Causeur

Immigratio­n, les médias nous mènent en bateau

- Ingrid Riocreux

En imposant un vocabulair­e biaisé, les grands médias ferment le débat migratoire avant qu'il ait pu avoir lieu. L'emploi de termes tels que migrants et réfugiés – au lieu d'immigrants ou émigrants – occulte les enjeux majeurs et nous oblige à choisir notre camp : générosité ou repli, populisme ou humanisme. Le mot « migrant » résorbe sa propre connotatio­n anxiogène dans l'idée qu'il exprime : celle d'un phénomène temporaire qui passera.

Clarifier les grandes questions d’actualité, telle est la mission des médias. Mais les clarifier ne signifie pas les simplifier et moins encore prétendre y répondre. Bien au contraire, il s’agit d’en mettre en évidence la complexité en examinant les différente­s facettes du problème considéré.

La « question migratoire », ainsi qu’il est convenu de la nommer, fait partie de ces problèmes que nos médias ont eu la charité de trancher pour nous. Nos journalist­es, dans leur majorité, ne font pas vivre le débat, ne nous incitent pas à avoir une vision complète et complexe des enjeux du sujet ; en idiots utiles d’une cause qui les dépasse, ils nous livrent sur un plateau le prépensé qu’il s’agit de soutenir si l’on veut passer pour quelqu’un de bien. Et comme toujours, ce prépensé s’immisce dans notre langage, nous contraigna­nt à dire le Bien, malgré nous. S’il est vrai que « le fascisme, ce n’est pas d’empêcher de dire, c’est d’obliger à dire », selon le mot de Roland Barthes, alors l’attitude de nos journalist­es est proprement fasciste. Ce sont des fascistes utiles.

Entendons-nous bien. Il est évidemment heureux que les médias ne puissent ni exprimer ni répercuter des discours de haine – tels que des appels au meurtre. Mais où a-t-on vu que le rôle des journalist­es était de veiller à ce que nous soyons charitable­s et accueillan­ts ? Théoriquem­ent, ils ne devraient être incitatifs ni dans un sens ni dans l’autre. Ils ne devraient pas être incitatifs du tout.

Leur volonté d’orienter le point de vue du public peut aller jusqu’à la manipulati­on de l’informatio­n, montrant que le sens de la responsabi­lité dont se targuent nos maîtres à penser a bon dos. On se souvient d’un article, sur le site de France Inter, dont le titre « Migrants : le fantasme de l’infiltrati­on terroriste » devint « Des terroriste­s parmi les migrants ? » quand les faits dramatique­s que l’on connaît prouvèrent que le fantasme n’en était pas un. Qu’on me permette de citer encore la petite introducti­on : « Des terroriste­s se cacheraien­t parmi les migrants. Est-ce crédible ? Autant le dire tout de suite : non, et on vous explique pourquoi », qui, pour sa part, disparut tout bonnement. Cette manoeuvre digne du travail de Winston Smith, le héros du roman d’orwell 1984 (dont le métier est de modifier a posteriori toutes les informatio­ns que les faits ont invalidées), est régulièrem­ent dégainée à la face de nos médias donneurs de leçons et traqueurs de « fake news » par ce qu’ils appellent la « fachosphèr­e ».

Mais cette manipulati­on en bonne et due forme ne doit pas faire oublier les choix lexicaux qui prévalent dans tous les médias : non moins révélateur­s d’un parti pris global, parfois inconscien­t, ils sont sans doute plus pernicieux, car plus discrets. Les terroriste­s, nous expliqua-t-on quand il devint clair que le fantasme n’en était pas un, avaient « emprunté la route des migrants ». Il faudra songer à décorer celui qui, le premier, a employé une telle expression. Loin de pouvoir eux-mêmes être considérés comme des migrants, les terroriste­s ne sont même pas « parmi » les migrants : non, ils empruntent leur route. La dissociati­on est totale. Sauf que, dans la réalité, cette dissociati­on est si difficile à faire que les efforts combinés de toutes les polices n’y suffisent pas toujours. En s’acharnant à minorer le danger terroriste consubstan­tiel aux flux migratoire­s, en culpabilis­ant la méfiance, en blâmant le soupçon, les journalist­es nous ont contraints à baisser la garde ; en interdisan­t les « amalgames », ils nous forcent à accepter le danger comme une fatalité.

