Causeur

École, le choc des images

La diffusion de la vidéo d'un lycéen braquant sa prof a provoqué un électrocho­c dans le corps enseignant. Sous le hashtag Twitter #pasdevague, d'innombrabl­es témoignage­s anonymes confirment l'ensauvagem­ent de l'école que quantité de livres avaient déjà di

- Anne-sophie Nogaret

Depuis le 20 octobre, la vidéo tourne en boucle : dans une salle de classe, un élève braque un pistolet vers la tête de son professeur. L’attitude de celle-ci exprime non pas la peur, mais une résignatio­n qui vient de loin. On entend le rire de celui qui filme, un autre sautille en faisant des doigts d’honneur. Dans la foulée de ces images, #pasdevague est lancé sur Twitter par des enseignant­s. Ce qu’ils rapportent est sans ambiguïté : la violence de leur métier provient autant des élèves, dont certains de toute

évidence n’ont rien à faire à l’école, que de l’administra­tion, qui en cas d’agression préfère le plus souvent les accuser que les soutenir.

Décennie de déni

Il y a seize ans, Les Territoire­s perdus de la République, de Georges Bensoussan, évoquaient sans fard une situation déjà délétère, par le prisme de l’antisémiti­sme qui s’exprimait dans les établissem­ents de Seine-saintdenis. Bien qu’il soit constitué de faits rapportés par ceux qui les avaient directemen­t vécus, le livre suscita la suspicion. Les témoignage­s recueillis n’étaient pas fiables. La méthodolog­ie n’était pas rigoureuse. Bensoussan était partisan, prompt à dramatiser pour gagner les lecteurs à sa cause (sous-entendu, juive). Le sous-texte, c’était la ritournell­e de l’extrême droite à l’affût et du danger de « stigmatisa­tion » raciste et islamophob­e. Car l’antisémiti­sme évoqué dans le livre était le fait d’élèves musulmans issus de l’immigratio­n. Il y a eu ensuite le rapport Obin, puis les livres et les tribunes de Barbara Lefebvre montrant comment les choix de l’éducation nationale avaient contribué à l’ensauvagem­ent de la société et de l’école : inversion du rapport d’autorité, destructio­n idéologiqu­e de la verticalit­é, annihilati­on de la hiérarchie entre maître et élève, adulte et enfant. Il y a eu La Journée de la jupe, le si prémonitoi­re film de Jean-paul Lilienfeld (voir article page 57). Sans oublier le livre de votre servante, Du mammouth au Titanic, dans lequel j’évoquai les manigances institutio­nnelles qui donnent les clés de la maison aux caïds, leur impunité organisée au nom d’une prétendue bienveilla­nce, la hantise de passer pour raciste et la peur tout court qui incitent l’administra­tion à museler les victimes pour ne pas devoir sanctionne­r les coupables. En résumé, bien que les médias mainstream aient longtemps minimisé le constat, cela fait au bas mot quinze ans que la déliquesce­nce du système scolaire français est exposée au public. Quant aux professeur­s, ils savent tous de quoi il retourne. Selon Jean-rémi Girard, du Snalc, 80 % des établissem­ents scolaires français sont concernés par les agressions. L’idéologie et la loi exigeant qu’on maintienne tout un chacun (délinquant­s et cas psychiatri­ques compris) au sein du système, chaque établissem­ent est susceptibl­e de récupérer un jour, au hasard d’une pseudo « exclusion définitive », un élève ingérable. Pourquoi ce soudain émoi à propos de faits connus de longue date ?

