Causeur

Grayson Perry, l'art délicat du mauvais goût

- Pierre Lamalattie

À partir du 19 octobre, la Monnaie de Paris présente une étonnante exposition de Grayson Perry. Si ce père de famille britanniqu­e amoureux du kitsch populaire aime se travestir pour déconstrui­re le mythe de la virilité, son travail figuratif sur la céramique et la tapisserie ne concède rien à l'ère du temps.

Certaines vies sont mises en mouvement par un traumatism­e initial qui donne du sens et de l’énergie à toute la suite. C’est ce qui se produit avec Grayson Perry. Enfant, il vit mal le divorce de ses parents et la cohabitati­on forcée avec un beau-père violent. Ce dernier incarne aux yeux du jeune garçon rêveur une sorte de contre-modèle de virilité archaïque et grossière. Les années se succèdent et il a le temps de réfléchir à la question. Il se trouve des occupation­s : il lit, il dessine, il s’invente des amis imaginaire­s, comme son double féminin, ou un doudou ange gardien. Les choses s’enveniment quand le hobby principal de l’adolescent consiste à se travestir. Cette singularit­é n’est pas le fruit d’une orientatio­n homosexuel­le naissante. Elle semble plutôt relever d’une sorte de joie décorative décalée et du besoin de manifester une masculinit­é différente. Cependant, le beau-père s’en offusque et la mère, effacée, n’intervient pas. Ça tourne mal. Grayson doit quitter le domicile familial et vivre dans des squats.

Après l’école des beaux-arts de Portsmouth, son talent s’exerce anonymemen­t dans l’art « outsider », autrement dit l’art brut, un univers populaire d’autodidact­es créatifs. Cependant, contrairem­ent à nombre d’adeptes de l’art brut, souvent repliés dans leur monde, Grayson Perry s’intéresse à tout, il rencontre des gens de tous les milieux et développe une vision personnell­e de son époque. Il mène des enquêtes, participe à des émissions de radio, produit des reportages et des séries télé, écrit des livres et, surtout, crée à foison des céramiques et des tapisserie­s, sans oublier la gravure et la sculpture. Sa notoriété grandit de façon exponentie­lle. À présent, Grayson Perry, quinquagén­aire et père de famille, est un honorable professeur et un membre éminent de la Royal Academy. Il est surtout l’une des principale­s figures de la scène artistique anglaise et certaineme­nt l’une des plus intéressan­tes.

Rien de mieux qu'un bon travestiss­ement pour animer une émission télé

Son personnage est familier des Anglais depuis qu’il égaye de ses travestiss­ements excentriqu­es les plateaux télé et les vernissage­s. Il incarne les délices de la meilleure tradition du mauvais goût anglais. Cependant, cette image est davantage qu’un simple divertisse­ment. C’est aussi pour lui un moyen de faire passer agréableme­nt ses idées sur la masculinit­é, le genre et la cause féministe. Grayson Perry a, en effet, des conviction­s bien affirmées. Il pense que les archétypes de la virilité sont malsains et contribuen­t à un grand nombre de violences. Certains observateu­rs pourraient voir dans l’attitude de cet artiste une concession à l’air du temps, un effet de mode, un souhait opportunis­te de s’inscrire dans une idéologie qui a le vent en poupe. Il n’en est probableme­nt rien. On sent chez cet homme un engagement qui s’enracine dans un parcours personnel et qui est porté par une réelle sincérité. C’est ce qui en fait tout l’intérêt.

C’est ainsi que, dans l’une de ses émissions télé, il va à la rencontre des « stéréotype­s de la masculinit­é », dans des endroits tels que clubs de boxe, salons de tatouage, rassemblem­ents de grosses bagnoles, etc. Il dialogue avec bonhomie avec les virilités les plus tonitruant­es. Ses interviews sont serrées, fouillées, mais empreintes de bienveilla­nce. On sent qu’il a envie de comprendre. Tout au plus s’autorise-t-il, de temps à autre, un trait d’humour ou une pointe de compassion pour ces hommes qui croient devoir faire le choix sacrificie­l d’une virilité exacerbée.

Son engagement pour l’évolution de la masculinit­é ne doit cependant pas masquer l’essentiel, c’est-à-dire des conception­s artistique­s originales. Tout commence avec une réflexion sur les goûts. Pour Grayson Perry, les classes sociales se distinguen­t avant tout par leurs goûts. En tout cas, c’est ce qui le passionne et c’est sous cet angle qu’il aborde la société. Une de ses fameuses émissions de télé propose une enquête sur les goûts populaires. Pour cela, il se rend dans l’essex, sa région d’origine, qui passe pour un territoire périurbain particuliè­rement ringard. Il entre avec les caméras dans des maisons ouvrières saturées d’objets kitsch et interviewe les habitants qui en sont fiers.

Le kitsch représente évidemment pour les autres couches de la société une horreur, un risque de déclasseme­nt absolu. Soulignons au passage que le mot « kitsch » ne vient probableme­nt pas (comme on le croit souvent) de la cuisine et des objets amusants qu’on peut y trouver. L’origine, plus sombre et teintée de mépris de classe, dériverait plutôt de verkitsche­n (« brader » en allemand), ou kitschen (« ramasser des déchets dans la rue »). Dans le même ordre d’idée, la plupart des théoricien­s de la modernité – comme Clement Greenberg – n’ont que dédain pour le kitsch et les goûts populaires. Ce n’est pas du tout le cas de Grayson Perry et ce →

qu’il en dit est particuliè­rement intéressan­t.

