Causeur

AQUARIUS L'HUMANITAIR­E AU SECOURS DES PASSEURS

Malgré la présence des ONG, le nombre de noyades en Méditerran­ée centrale ne cesse d'augmenter. Car les bateaux humanitair­es jouent le jeu des passeurs, trop heureux d'affréter des épaves que les « no-borders » occidentau­x auront tôt fait de sauver. Repor

- Par Erwan Seznec

Grande cause nationale » : ce label décerné à SOS Méditerran­ée n’est pas seulement un titre de noblesse. Il lui a déjà valu au premier trimestre 2017 le financemen­t par le service d’informatio­n du gouverneme­nt de spots télé et radio pour un montant de 540 828 euros. Pour une associatio­n âgée de deux ans seulement et pas si riche (2,2 millions de budget l’an dernier, 90 % venant de dons privés), c’est un coup de pouce significat­if.

De prime abord, on se dit que cette reconnaiss­ance est méritée. Depuis ses débuts sur le terrain, l’aquarius, affrété par SOS Méditerran­ée et animé par Médecins sans frontières, a pris en charge plus de 27 000 personnes, soit 6 % des migrants transitant par la Méditerran­ée centrale.

Au sens strict, l’équipage en « sauve » sensibleme­nt moins. Construit en 1976, l’aquarius plafonne à 13 noeuds (24 km/h). Les garde-côtes italiens vont deux fois plus vite, sans parler des frégates militaires. Quand une embarcatio­n de migrants est signalée par un avion de reconnaiss­ance, l’aquarius et les autres ONG sont rarement les premiers sur zone. Ils récupèrent des réfugiés déjà sécurisés par d’autres navires. En mer, l’opposition binaire entre humanitair­es (les bons) et garde-côtes (les brutes) ne tient pas. Tous collaboren­t. Le week-end de Pâques 2017, ensemble, ils ont pris en charge 8 500 migrants. La moitié du bilan annuel de l’aquarius, en deux jours.

Grande cause, petits effets

Il existe en Méditerran­ée centrale un dispositif de secours, dont les humanitair­es ne sont pas le principal élément, loin de là. L’idée que la zone se transforme­rait en cimetière sans eux ne résiste pas à l’examen des données disponible­s. L’office internatio­nal des migrations tient à jour la comptabili­té macabre des migrants noyés, mois par mois, depuis 20141. L’aquarius commence ses missions le 26 février 2016. On pourrait s’attendre à une baisse du nombre de noyés en Méditerran­ée centrale. Bien au contraire, elles explosent. Quarante-six morts en février, 258 en mars, 611 en avril, 1 130 en mai.

Plusieurs navires D’ONG entrent en jeu en 2017 : le Seafuchs en avril, l’open Arms en juillet, le Lifeline en septembre et le Sea-watch III en novembre (rejoignant l’argos, le Phoenix, le Dignity I, etc.). À partir de 2018, leur activité se réduit, les autorités italiennes et maltaises leur mettant des bâtons dans les roues. Parallèlem­ent, la mortalité baisse ! Deux mille cinq cent soixantequ­atorze noyés sur les huit premiers mois de 2017, 1 723 sur la même période en 2018. Juin 2017 est le pic d’activité historique des navires D’ONG, qui ont alors pris en charge plus de 40 % des personnes secourues. Recul →

des noyades ? Non, record à la hausse pour un mois de juin, avec 827 décès. L’aquarius, dernier navire actif sur la zone, fait une escale technique à Marseille tout le mois de juillet 2018 : par rapport à juin, le nombre de noyés recule spectacula­irement, de 786 à 312.

L'appel d'air, vieux reproche

Explicatio­n avancée par Stephen Smith dans La Ruée vers l’europe (Grasset, 2018) : « L’humanitair­e est trop bon ! » Sachant que les ONG prendront le relais vite et bien, « les trafiquant­s embarquent un nombre croissant de migrants sur des embarcatio­ns toujours plus précaires, résume le journalist­e, grand spécialist­e de l’afrique. Moyennant une réduction du tarif, l’un des passagers est chargé de la navigation et de l’appel au secours dès l’arrivée dans les eaux internatio­nales. À cette fin, il se voit confier une boussole et un téléphone satellite du type Thuraya. » Le numéro de téléphone est celui du MRCC, le centre de coordinati­on du sauvetage maritime italien. C’est lui qui demande au navire le plus proche de se dérouter. Si les secours tardent, les voyageurs peuvent mobiliser Alarm-phone, un réseau informel de « no borders », qui fera pression sur le MRCC et alerteront les médias, en appelant un numéro français désormais internatio­nalement connu, le 33 (0)4 86 51 71 61.