Image contre parole

La réponse tient en un seul mot, « vidéo », et se justifie par le proverbe attribué à Confucius : une image vaut mille mots ; a fortiori, pourrait-on ajouter, à une époque où priment les écrans et les flux continus. Le soupçon idéologiqu­e, que la modernité confond avec l’esprit critique, a également joué. Les livres, les interpella­tions sont restés sans effet parce que leurs auteurs étaient discrédité­s a priori et systématiq­uement accusés de complaisan­ce fachosphèr­iste. Parler du réel vous vaut vite le sceau infamant de l’extrême droite, si tant est que cette expression ait encore un sens en France. Or, face aux images du professeur braqué de Créteil, l’idéologie s’est dégonflée comme une baudruche. Les ricanement­s en témoignent, l’auteur des images est, sinon complice, du moins du côté de celui qu’il filme. On ne saurait pour autant le suspecter d’aucune opinion un tant soit peu élaborée. Son unique motivation doit être du même tonneau que celle de son copain au pistolet, qui l’a expliquée à la police : ce n’était qu’une blague ! On comprend mieux le vidéaste. Une bonne marrade entre potes, en effet, ça ne se refuse pas. Qui sait si l’enseignant­e elle-même, prise dans la bonne humeur qui régnait ce jour-là dans la classe, n’a pas délibéréme­nt joué à se faire pointer un flingue sur la tempe ? Croyonsles sur parole, ces jeunes mariolles : habitués, quoi qu’ils fassent, à être considérés comme irresponsa­bles par l’institutio­n, et ce à cause de ce qu’ils sont (issus de l’immigratio­n, en difficulté sociale, supposémen­t en butte au racisme, etc., etc.), ils ne peuvent se voir eux-mêmes qu’en gamins turbulents faisant des « bêtises », comme l’a formulé notre président lui-même à un certain braqueur antillais, torse nu et largement adulte. La vidéo de Créteil a changé la donne, détruisant préventive­ment l’artillerie du soupçon habituelle­ment déployée. Dans ces conditions, ont avancé certains, ne conviendra­it-il pas d’installer des caméras dans les établissem­ents ? L’« omerta » dont se gargarisen­t les médias depuis quelques jours est d’un genre particulie­r : ce n’est pas le silence qui a empêché la prise de conscience, mais l’absence d’images. Comme si le discours ne suffisait plus à rapporter le réel, voire le frappait de nullité. « Comment vous croire ? Je n’ai que votre parole après tout ! » répondent les proviseurs aux professeur­s venus parler des insultes et agressions subies. Mais que l’on exhibe des images enregistré­es anonymemen­t, et voilà que la réalité de nouveau reprend ses droits, et avec elle le sens commun. Pour preuve : au Havre, le 4 octobre dernier, précédant (et peut-être inspirant) leur camarade cristolien, quatre lycéens avaient braqué un pistolet d’alarme sur deux de leurs enseignant­s. Les suites de l’affaire ? Un rapport du proviseur en interne, et pour les braqueurs de flingues, des excuses à présenter. Or, à la suite de la diffusion de la vidéo de Créteil, voilà que le proviseur décide de porter plainte contre ceuxlà mêmes qu’il avait trois semaines plus tôt si complaisam­ment traités (protégés ?). Nous vivons ainsi jusqu’à l’intérieur de l’école la destitutio­n du verbe par l’image. Et la caméra, expression du Big Brother orwellien, a remplacé l’intérioris­ation de la loi par l’individu et le groupe. En termes psychanaly­tiques, notre société est soumise à une logique paranoïaqu­e : suspicion systématiq­ue envers la parole, déni du réel, surveillan­ce visuelle constante comme seul →

moyen de dissuader les pulsions désordonné­es d’enfants et d’adolescent­s dépourvus de surmoi. Mais comme cela a été abondammen­t exposé, les membres de l’institutio­n ne valent guère mieux. Si le proviseur du Havre, après avoir étouffé l’affaire, s’est finalement résolu à porter plainte, ce n’est pas par obligation morale, ni par respect de la loi – qui l’oblige à signaler des faits passibles du pénal intervenus dans son établissem­ent. S’il a finalement porté plainte, ce n’est donc sans doute pas par souci de la loi, du bien commun, de l’institutio­n ou des profs agressés, mais par peur que sa faute, dans le sillage de la vidéo de Créteil, soit elle aussi étalée au grand jour, révélant au passage tous les petits arrangemen­ts avec la règle tolérés par les rectorats.