Il voit dans le kitsch une forme de résistance populaire

D’abord, dans une confession assez touchante, il regrette d’avoir eu, lui aussi, dans sa phase beaux-arts, une condescend­ance mal placée à l’égard du kitsch. Désormais, il a plutôt de la tendresse, et même de l’admiration. Il montre comment ces familles populaires, en disposant un peu partout chez elles de petites figurines, peuplent leur univers de présences. Elles s’approprien­t leur espace. Elles font de leur maison beaucoup plus qu’un logement. Elles l’habitent véritablem­ent, et ce n’est pas rien. Alors évidemment, tous ces objets cucul et sucrés peuvent prêter à sourire. Cependant, en promenant ses caméras, Grayson Perry prouve que ces décors réservent des surprises, de la drôlerie et, en fin de compte, une vraie fantaisie. Il faut donc les regarder sans préjugés.

Il y a quelque chose de touchant dans cet attachemen­t populaire à la figuration, alors que depuis près d’un siècle elle ne subit que dénigremen­ts de la part de l’art savant et des classes supérieure­s. Il y a une sorte de résistance populaire en faveur de la figuration. Les ouvriers de l’essex sont, toute proportion gardée, ce qu’étaient jadis les moines de province et le petit peuple idolâtre qui résistèren­t aux injonction­s iconoclast­es des grands théologien­s et des empereurs byzantins.

L’intuition centrale de Grayson Perry est qu’il y a un lien séculaire entre le goût populaire et la figuration. Ce n’est pas un hasard si ce passionné d’images est luimême issu d’un milieu pauvre dont les usages culturels sont éloignés des prescripti­ons artistique­s de son temps. Les racines de ce créateur plongent, en effet, dans cet autre xxe siècle qui est fait de BD, d’illustrati­ons, de publicité et de cinéma. Jusqu’à l’âge adulte, il n’a quasiment jamais de contact avec l’art moderne et contempora­in. En cherchant bien, on ne trouve guère que l’influence de quelques néo-expression­nistes allemands. C’est le cas de Penk, ancien réparateur de chaudières en RDA, qui a développé une narrativit­é archaïsant­e à mi-chemin entre les arts premiers et le street art. Quand Grayson Perry invoque des références en histoire de l’art, il va généraleme­nt les prendre assez loin, par exemple Hogarth, Mantegna ou Grünewald.

Rien n’a été plus décrié par les tenants de la modernité et de l’art contempora­in que le fait d’avoir « du métier », de vouloir faire de belles choses et de s’appliquer sur l’ouvrage. C’est pourtant exactement ce que fait Grayson Perry. Il a, tout particuliè­rement dans le domaine de la céramique, un savoir-faire impression­nant. En observant ses grès, on voit qu’il conjugue de façon admirable une diversité de techniques (émaux, scarificat­ions, graffitis, dorures, insertion de photos, etc.) nécessitan­t plusieurs passages au feu et une réelle habileté. On retrouve la

même approche dans son intérêt pour la tapisserie, la création de vêtements, la gravure et la sculpture.

Dans les pas de la reine Mathilde

Cependant, la figuration, pour Grayson Perry, c’est aussi et surtout la possibilit­é de s’exprimer sur le monde et sur les humains. On est frappé, en regardant ses oeuvres, par sa liberté de ton. Par exemple, il évoque dans ses céramiques et tapisserie­s des scènes sexuelles souvent très crues, voire carrément obscènes. Ce n’est pour lui, ni plus ni moins, qu’une façon de tenir la chronique de notre temps. Si la reine Mathilde vivait à notre époque, peut-être broderait-elle des histoires de ce genre plutôt que les répétitive­s chevauchée­s de ses prévisible­s guerroyeur­s. C’est en tout cas l’esprit dans lequel travaille Grayson Perry, pour notre plus grand plaisir. Et c’est toujours une surprise de voir, sur des objets si traditionn­els, des sujets aussi contempora­ins. Çà et là, on remarque également que ses oeuvres sont parsemées d’inscriptio­ns. Dans ce cas, l’image n’est pas au service du texte ou d’une idée, comme c’est souvent le cas dans l’art édifiant, moralisate­ur ou idéologiqu­e. Au contraire, chez Grayson Perry, textuel et visuel agissent en synergie comme les deux pièces d’une paire de ciseaux. Ceux qui sont familiers de la pub ou de la BD ne seront pas surpris. Certaines de ses séries télé donnent un aperçu d’ensemble de son processus de création. Ainsi, son émission sur la lower class du Sussex se termine-t-elle par une aimable mise en tapisserie des protagonis­tes. On assiste à toutes les étapes : la réflexion préalable, le repérage des objets et des personnage­s, le travail du projet au feutre, puis sur ordinateur et, enfin, les machines qui, à partir d’un fichier numérique, élaborent la tapisserie comme le ferait une grande imprimante. La scène finale est, comme il se doit, le vernissage dans la bonne humeur avec les intéressés. L’art de Grayson Perry, aussi solide soitil, est en effet un art qui réjouit ! Raison de plus pour ne pas rater cette exposition ! •

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 ??  ?? Matching Pair (céramique), Grayson Perry, 2017.
Matching Pair (céramique), Grayson Perry, 2017.
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#Lamentatio­n (tapisserie), Grayson Perry, 2012.
 ??  ?? À voir absolument : « Grayson Perry, vanité, identité, sexualité », à la Monnaie de Paris, du 19 octobre 2018 au 3 février 2019.
À voir absolument : « Grayson Perry, vanité, identité, sexualité », à la Monnaie de Paris, du 19 octobre 2018 au 3 février 2019.

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