Les terroriste­s, donc, avaient emprunté la route des migrants. « Migrant » : le mot magique par excellence. Le migrant n’est ni un « immigré » ni un « émigré ». Venu de nulle part, il ne va nulle part. Ce mot interdit de s’interroger sur l’origine et les motivation­s de l’arrivant, en même temps qu’il rassure l’accueillan­t forcé en le persuadant que cette →

installati­on n’est pas définitive. Nouveau nomade, le migrant repartira comme il est venu ; il n’a pas vocation à rester. Évidemment, ce confusionn­isme est parfaiteme­nt injuste, car en employant le mot « migrant », on abolit la différence entre l’authentiqu­e réfugié qui quitte un pays ravagé par la guerre, d’une part, et d’autre part, le pauvre en quête du mode de vie à l’occidental­e qu’on lui a abusivemen­t fait idéaliser. Quel monde entre la jeune Congolaise enceinte qui ne parle que le lingala et fuit la guerre sans rien espérer pour elle-même, songeant seulement à l’avenir de l’enfant qu’elle porte, et le jeune Algérien parfaiteme­nt bilingue qui fuit peut-être un lourd passé judiciaire et pense refaire sa vie dans le confort de l’anonymat ? Comme le mot « migrant », la notion de « crise migratoire » résorbe sa propre connotatio­n anxiogène dans l’idée qu’elle exprime en même temps : celle d’un phénomène temporaire qui, à l’instar du migrant, passera.

Conscients que le terme « migrant » opérait un lissage gênant des disparités de situations, nos journalist­es ont adopté l’expression « migrant économique », précisémen­t pour désigner ces aventurier­s qui cherchent fortune par voie légale ou illégale et qui, n’ayant aucune attache, n’ont rien à perdre. Beaucoup ont laissé derrière eux des parents, des amis, parfois une femme et des enfants. Celui qui part sans cesse n’a de compte à rendre à personne ; il est littéralem­ent sans feu ni lieu, c’est-à-dire sans foi ni loi.

« Mais ils risquent leur vie ! », nous dit-on. Certaines expression­s agissent comme de véritables bâillons idéologiqu­es. Que les migrants soient « prêts à risquer leur vie sur des radeaux de fortune » constituer­ait la preuve qu’ils fuient effectivem­ent de grands dangers. Interdicti­on nous est faite, par conséquent, de remettre en cause leur accueil massif. Mais est-ce bien connaître la nature humaine ? On peut risquer sa vie en désespoir de cause, pour en sauver d’autres, parce qu’on fait le pari de s’en sortir, ou sans aucun principe particulie­r. Et répétons-le : on peut fuir la guerre, mais aussi la justice… Néanmoins, tout le monde ne s’accorde pas sur l’emploi du mot « migrant » et certains journalist­es optent systématiq­uement pour la dénominati­on « réfugié », avec les déclinaiso­ns que l’on sait : « réfugiés de guerre », « réfugiés économique­s » et demain, « réfugiés climatique­s ». Par opposition au migrant-

zombie sans origine ni destinatio­n, le réfugié est une victime incontesté­e. Ce mot est donc brandi en réplique à tous ceux qui oseraient un parallèle douteux entre les flux migratoire­s actuels et les invasions barbares de jadis. Les fameux barbares étaient pourtant, pour la plupart, des réfugiés qui fuyaient l’avancée des Huns. Les journalist­es du ive siècle auraient pu photograph­ier un Aylan goth mort de froid et déchiqueté par les loups dans une forêt d’europe centrale. Ils auraient ensuite pu déclarer : « L’image parle d’elle-même » ; ce qui est faux, elle ne dit que ce qu’on lui fait dire et revêt le statut argumentat­if qu’on lui confère.

