive­ment à la domination portugaise, hollandais­e et anglaise. Il en reste de beaux vestiges, notamment un réseau de forts hollandais qui témoignent de l’importance géopolitiq­ue de Ceylan au temps de la colonisati­on européenne. Signe des temps, la Chine semble aujourd’hui la seule à vouloir investir dans un pays qui manque pourtant cruellemen­t d’infrastruc­tures routières, ferroviair­es et portuaires. Le Sri Lanka tend pourtant la main à l’europe, à ses touristes et à ses investisse­urs. •

Du temps des Britanniqu­es, les Tamouls étaient légèrement surreprése­ntés dans l'administra­tion coloniale.

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Manifestat­ion de femmes tamoules appartenan­t à un collectif de parents de personnes disparues, Jaffna (capitale de la province du nord du Sri Lanka), 15 novembre 2013.

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