Causeur

PICHONNEAU CORBEAU

Rimbaud écrivait : « Il faut être absolument moderne. » Eh bien, Jean-michel Pichonneau le pense aussi. Réussira-t-il ? On le découvrira au gré de ses exploits relatés chaque mois dans Causeur.

- Par Patrice Jean

Qu’auriez-vous fait à sa place ? C’est facile de critiquer, à l’aise Blaise, tranquille Émile, dans son fauteuil, bien au chaud, bien protégé contre la gangrène, très très loin du danger. J’entends les sycophante­s et les persifleur­s se gausser de Pichonneau : il aurait, à les écouter, dénoncé son voisin ! À les en croire, La Piche serait un délateur, un mouchard, un corbeau ! Ça me fait bien rire ! Comme si cet homme toujours prêt à donner la petite pièce au SDF et sans cesse préoccupé par les malheurs du monde – que dis-je « préoccupé » ? disons plutôt « meurtri » et « blessé » par l’incessante disgrâce des plus pauvres –, comme si ce Pichonneau sensible et concerné était, dites-vous, un corbeau ?

Restons sérieux : qui pourfend les dérives du machisme sitôt qu’elles affleurent à la surface d’une conversati­on, n’hésitant pas à remettre à sa place l’auteur d’une blague salace ? Qui a pleuré, le 12 août 2018, devant son poste de télévision en regardant un reportage sur les bidonville­s de Rio de Janeiro ? Qui est abonné, depuis l’âge de 19 ans, au Monde diplo et à Télérama ? Et qui s’est exclamé, chez sa belle-mère, juste avant le flan aux pruneaux, « tant qu’il y aura des miséreux, je me considère en guerre contre le monde ! » ?

J’attends la réponse... On n’ose plus rien dire... Eh oui, c’est Jean-michel Pichonneau ! Ah ah ah !

Pichonneau corbeau, quelle blague ! Qu’auriezvous fait à la place de Pichonneau – je repose la question ? Soyez honnête : vous auriez suivi le même chemin, celui que tout honnête homme emprunte quand bien même le sentier serait étroit, bordé de crevasses, de gouffres, de pics affûtés comme des lames de couteau. Pichonneau n’a pas hésité, sa main n’a pas tremblé : il a fait son devoir. Admirable Pichonneau !

Un coeur noble n’avait pas le moyen de faire autrement. Si votre voisin, quel qu’il soit, même sympathiqu­e et prévenant – même s’il vous a rendu service en réparant votre évier bouché, en conduisant votre Pichonnett­e chez le médecin, en arrosant vos plantes au mois d’août, en donnant des croquettes à Maya pendant votre absence, en vous aidant à porter vos cartons le jour de votre emménageme­nt, en vous prêtant

des livres, en vous invitant pour regarder des matchs de foot les soirs où votre télé faisait la gueule –, si ce voisin, donc, est abonné à Éléments ou à Causeur, un coeur pur n’hésite pas une seconde : il le dénonce aux flics illico presto. Ce voisin aurait-il lu Le Figaro, admettons qu’un honnête homme pouvait garder pardevers lui sa lettre de dénonciati­on : tous les lecteurs de ce journal ne sont pas des fascistes. Ô bien sûr, la majorité des abonnés à ce torchon sont des suspects en suspens, de la graine de dominant, de la race d’exploitant­s. Mais s’il s’agit de Valeurs actuelles ? (Car Pichonneau a remarqué également, après le passage du facteur, l’hebdomadai­re dans la boîte à lettres.) Et pourtant Pichonneau ne s’est pas précipité tout de suite pour écrire sa lettre citoyenne, non, il a d’abord mené son enquête : une erreur judiciaire est chose grave et vilaine, je me souviens de ses scrupules, il s’en était ouvert à moi, sans fard, avec une exigence d’exactitude qui l’honore : « Imagine, m’avait-il dit, que mon voisin ne soit pas de droite ? Qui sait, peut-être étudiet-il les nouveaux courants de la droite moderne, pour un travail sociologiq­ue, ce qui l’oblige à lire des journaux infâmes ?... »

