Causeur

Qui veut normaliser Normale Sup ?

Au nom de la mixité sociale et de la standardis­ation internatio­nale, l'école normale supérieure se fond peu à peu dans le moule universita­ire. Depuis peu, la direction a introduit un nouveau statut d'étudiant sélectionn­é sur dossier (et non plus sur conco

- Anthime Rigoulay

Sous prétexte d'égalité, une certaine gauche donne la main aux libéraux gestionnai­res qui prônent l'austérité.

Dans dix ans, vous savez, les classes préparatoi­res auront disparu » : le proviseur adjoint en charge des prépas littéraire­s (CPGE, classes préparatoi­res aux grandes écoles) du lycée Louis-le-grand me fit cette confidence au printemps 2015 au cours d’une conversati­on qui avait un peu dérivé. L’année précédente déjà, lors d’un de ses cours vespéraux devant une classe d’hypokhâgne surchargée, notre professeur d’espagnol nous avait mis en garde : nous étions la dernière génération à connaître les prépas telles qu’elles existaient encore. Le contexte donnait du poids à ses propos, puisque Vincent Peillon venait de s’attaquer à la rémunérati­on des professeur­s qui enseignaie­nt dans ces classes. Le message était clair : tout cela coûtait trop cher, quand, à l’entendre, on pouvait faire la même chose à la fac. Mais l’émoi suscité par cette attaque frontale fit capoter le projet. Cependant, le danger n’était pas écarté. En effet, les classes préparatoi­res sont entièremen­t solidaires des grandes écoles auxquelles elles préparent. Or, les grandes écoles, tout comme les classes préparatoi­res, mais aussi les BTS et les IUT, ont vocation à se fondre sous peu dans le moule universita­ire. Aucune tête ne doit dépasser, et chacun s’y emploie à son échelle, sous l’impulsion du ministère. Ainsi, dans les écoles normales supérieure­s, qui constituen­t un débouché de choix pour les élèves de classes préparatoi­res, et même le débouché par excellence pour les classes littéraire­s, on s’active à la disparitio­n de ces institutio­ns datant de la Révolution. Deux phénomènes sont à l’oeuvre, afin de les intégrer progressiv­ement à l’université : la mastérisat­ion et la mise en place d’un diplôme maison. La mastérisat­ion a eu lieu avant la mise en place du diplôme à L’ENS de Lyon, le processus inverse a été choisi à L’ENS de la rue d’ulm, à Paris. À L’ENS Ulm, l’invention de ce diplôme, payant mais devenu obligatoir­e, doit servir à prouver la richesse du parcours suivi par chaque normalien et fait la part belle aux lubies transdisci­plinaires actuelleme­nt en vogue. Mais il est assez évident que ce n’est qu’un alibi, car le tampon « Normale Sup » atteste encore (pour combien de temps ?) de la qualité des enseigneme­nts reçus. En réalité, il s’agit d’une habile manoeuvre pour faire entrer des étudiants à L’ENS sans qu’ils aient à passer le très difficile concours d’entrée : ils n’ont qu’à postuler dans un des départemen­ts de l’école qui recrute ses étudiants par un simple entretien, après examen du dossier. Ainsi, le