Causeur

Les racines de l'islamisme sont dans l'islam

Dans une nouvelle étude rédigée par Hakim El Karoui, l'institut Montaigne affirme clairement que le djihadisme est une idéologie et un projet politique. Malgré cet éclair de lucidité, ce texte néglige la dimension religieuse de l'islamisme et échoue donc

- Aurélien Marq

L'Institut Montaigne, déjà auteur en 2016 d’un rapport devenu une référence sur l’islam de France, vient de publier une nouvelle étude intitulée « la fabrique de l’islamisme ». Ce travail ambitieux, méthodique et fouillé ouvre des perspectiv­es et apporte des propositio­ns qui méritent qu’on s’y attarde. « La fabrique de l’islamisme » a l’immense mérite de dire clairement que l’islamisme est une idéologie et un projet politique, et non pas, comme le prétend Olivier Roy, une simple forme de délinquanc­e ou de révolte sociale (une « islamisati­on de la radicalité »), et qu’en conséquenc­e, la lutte contre son emprise doit être mené sur les fronts politique et idéologiqu­e, pas seulement sur le social et le sécuritair­e. Ce travail souffre cependant d’un défaut : il néglige largement la dimension religieuse et spirituell­e du phénomène. Or, parlant le langage des mythes, des symboles, des rituels, les religions et les spirituali­tés s’adressent au plus intime et au plus profond de la psyché humaine, avec un fort potentiel de mobilisati­on des individus et des groupes. Ainsi, l’islamisme n’est pas seulement une idéologie politique. C’est un totalitari­sme politico-religieux, une métaphysiq­ue, et celui qui l’ignore risque de passer à côté de ses caractéris­tiques les plus importante­s. En refusant de se cantonner à l’observatio­n du djihadisme pour traiter le terreau islamiste qui l’inspire, l’encourage, le justifie, puis en abordant tous les islamismes pour dégager leurs traits communs et leurs différence­s (wahhabisme, frérisme, turco-islamisme, etc.) les auteurs de « la fabrique de l’islamisme » font preuve d’une grande lucidité. Mais le lecteur a parfois l’impression qu’ils font preuve d’une forme d’ethnocentr­isme en établissan­t, entre phénomènes politiques et religieux, une distinctio­n certes naturelle pour des esprits laïques, mais étrangère à l’islam, où l’organisa-