Merveilleu­x Pichonneau ! Comme il faut être bon pour refuser de voir la noirceur de l’âme humaine ! Pichonneau, si juste, si magnanime, n’arrivait pas à croire que ce voisin chez qui il avait passé de délicieuse­s soirées fût abonné à Valeurs actuelles ! Chez des gens comme La Piche, la bienveilla­nce l’emporte sur la suspicion, et ils préfèrent supposer chez l’autre une bonté qui n’est au fond que la projection de leur propre générosité.

C’est pourquoi, tous les matins, il s’arrangea pour descendre dans le hall de façon à surveiller les revues et les journaux reçus par le suspect ; tous les jours, il a cherché, sur Google, des informatio­ns confirmant ou infirmant ses soupçons. Ah, il ne s’est pas ménagé, La Piche ! Il est même allé au lycée où travaille son voisin (comme professeur de philosophi­e) pour en savoir un peu plus. Et, à chaque fois, il a récolté des nouvelles inquiétant­es. Il aurait pu envoyer sa lettre depuis longtemps, c’est moi qui vous le dis ! Sa bonté et son amour de la vérité le retenaient : « Non, disait-il, il y a encore une chance pour que Bruno (le voisin) ne soit pas un chien... et cette chance, je refuse de la laisser passer, d’abord pour moi, mais surtout pour lui. Je suis prêt à attendre le temps qu’il faudra... »

Et il a attendu pendant trois semaines.

Alors, il a pris son courage à deux mains, il s’est assis derrière son bureau, puis il a découpé des lettres dans Libération avant de les coller sur une grande feuille blanche. L’opération terminée, il a glissé dans une enveloppe la lettre anonyme et bienfaitri­ce (en prenant soin de la tenir avec des gants).

Trois jours plus tard, les gendarmes sont venus sonner à la porte de Bruno. Pichonneau, derrière ses rideaux, a aperçu Bruno Pelletier, menotté, conduit dans un fourgon par deux représenta­nts de la maréchauss­ée. Pauvre Pichonneau, je l’entends encore : « Ah, comme je suis triste pour Bruno ! Et pour sa femme, et pour sa famille ! » Croyez-moi si vous voulez, mais La Piche a un coeur si gros qu’on y trouve encore de la place pour les criminels !

Quand Bruno, le lendemain, revint chez lui, Pichonneau n’en crut pas ses yeux : n’avait-il pas, en sus des accusation­s relatives à Éléments, VA et Causeur, complété le portrait de Bruno en sous-entendant que ce dernier cachait des photos pédophiliq­ues dans son disque dur (« Tu comprends, m’avait-il avoué, la police est tellement laxiste qu’il fallait pimenter mon accusation pour qu’ils daignent se déplacer ») ? L’affaire en resta là. Pourtant, Bruno Pelletier, travaillé par le ressentime­nt, fit courir la rumeur selon quoi Pichonneau était un corbeau : incapable de comprendre la main tendue par La Piche, Pelletier a sali la réputation de Jean-michel Pichonneau.

Ce dernier en fut vraiment meurtri. Cet ignoble voisin, au lieu de le remercier humblement d’avoir tenté de le sortir des impasses réactionna­ires, se complaît à insinuer que Pichonneau n’est qu’un vil délateur, alors que tout le monde le sait, un délateur est un mec de droite, bas du front, antisémite et, généraleme­nt, affublé d’une moustache ! Et Pichonneau – je peux en attester –, depuis ses séances chez coach Lepage, lit Télérama et Libération, vote pour les partis progressis­tes et est abonné à Mediapart : il est totalement impossible, ce faisant, qu’il soit un corbeau.

Non, monsieur Bruno Pelletier, Pichonneau n’est pas un corbeau, c’est une conscience citoyenne, un lanceur d’alerte. Une belle personne ! •

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France