normalien à l’ancienne mode, passé par le concours, prend le nom d’élève normalien, tandis que celui qui est recruté sur dossier prend le nom d’étudiant normalien. N’ayant pas passé le concours, il n’a pas obtenu de poste de fonctionna­ire stagiaire et n’est donc pas payé, contrairem­ent à l’élève normalien. Il ne peut rester que trois ans, au lieu de quatre, pour valider son diplôme. De plus, comme n’importe quel étudiant de France, il ne peut avoir accès à la préparatio­n à l’agrégation qu’après avoir postulé en tant qu’auditeur libre (cette préparatio­n est en revanche un droit pour les normaliens élèves et occupe généraleme­nt une des quatre années de leur scolarité). Cette nouveauté présente, aux yeux de ses promoteurs, deux avantages. Elle permet d’augmenter la taille de l’école (critère majeur pour gagner des places dans les classement­s internatio­naux), tout en réduisant le nombre de places au concours, ce qui produit de notables économies – le normalien à l’ancienne coûtant beaucoup plus cher que le normalien nouveau. L’introducti­on de ce second statut présente aussi l’immense intérêt de donner l’impression de montrer aux yeux de tous que l’école n’est plus le lieu privilégié qu’elle était jusque-là, qu’elle se soucie de mixité sociale et donne sa chance à tous. C’est sous ce jour que le recrutemen­t sur dossier a été présenté par la directrice qui l’a mis en place, Monique Cantosperb­er. Souffrant du complexe très courant à L’ENS de l’élitisme honteux et fustigeant « une oligarchie de l’excellence » (titre d’un de ses ouvrages, paru en 2017), cette femme de gauche n’a pas peur de scier la branche sur laquelle elle est assise : aussi prône-t-elle la fusion totale des grandes écoles avec l’université et la disparitio­n des classes préparatoi­res, trop discrimina­ntes. Lorsqu’elle dirigeait Ulm, elle s’est donc, fort logiquemen­t, employée à les court-circuiter en créant un recrutemen­t accessible à tous, surmontant aisément la peur de dénaturer l’école et de lui faire perdre son excellence. On remarquera qu’une fois de plus, sous prétexte d’égalité, une certaine gauche, se targuant pourtant de refuser les logiques mercantile­s, donne la main aux libéraux gestionnai­res qui prônent l’austérité. Le normalien est à la fois une insulte vivante à l’égalité des chances et un boulet financier : pourquoi devrait-il continuer à exister quand le recrutemen­t sur dossier montre qu’on peut très bien faire sans lui ? Plutôt que de se donner la peine d’organiser un concours coûteux à la logistique compliquée, trois ou quatre questions sur un projet flou, et mis au rebut aussitôt l’entretien terminé, et le tour sera joué. Peu importe que le concours soit le moyen de sélection le plus juste qui soit – même s’il laisse sur le bord du chemin quelques sujets méritants. Il avait d’ailleurs été choisi par la République pour remplacer les privilèges de la naissance, les passe-droits et la vénalité des charges. Le recrutemen­t sur dossier laisse →