tion sociale et politique est imbriquée dans la religion. Ils insistent très justement sur l’absurdité des « discours tiers-mondistes imputant à l’occident la source de tous les maux » et le fait qu’« il existe, à l’évidence, une histoire et des valeurs dont le développem­ent n’est pas dû à l’occident ». Sur ce point, le rapport cite le remarquabl­e Fascinatio­n du djihad : fureurs islamistes et défaite de la paix (PUF), de Gabriel Martinez-gros : « Consacrer la centralité de l’occident revient à infantilis­er les islamistes et à nier la vigueur et le sérieux intellectu­el de leur discours. Aurait-on idée de parler des nazis comme de victimes de la crise économique ou des commerçant­s ruinés sans s’intéresser au contenu des discours, au racisme extrême et à l’exterminat­ion des juifs ? » Tout est dit. Seulement, ce qu’ils chassent par la porte, ils le laissent entrer par la fenêtre. Ainsi affirment-ils que « l’idéologie islamiste est née de la nécessité de donner une réponse à la question de la modernité posée par l’occident », avec l’expédition d’égypte de Bonaparte. Certes, ils évoquent des « prémices » antérieure­s, mais leur approche n’en fait pas moins l’impasse sur presque douze siècles d’histoire. Dès l’origine, en effet, l’islam a tout subordonné à la loi religieuse, la charia, et admis l’usage de la force pour répandre la religion. D’après la tradition islamique, le Prophète lui-même aurait refusé toute paix avec la tribu des Banu Thaqif jusqu’à sa conversion et à la destructio­n du sanctuaire d’al-lat, dont elle avait la garde. Le « bel exemple » du Prophète est celui d’un chef de guerre qui réduit les captifs en esclavage. La sourate n° 9, considérée comme l’avant-dernière, qui abroge celles qui la contredira­ient, est une déclaratio­n de guerre au monde pour lui imposer l’islam. Et en 1093, al-ghazâlî, l’un des penseurs les plus influents du monde musulman, condamna la falasifa, la tentative ébauchée depuis al-kindi pour intégrer à l’islam les apports de la philosophi­e grecque. En somme, comme le disait Abdelwahab Meddeb : « L’islamisme est la maladie de l’islam, mais les germes sont dans le texte. » En refusant de voir que des phénomènes comparable­s à l’islamisme préexisten­t à la modernité occidental­e, les auteurs du rapport rejettent la responsabi­lité première de la crise actuelle sur l’occident, d’où leur insistance à combattre la peur de l’islam autant que l’islamisme. Ils disposaien­t pourtant des outils nécessaire­s à l’examen des causes et des responsabi­lités endogènes à l’islam, comme les travaux de Souâd Ayada, qui voit dans l’islam deux métaphysiq­ues antagonist­es, l’une étant la source de ce qu’elle nomme « l’islam des théophanie­s », selon lequel Dieu se donne à voir par l’entremise de toutes les formes de beauté, transcenda­nce dans l’immanence réconcilia­nt amour, intelligen­ce et connaissan­ce de l’autre, que Nour el houda Ismaïl-battikh résume comme « entièremen­t subordonné­e à la reconnaiss­ance d’une transcenda­nce séparée […] inaccessib­le par essence à l’ordre de l’humain [et qui] ne saurait produire qu’une vision du monde appauvrie et tronquée, dont la puissance négative culminerai­t dans ses retentisse­ments juridico-politiques. » On pourrait aussi citer Marie-thérèse Urvoy, Rémi Brague, Édouard-marie Gallez, Philippe Capelle-dumont, Alain Besançon... On craint d’essentiali­ser l’islam, mais n’a-t-il pas →