Une parole anonyme n'en est pas une

Pour autant, le cahier de doléances qu’est #pasdevague, traduit-il, comme on le répète, une « libération de la parole » grâce à laquelle, selon l’expression désormais consacrée, « la peur changerait enfin de camp » ? Cette attente est illusoire : un Mur des lamentatio­ns virtuel, fût-il massivemen­t utilisé et consulté, est dans son principe même sujet à caution. Les enseignant­s, toujours persuadés qu’en lisant Télérama et Les Inrocks, ils sont à la pointe de l’avant-garde, se sont encore une fois contentés de suivre le mouvement sans réfléchir au fond de la question. Car #pasdevague est un défouloir, créé par et pour les victimes de la politique délirante menée depuis des décennies par l’éducation nationale. Il n’y a guère de doute quant à l’authentici­té des faits rapportés par les enseignant­s et dont la lecture donne envie, selon son tempéramen­t, de tout quitter ou de tout casser. Les professeur­s continuent à travailler dans un climat d’irrespect de plus en plus décomplexé. Et l’administra­tion, malgré les consignes de Jean-michel Blanquer, persiste à bichonner les délinquant­s, ces grands enfants un peu foufous, mais gentils dans le fond. C’est qu’un point aveugle invalide la démarche : #pasdevague est une collection de témoignage­s majoritair­ement anonymes. Or, quelle portée peut avoir une plainte, aussi légitime soit-elle, dont l’auteur refuse d’être identifié et de parler en son nom propre ? Sa motivation, en joignant son récit à ceux de la masse des victimes, est-elle vraiment d’agir sur le réel ? Ne profitet-il pas, plutôt, de l’abri que lui offrent les réseaux sociaux pour dénoncer hors contexte, et à contretemp­s, ce qu’il a souvent supporté sans broncher, ou si peu, au moment où précisémen­t, il fallait réagir et refuser l’humiliatio­n ? En restant anonymes, les enseignant­s participen­t en réalité de l’omerta qu’ils croient dénoncer. En dévoilant à couvert et en masse les violences qu’ils subissent, les profs abdiquent de leur responsabi­lité. Celle-ci exige en effet de parler et d’agir à visage découvert, en son nom, seul contre tous s’il le faut. Sur Facebook, les seules réactions hostiles à un billet où je défendais cette idée ont été des profs : « Fermez-la ! », « Vous n’y connaissez rien ! », « Vous êtes en lycée, ça n’a rien à voir ! », « De quel droit parlez-vous ? » – comme s’il était moralement insupporta­ble d’évoquer la responsabi­lité des profs eux-mêmes dans le naufrage de l’éducation nationale. Seule une éthique de la responsabi­lité individuel­le permettra de faire face à la violence. La véritable parole ne s’exprime pas sur Twitter, mais sur le terrain, et en son nom propre. Qu’enseignant­s et proviseurs aient donc le courage de sanctionne­r ceux qui contrevien­nent à la règle commune et de se débarrasse­r des délinquant­s, fussent-ils nombreux et menaçants. Placer caméras et policiers à l’école constitue avant tout un aveu d’impuissanc­e : la surveillan­ce ne peut se substituer à l’exercice de l’autorité. Cessons enfin de vénérer l’image pour revenir au logos, c’est-à-dire au langage et à la raison. Si nous n’instaurons pas cette responsabi­lité de chacun envers le bien commun, les caïds auront beau jeu de faire de l’école leur nouveau territoire. •

 ??  ?? Isabelle Adjani dans le film de Jean-paul Lilienfeld, La Journée de la jupe, 2008.
Isabelle Adjani dans le film de Jean-paul Lilienfeld, La Journée de la jupe, 2008.
 ??  ?? Tranches de vie scolaire, en direct sur les réseaux sociaux : Gagny (Seinesaint-denis, octobre 2017), Laeken (région bruxellois­e, février 2018), Créteil (octobre 2018)…
Tranches de vie scolaire, en direct sur les réseaux sociaux : Gagny (Seinesaint-denis, octobre 2017), Laeken (région bruxellois­e, février 2018), Créteil (octobre 2018)…

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