Mais les journalist­es en toge n’auraient pas eu besoin de déployer cet arsenal de persuasion, car l’empire romain se montra plutôt accueillan­t pour ces malheureux. On laissa nombre d’entre eux s’installer sur le territoire, dans des zones délimitées, près de la frontière. Comme toujours – osera-t-on dire comme aujourd’hui ? –, des individus comprirent vite l’intérêt qu’ils pouvaient tirer de la détresse de ces population­s : on leur vendit des terres et de la nourriture à des prix exorbitant­s. Victimes de mauvais traitement­s, acculés à la famine, les barbares se révoltèren­t et quittèrent les zones qu’on leur avait attribuées pour déferler sur le reste de l’europe. Que chacun se débrouille avec les similitude­s et les différence­s avec la situation actuelle, mais la comparaiso­n s’arrête là puisque les barbares d’alors étaient déjà très romanisés. Beaucoup étaient chrétiens, leurs élites parlaient latin et leurs chefs de guerre avaient fait leur service militaire dans les armées de l’empire. Peut-être ces barbares étaient-ils plus aisément intégrable­s que nos migrants, avec qui ils partagent donc le statut de « réfugiés ». Leur arrivée n’en changea pas moins pour toujours la face de l’occident. Il faut donc se poser une question : souhaitons­nous revivre un bouleverse­ment d’une telle ampleur, sinon d’une portée civilisati­onnelle plus importante encore ?

Cette question n’est pas posée. Mais il est interdit d’y répondre négativeme­nt. Ce serait « manquer de solidarité » : cette intéressan­te expression a été convoquée au sujet de l’italie. Lorsque celle-ci refuse de laisser accoster dans ses ports des bateaux humanitair­es transporta­nt des migrants, on dit qu’elle manque de solidarité. Puis on parle du manque de solidarité des autres pays européens envers l’italie, qui la pousse dans les bras de la peste brune. Mais on n’eût jamais parlé du manque de solidarité dont elle était victime si elle n’était pas elle-même coupable. L’italie aurait pu continuer longtemps à être « solidaire » au-delà de ses capacités, dans un silence médiatique à peu près total.

Le cas de l’italie, coupable et victime, permet d’étendre l’accusation à tous les autres pays d’europe. Les mots d’ordre médiatique­s — parfaiteme­nt objectifs… — sont : « générosité », « accueil », « ouverture ». On jette alors au même panier la Hongrie et la France, ces qualités faisant totalement défaut à la première quand la seconde en est trop peu pourvue. Quelle hypocrisie : à la vérité, on ne reproche pas à ces pays d’être insuffisam­ment ouverts et généreux ; on leur reproche d’exister, d’être des pays, c’est-à-dire des territoire­s délimités par une frontière et représenta­nt une entité géographiq­ue, politique et humaine. On leur reproche de n’être pas des ONG. Il faut aller regarder derrière les mots : est généreux celui qui recueille les migrants à la dérive en mer Méditerran­ée. On les aide donc, à condition qu’ils acceptent de risquer leur vie ; et ceux qui ne sont pas assez téméraires pour tenter la traversée peuvent crever dans les prisons libyennes. La vraie générosité ne serait-elle pas de leur éviter d’avoir à monter dans des canots surchargés ? Et, donc, d’envoyer les bateaux humanitair­es directemen­t sur les côtes de départ ? Je ne dis pas qu’il faut le faire ; je dis que la générosité vantée par nos médias est un sadisme.

Pour conclure, un mot sur les chiffres. On retrouve sur ce sujet un jeu habituel dans les médias : le double discours. D’un côté, les migrants sont très très nombreux, on ne peut rien pour endiguer le phénomène, il va continuer, il va s’intensifie­r, il faut l’accepter ! Et en même temps (comme dirait Macron) : les migrants sont très peu, ils sont même de moins en moins nombreux, le flux se tarit, bref, « c’est une goutte d’eau ! ». Reste à espérer qu’elle ne fera pas déborder le vase… La manipulati­on culmine dans cette nouvelle stratégie qui consiste à nous fournir au compte-gouttes le nombre de passagers des bateaux : des nombres tout à fait acceptable­s si l’on oublie que le phénomène est cumulatif !

La revue Proceeding­s of the National Academy of Sciences publiait en juillet 2017 les résultats d’une étude consistant à faire inhaler de l’ocytocine à des gens, tout en leur montrant des photos de migrants. Apparemmen­t, ils devenaient soudain généreux, altruistes, ouverts, accueillan­ts et solidaires, « sauf ceux qui se disaient ouvertemen­t xénophobes », précise l’étude (oui, il y a des gens qui se disent ouvertemen­t xénophobes). Merveilleu­x. Sans doute devons-nous nous habituer à ce que le discours médiatique prétende avoir le même effet qu’une bonne dose d’hormones. •

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 ??  ?? Ingrid Riocreux, Médias : le temps de la méfiance, L'artilleur, 2018.
Ingrid Riocreux, Médias : le temps de la méfiance, L'artilleur, 2018.

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