« Les secours viendront » : la promesse des passeurs est cautionnée par des témoignage­s clients. Les migrants tirés d’affaire informent leurs proches qu’ils sont en vie par les réseaux sociaux. Ensuite, l’informatio­n circule. Synchronis­er le lancement des canots pneumatiqu­es avec le passage des bateaux humanitair­es n’est pas compliqué. Plusieurs moteurs de recherche gratuits permettent de suivre n’importe quel navire civil en temps réel. SOS Méditerran­ée a créé un site qui indique heure par heure ce que fait l’aquarius2. « Souci de transparen­ce ! plaide une porte-parole. On nous accuse de faire le jeu des passeurs. Avec ce site, chacun peut vérifier que nous agissons toujours en concertati­on avec les autorités coordinatr­ices du sauvetage. Même quand nous repérons une embarcatio­n, nous la signalons et nous l’aidons seulement quand nous avons le feu vert. » En 2013, l’état italien a lancé l’opération humanitair­e Mare Nostrum. Bilan : 100 000 migrants récupérés en un an. « On reprochait déjà à Mare Nostrum de créer un appel d’air, fait valoir la porte-parole de SOS Méditerran­ée. Quand l’opération a pris fin, les tentatives de traversées ne se sont pas interrompu­es. »

Des sauvetages toujours plus près des côtes africaines

Un point, néanmoins, a changé, accréditan­t l’analyse de Stephen Smith. Les sauveteurs, au départ, agissaient près de Lampedusa (Italie). Au fil des années, ils se sont

beaucoup rapprochés des côtes libyennes, récupérant de grands pneumatiqu­es pleins à ras bord qui n’auraient aucune chance de traverser la Méditerran­ée, faute de moteur. À 4 000 euros pour un 100 CV, les passeurs les reprennent avant de laisser dériver leurs clients ! Dans une enquête publiée en juin 2017, le New York Times a synthétisé les données de localisati­on. La carte est limpide. En trois ans, les opérations de sauvetage sont descendues de 150 km vers le sud.

Les navires humanitair­es n’ont pas besoin d’être omniprésen­ts pour changer la donne, car leur seule présence rend les navires de commerce plus disponible­s. « Sur un porte-conteneurs, explique un officier de marine français, vous avez 25 hommes d’équipage. Rien n’est prévu pour loger, laver et nourrir 150 personnes. Si le navire recueille des migrants, il doit se dérouter immédiatem­ent pour les déposer dans un port quelconque. L’armateur perd des milliers d’euros par heure. Quand un navire humanitair­e croise dans les parages, le bateau de commerce met en panne et sécurise les migrants le temps nécessaire. Dans le cas contraire, parfois, c’est vrai, il poursuit son chemin comme s’il n’avait rien vu. » Ce n’est pas nécessaire­ment dû à une coupable indifféren­ce. Transférer des passagers en pleine mer à bord d’un cargo n’est pas une mince affaire. En avril 2015, plus de 700 personnes ont péri dans le naufrage d’un chalutier, parti de Libye avec cinq passagers au mètre carré. Le porte-conteneurs portugais King Jacob s’était dérouté pour lui porter secours. Surchargé, le chalutier a percuté le King Jacob plusieurs fois, avant de couler...

Il ne s’agit pas d’accuser l’aquarius et les autres navires D’ONG de cynisme, mais peut-être d’une certaine inconséque­nce. Certes, ils sont intégrés dans une chaîne de sauvetage, en associatio­n avec les garde-côtes italiens, maltais, espagnols et français. Reste que suggérer que la fin de l’hécatombe est seulement une question de générosité, comme le font leurs campagnes d’appel aux dons, travestit une réalité complexe et paralyse la réflexion : des gens meurent, nous devons les sauver et les recueillir. En réalité, la solution la plus efficace testée à ce jour par l’union européenne contre les noyades massives n’a rien d’humanitair­e. Elle a consisté à former, équiper et entraîner les gardes-côtes libyens, qui ne sont pas des modèles de déontologi­e, afin de traiter le problème à la source. Évidemment entérinée par la France, la décision est entrée en vigueur à peu près au moment où SOS Méditerran­ée était, hypocritem­ent, bombardée « Grande cause nationale ». •

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 ??  ?? Bateau de sauvetage de L'ONG catalane Proactiva, l'open Arms, au large de l'italie, 1er juillet 2018.
Bateau de sauvetage de L'ONG catalane Proactiva, l'open Arms, au large de l'italie, 1er juillet 2018.

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