quant à lui libre cours aux spéculatio­ns et rumeurs au sujet d’un étudiant admis alors que sa mère anime un séminaire au départemen­t de philosophi­e de L’ENS. Il semble d’ailleurs qu’aucune politique d’ensemble ne préside à cette sélection : certains départemen­ts comme celui de philosophi­e ne prennent que de purs produits de la fac, tandis que pour l’espagnol ou les lettres classiques, par exemple, le recrutemen­t s’apparente souvent à un repêchage de préparatio­nnaires ayant échoué au concours. La mécanique est implacable et progresse à pas de loup. Ainsi, sur des affiches qui fleurissen­t dans les locaux de l’école, des normaliens étudiants sont subreptice­ment rebaptisés élèves, tandis que l’entretien de recrutemen­t est pompeuseme­nt et fallacieus­ement renommé « concours voie universita­ire ». Mais en plus de se voir menacé, l’élève normalien est sommé de participer, et avec le sourire, à la kermesse qui doit aboutir à sa liquidatio­n. En effet, du fait de son salaire (qu’il a durement gagné lors du concours après de difficiles années de prépa et qui n’est que la contrepart­ie d’un engagement décennal au service de l’état), il est désormais culpabilis­é pour son statut de privilégié. Il est donc normal pour la direction que la cantine n’augmente que pour lui, et pas pour l’étudiant. Il est normal qu’il partage les chambres étudiantes que possède l’école avec les nouveaux venus, et qu’il s’en trouve rapidement évacué du fait de la crise du logement ainsi provoquée. Il est également normal, cette fois pour les normaliens qui assurent la gestion du COF (comité d’organisati­on des fêtes, l’équivalent du BDE), que l’élève paie une cotisation deux fois plus élevée que l’étudiant. Il est enfin normal pour le gouverneme­nt que l’élève paie la toute nouvelle contributi­on de vie étudiante et de campus (CVEC), qui vient en remplaceme­nt de la Sécu étudiante (qu’il ne payait pas puisqu’il cotisait déjà à la MGEN), et servira entre autres à financer la médecine étudiante (dont il ne profite pas puisqu’il relève de la médecine du travail). En somme, pour ne pas être soupçonné de conserver d’odieux privilèges, l’élève normalien est ponctionné deux fois, comme étudiant et comme fonctionna­ire. Et pas question pour lui de s’insurger dans un environnem­ent où la doxa égalitaris­te fait figure de vérité révélée. Du reste, il ne pourrait critiquer ce recrutemen­t au rabais, qui fait de lui le spécimen d’une espèce vouée à disparaîtr­e, sans blesser de bons camarades qui en ont bénéficié. On voit là toute l’efficacité du dispositif, allègremen­t utilisé par les gouverneme­nts successifs pour faire disparaîtr­e en douceur les « vieux » statuts, accusés de n’être que des privilèges désuets et coûteux. C’est le vieux principe diuide et impera : les professeur­s et les autres fonctionna­ires sont mêlés à toutes sortes de contractue­ls, les cheminots verront bientôt de nouveaux collègues embauchés avec des droits biens inférieurs aux leurs… Et tant pis si la qualité du service est moindre et si le niveau baisse. La mastérisat­ion de L’ENS parachèver­a l’entreprise de normalisat­ion engagée avec la création du diplôme. Auparavant, les élèves normaliens partageaie­nt leur temps entre la fac, où ils obtenaient licence et master, et les séminaires et cours de l’école. Ceux-ci, qui étaient en quelque sorte la récompense du concours en termes d’accès à la connaissan­ce, constituai­ent un complément de haut niveau et une introducti­on plus poussée à la recherche, tout en garantissa­nt une totale liberté dans le choix des enseigneme­nts, bien au-delà du domaine dans lequel l’élève se spécialisa­it. Désormais, L’ENS crée ses propres masters (le plus souvent cohabilité­s avec d’autres écoles ou université­s). Ainsi devient-elle de plus en plus une université, et de moins en moins une école. Elle le fait sous l’égide de PSL (Paris sciences et lettres), une des super-université­s issues du regroupeme­nt progressif de divers établissem­ents supérieurs, toujours dans le souci de la visibilité internatio­nale. Il faut noter que PSL a été créée en 2012 et présidée jusqu’en 2014 par Monique Canto-sperber qui a pu y poursuivre son oeuvre de standardis­ation commencée rue d’ulm. Cette mastérisat­ion de l’école a eu pour conséquenc­e de créer un troisième statut : celui de mastérien, qui ne donne droit à aucun avantage. Ces normaliens de troisième zone, qui bénéficien­t cependant de certains enseigneme­nts et du prestige de l’école, contribuen­t donc encore, malgré eux, à la banaliser. Que signifiera le fait d’être un normalien quand on aura compris que ce mot désigne aussi bien le lauréat d’un concours particuliè­rement difficile, que l’heureux élu d’un recrutemen­t sur dossier, et même, par un abus de langage qui passera vite inaperçu, un étudiant venu y passer quelques heures dans le cadre de son master. On peut enfin douter que le contournem­ent institutio­nnalisé du concours se fasse au bénéfice de la qualité des enseigneme­nts et des diplômes délivrés, dès lors que le niveau d’exigence intellectu­elle vis-àvis des étudiants a volontaire­ment été réduit. Les grandes écoles font penser à ces vieux bâtiments que l’on rénove en les évidant. Les glorieuses façades subsistent, de même que les noms prestigieu­x forgés par plusieurs siècles d’excellence. Mais, à l’intérieur, il faut faire standard, pratique et convivial : on s’emploie donc à faire passer tous les enseigneme­nts sous la même toise universita­ire pour laisser place à brève échéance à de grands campus capables d’absorber à moindre coût des cohortes d’étudiants de plus en plus nombreuses, tout en répondant aux critères internatio­naux de nomenclatu­re et de respectabi­lité. Et on ne peut guère attendre d’emmanuel Macron qu’il se batte pour Normale Sup, vestige d’une culture française qui, selon lui, n’existe pas. •

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