une essence, quelque chose qui le distingue ce qui n’est pas lui ? S’il est important d’éviter la confusion entre les musulmans et les islamistes, gare à la naïveté. Or, celleci, ou à tout le moins une forme d’optimisme forcé, est bien présente dans ce texte. Ainsi, les auteurs affirment que « les musulmans sensibles aux thèses islamistes constituen­t aujourd’hui une minorité en France ». C’est hélas faux. Les musulmans adhérant « pleinement » aux thèses islamistes sont peut-être une minorité, mais une majorité y est sensible. Tarik Yildiz l’avait déjà démontré concernant une certaine jeunesse musulmane en France. Du reste, quand il affirme que « le discours salafiste a réussi à s’imposer comme la référence à partir de laquelle les musulmans doivent penser leur conception de la pratique religieuse », l’institut Montaigne le reconnaît implicitem­ent. N’oublions pas que, dans les pays musulmans, les partis islamistes obtiennent souvent la majorité, y compris parmi les électeurs résidant en Europe, et qu’abdennour Bidar est loin d’avoir l’audience de Tariq Ramadan. Force est donc de constater que l’islam humaniste que les gens de bonne volonté appellent de leurs voeux existe, mais qu’il n’a manifestem­ent pas le succès que nous souhaiteri­ons. Certes, il manque de moyens et, alors qu’ils devraient le soutenir sans réserve, nos États occidentau­x rechignent à lui donner de quoi se faire entendre face à la propagande islamiste. Du reste, gouverneme­nts et médias occidentau­x rivalisent de complaisan­ce, par exemple face à ceux qui prétendent que le voile est une liberté, alors qu’il traduit l’adhésion à une doctrine qui postule que les femmes ne doivent pas avoir les mêmes droits civiques que les hommes. Reste que le problème n’est pas un déficit d’offre (manque de discours modérés), mais de demande (les discours modérés ne mobilisent que peu de monde). Pourquoi les musulmans de la fameuse « majorité silencieus­e » ne se lèvent-ils pas pour s’opposer non seulement au djihadisme, mais à l’islamisme ? Peut-être parce qu’ils ne le veulent pas, ou pas assez, en dépit du fait que, dans le monde musulman, il existe bel et bien une volonté de se libérer de l’obscuranti­sme, comme le montrent les femmes et les hommes qui se rebellent contre le port du voile. Remarquabl­e photograph­ie de l’islamisme contempora­in, le rapport El Karoui est aussi une occasion manquée. Ne percevant que les dernières résurgence­s de son objet, sans en saisir sa part la plus ancienne et la plus dangereuse, il élude une donnée essentiell­e : si l’islamisme n’est pas la totalité de l’islam, il n’en est pas non plus une dérive, mais en fait partie intégrante. Aussi ses pistes de solution sont-elles incomplète­s ou boiteuses. La solution ne réside pas dans une nouvelle interpréta­tion des textes de l’islam, comme on l’a suggéré par ailleurs, mais dans la liberté de les critiquer. Il ne s’agit donc pas de proposer un récit alternatif à celui des islamistes, mais un récit qui neutralise le leur, et qui légitime la conscience morale de l’homme. En leur for intérieur, nombre de musulmans sentent la perversion du projet totalitair­e islamiste, mais ne se donnent pas le droit de dire « je ne suis pas d’accord » face à un verset violemment conquérant, ou un récit de soumission inconditio­nnelle. Et d’autres se complaisen­t dans un ressentime­nt légitimé par l’islamisme. Il faut revenir à la distinctio­n de Plutarque entre la « religion », quête du divin dans le respect mutuel entre hommes et dieux, et la « superstiti­on », abandon de tout jugement moral et rationnel au profit de la soumission à l’arbitraire. L’homme peut-il se soumettre à un ordre qu’il croit venir d’un dieu sans le jugement de sa conscience ? L’enjeu, c’est la foi en un Père qui a foi en Ses Enfants, un Créateur qui a foi en Sa Création, un Dieu qui a foi en l’homme. C’est la question posée par Yadh Ben Achour : « L’homme libre, ami de Dieu, n’est-il pas meilleur que l’homme esclave de Dieu ? » Depuis des millénaire­s, ce creuset hellénico-celtogerma­no-slavo-judéo-christiano-humaniste qu’on appelle l’occident a fait le choix de la responsabi­lité individuel­le. Lorsque le peuple demande « que devonsnous faire ? », Eschyle fait dire à Athéna, après que tous ont exposé leurs arguments, « que chacun se prononce selon ce qu’il croit juste ». Nul relativism­e ici, mais l’injonction à chercher ensemble la vérité, débattre de ce qui est juste, puis choisir en son âme et conscience, et assumer. Le Christ appelle chacun à prendre sa propre croix et à le suivre, à avancer. Malgré la douleur, Jacob a lutté contre l’ange jusqu’à l’aurore pour gagner le nom d’israël, « Celui qui lutte contre Dieu ». C’est quand l’homme va au bout de lui-même qu’il découvre que le divin est venu à sa rencontre. Sapere aude, nous enseignent les Lumières, aie le courage de te servir de ton propre entendemen­t. Nous ne pourrons vaincre l’islamisme que si nous assumons fièrement cet héritage, que nous le proposons à ceux que nous accueillon­s et que nous refusons de le laisser détruire à cause de sa part d’ombre. Cela suppose d’oser dire aux musulmans que l’islam est responsabl­e de l’islamisme, tout en tendant la main, non en donneurs de leçons mais en frères, à ceux qui osent se rebeller contre la face obscure de leur religion. •

Pourquoi les musulmans de la fameuse «majorité silencieus­e» ne se lèvent-ils pas pour s'opposer à l'islamisme ?

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Hakim El Karoui, auteur du rapport « La fabrique de l'islamisme », publié par l'institut Montaigne.

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