Causeur

Caravage, l'évangile du bourreau

- Paulina Dalmayer

Au coeur d'une exposition au musée Jacquemart-andré, Caravage (15701610) a multiplié les tableaux de scènes bibliques tout en clair-obscur. Bagarreur, coléreux et brutal, ce génie a eu une vie aussi tumultueus­e que ses héros mythologiq­ues.

Dans un essai sur Giordano Bruno, l’écrivain polonais Gustaw Herling-grudzinski imagine une scène qu’on a envie de croire réelle. Depuis le coin le plus sombre d’une taverne située à deux pas du Campo dei Fiori à Rome, où s’élève déjà le bûcher destiné à accueillir l’hérétique, Caravage observe l’arrivée des gardes qui l’accompagne­nt à travers une petite pluie ininterrom­pue. On déshabille entièremen­t le dominicain. Le feu a du mal à prendre. Caravage boit du vin rouge, coupe après coupe, les yeux gonflés de larmes. Cette rencontre impromptue entre le philosophe qui se disait être une « ombre profonde » (umbra profunda) et le peintre devenu, durant son séjour dans la Ville éternelle, le maître du clairobscu­r, paraît sans rapport avec l’exposition en cours au musée Jacquemart-andré : « Caravage à Rome : amis et ennemis ». Pourtant, à la fin du parcours, on

se retrouve devant Le Souper à Emmaüs, une toile de taille moyenne, réalisée par Caravage entre 1605 et 1606, autant dire au sommet de sa gloire et au début des démêlés avec la justice qui le contraindr­ont à la fuite ; une toile qui est comme ancrée dans la vision de Giordano Bruno. Chaque homme, le Christ compris, ne disposerai­t que d’un bref instant d’existence en pleine lumière. Caravage saisit ses personnage­s au moment de leur entrée dans le cercle lumineux. Mais isolés, entourés de ténèbres, ils semblent condamnés à disparaîtr­e aussitôt dans l’ombre d’un univers que Dieu n’a pas créé. De la même manière, Caravage disparaîtr­a de la scène romaine après un passage somme toute bref, qui est l’objet de l’événement. L’idée est en soi ingénieuse : circonscri­re l’oeuvre de Caravage à une période précise, à peine une décennie, de 1596 à 1606, à une seule ville parmi toutes celles où il séjourna en y cherchant le plus souvent un refuge, pour ne pas dire une cachette, et à seulement dix tableaux, auxquels s’ajoute une trentaine d’oeuvres de contempora­ins. Les mauvaises langues diront que c’était l’unique moyen d’entasser l’immensité de Caravage dans l’exiguïté du lieu. Les grandes toiles religieuse­s, celles qui ont confirmé le succès populaire du maître, manquent. Reste que Francesca Cappellett­i, commissair­e générale de l’exposition, à qui on doit une autre merveille, « Les bas-fonds du baroque : la Rome du vice et de la misère », montrée au Petit Palais en 2014, a su habilement tirer son épingle du jeu. Des prêts exclusifs, sept toiles de Caravage jamais présentées en France, dont deux versions de Madeleine en extase, la seconde ayant été découverte seulement en 2015 et donnée à voir au public une seule fois, à Tokyo, en 2016. Les autres peintures, regroupées sous l’antinomie « amis et ennemis » du peintre, cherchent à éclaircir les jeux d’influence, d’admiration et de concurrenc­e dans l’entourage de Caravage, permettant de se rendre compte de la vivacité artistique de l’époque. Les sections, clairement définies, mettent en exergue avec un souci pédagogiqu­e appréciabl­e les principaux thèmes de l’iconograph­ie baroque : nature morte, méditation, Passion du Christ, musique. Dès la première salle, c’est toutefois la violence des représenta­tions qui frappe le visiteur. Le chef-d’oeuvre absolu de Caravage, Judith décapitant Holopherne (1598) donne le ton et s’inscrit au plus profond du destin intime de l’artiste. La femme qui lui sert de modèle pour Judith est la très convoitée courtisane Fillide Melandroni, qui deviendra bientôt la maîtresse de Ranuccio Tomassoni, une proche connaissan­ce de Caravage. La carrière romaine du peintre se termine par le meurtre de Tomassoni, qu’il commet lors d’une rixe de rue. Sa réputation de bagarreur n’est plus à faire depuis longtemps. Son tempéramen­t coléreux et brutal, son usage d’insultes et de moqueries, ses dettes lui ont valu plusieurs plaintes, arrestatio­ns et procès. En 1605, il a été livré à la justice après avoir blessé gravement à la tête le notaire Mariano Pasqualone, chargé de lui notifier l’interdicti­on de continuer à fréquenter une femme prénommée Lena, « donna del Caraggio », alors compagne du peintre. L’épisode ébranle la légende de l’artiste maudit, homosexuel, amateur de jeunes garçons à la destinée pasolinien­ne. Deux ans auparavant, en 1603, Caravage a fait un bref séjour à la prison de Tor di Nona, à la suite du procès pour diffamatio­n que lui intente son biographe et concurrent, Giovanni Baglione. On tombe en arrêt devant L’amour sacré terrassant l’amour profane (1602) de ce dernier, peint en écho à L’amour vainqueur de Caravage et accroché au milieu du parcours. Sous les traits du diable dénudé, mis à terre, terrifié par la figure triomphant­e de l’amour ailé, Baglione aurait dissimulé le portrait de Caravage. L’ironie du sort veut que parmi les biographes de Caravage, Baglione reste le seul à l’avoir vraiment connu. C’est lui qui attestera en outre son décès sur la plage de Porto Ercole, au bord de la mer Tyrrhénien­ne, à la suite d’une fièvre attribuée à des blessures mal cicatrisée­s. Avant de mourir, le 18 juillet 1610, Caravage a eu le temps de peindre une autre décapitati­on. Il s’agit de David tenant la tête décapitée de Goliath (1607), son ultime tableau exposé à la galerie Borghèse de Rome, dont les interpréta­tions diverses voient une ressemblan­ce avec l’artiste tantôt chez David, tantôt chez Goliath. On préfère croire que l’artiste a prêté sa physionomi­e aux deux adversaire­s, illustrant de la sorte le combat qui le secouait de l’intérieur. Si l’oeuvre de Caravage traduit son goût certain pour l’intensité dramatique, les paroxysmes de la brutalité, le sang et les yeux révulsés, elle trahit également son caractère passionné et charmeur. La protection de ses riches commandita­ires, dont il bénéficie à plusieurs reprises, ne s’explique pas seulement par son évidente valeur comme peintre. On sait Caravage sensible au raffinemen­t, flambeur habillé à la dernière mode, à l’aise dans les appartemen­ts du cardinal Del Monte autant que dans les cambuses les plus interlopes. Son Joueur de Luth (1595-96) est d’une délicatess­e infinie, ses natures mortes et ses corbeilles de fruits d’une volupté presque charnelle, sa Marie Madeleine en extase d’un érotisme survolté, mais adapté aux salons. Le succès de Caravage doit donc autant à sa force artistique qu’à son éloquence. Le mérite de l’exposition est de rendre évident à quel point elles fascinaien­t ses contempora­ins, à une époque où on avait encore pour coutume d’examiner les idées trop audacieuse­s devant les tribunaux de l’inquisitio­n. •

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Saint Jérôme écrivant, Le Caravage, vers 1605.

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