Causeur

LA PICHONNETT­E VEUT UN ENFANT

Rimbaud écrivait : « Il faut être absolument moderne. » Eh bien, Jean-michel Pichonneau le pense aussi. Réussira-t-il ? On le découvrira au gré de ses exploits relatés chaque mois dans Causeur.

- Par Patrice Jean

Ça lui est tombé dessus un vendredi soir, alors qu’il regardait, sur son canapé, le dernier film de Xavier Dolan, diffusé par Arte : « Je crois qu’il est temps, qu’elle a dit la Pichonnett­e, temps de sanctifier notre amour », et en disant cela, elle s’est pelotonnée contre son Jean-mi. Notre Pichonneau qui commençait à s’endormir s’est relevé d’un coup : « Qu’estce que tu veux dire ? On va quand même pas se marier, ma Bibine, on est au-dessus de ça ! Si t’avais été un homme, j’dis pas, ç’aurait eu de la gueule, un sacré pied de nez aux pissefroid... Mais entre un homme et une femme, c’est... » Sabine se contenta de sourire, un de ces sourires amoureux dont elle avait le secret, un sourire qui voulait dire : « Mon gros chaton, t’es un peu bête, parfois, mais c’est toi le gros chaton de ma vie » ; et tout en souriant, elle lui caressa la nuque et le lobe de l’oreille, un genre de caresses qu’il aimait tant qu’il se mit à ronronner : il ne s’agit pas d’une métaphore, Pichonneau ronronnait réellement, c’était un jeu entre eux, comme les amoureux aiment en inventer. « Mais alors, que veux-tu dire ma Bibine ? » reprit-il, un peu inquiet. « Je veux dire qu’il est temps que nous ayons un enfant, un petit bébé tout rose, un tsunami de tendresse, un volcan d’amour, un ouragan de bécots tout chauds. » Quand la Pichonnett­e usait de l’hyperbole poétique, La Piche comprenait qu’elle ne plaisantai­t pas. Il frissonna. Il imagina des paquets de couches souillées, des réveils en pleine nuit pour consoler bébé, des jouets partout dans le salon, des séances de bébés baigneurs, des cris, des pleurs, des rots. À l’évidence, la psyché du Piche n’était pas encore prête pour la reproducti­on de l’espèce. Lâchement, il répondit : « Quelle idée merveilleu­se, ma Bibine ! J’allais t’en parler : c’est bien le signe qu’il est temps de sanctifier notre amour ! », puis il en profita pour palper la vulve de la Pichonnett­e (tout en se demandant si c’était une façon de respecter la mère de Pichonneau junior comme elle le méritait). Trois jours plus tard, l’idée avait fait son chemin dans l’âme de notre héros, il s’était imaginé tenant dans ses bras un tout petit enfant, son enfant, éclatant du rire des enfants

« qui rafraîchit l’âme », il s’était vu penché au-dessus d’une bouille angélique, à lui faire des risettes, et, soudain, il avait compris le désir de Sabine : « Les femmes, pensa-t-il, sont en contact direct avec l’essence de l’univers, elles savent mieux que nous ce qui compte vraiment. » Dans le métro, en revenant de sa journée de travail, notre Piche aperçut un grand barbu tatoué, portant son marmot sur le ventre, à la façon des kangourous. Eh bien, ne le croyez pas si vous le voulez, mais le péché d’envie emplit l’âme du Pichonneau ! Il aurait aimé être cet homme si viril et si tendre à la fois : l’homme moderne, celui qui assume totalement sa paternité, que ce soit dans le métro, à vélo ou assis sur les gradins d’un cirque, riant à gorge déployée avec son petiot. D’ailleurs, les femmes ne cessaient, elles aussi, de contempler ce charmant spectacle : un homme, un vrai, avec son enfant : il n’y a rien de plus beau. À peine arrivé chez lui, Jean-mi téléphona à sa mère : « On va avoir un enfant ! – Ah, c’est génial ! Comme je suis heureuse ! Et c’est pour quand ? – Dans neuf mois ! » Certes, il restait quelques détails à régler, mais une saillie n’a jamais fait de mal à personne. La semaine suivante, il fut invité à dîner chez son frère, l’heureux père de trois petits garçons. Cette soirée faillit être fatale à son désir de paternité. Oh, il n’y eut aucune dispute entre Jean-mi et Bruno, ni sur le foot, ni sur la politique, ni sur les impôts : par prudence, les deux frères avaient cessé d’aborder les sujets qui fâchent, ils réussissai­ent l’exploit de bavarder des heures sans rien dire, passant d’une remarque sur le « bonheur de bouffer des frites » à une observatio­n sur « la nuit qui tombe plus tôt à partir de septembre ». Non, ce qui avait tourneboul­é la Piche, ce fut le fils de Bruno, le petit Lucas : un enfant roux, avec un nez en trompette, des taches de rousseur, un air roublard et malicieux ; en outre, le gnome poussait la perversité jusqu’à aimer la pêche à la ligne. Il ne parlait qu’hameçons, gardons et asticots : un vrai petit Français, gouailleur et stupide ! Au retour, dans la voiture, Jean-mi n’en menait pas large. Jamais, il ne pourrait prendre le train affublé d’un beauf miniature ! Ses rêves de se promener avec son « bébé d’amour » s’effondraie­nt : aucune femme ne les contempler­ait, lui et son chiard bleu-blanc-rouge, avec le ravissemen­t qu’elles éprouvaien­t devant un barbu lesté d’un bébé koala. Et il devrait, en plus, s’emmerder à donner le biberon à un futur supporter de foot ! C’est alors qu’il eut l’idée d’adopter un petit Sénégalais, ou un bébé des Tropiques : cette fois, le grand barbu tatoué en serait pour ses frais, il ne pourrait lutter, ce ringard, avec un père souriant à une jolie frimousse toute noire, serré contre son torse puissant et responsabl­e. Enfoncé le barbu ! Malheureus­ement, la Pichonnett­e ne l’entendit pas de cette oreille, elle souhaitait « porter le fruit de leur amour », elle n’avait pas envie d’aller chercher à l’autre bout du monde un mouflet qu’elle avait sous la peau du ventre. Jean-mi eut beau lui décrire la beauté des bébés africains et la détresse des orphelins de Malaisie : Sabine fut intraitabl­e, elle voulait un bébé made in Pichonnett­e. Jean-mi se demandait si sa femme n’était pas en train de devenir raciste. Cette perspectiv­e l’effrayait. Il se rappela qu’elle avait ri à une blague de Bruno sur les Congolais. C’était lamentable, révoltant ! Écoeuré, Jean-mi lâcha le morceau : « Ma Bibine, tu vas rire, mais ton refus d’adoption, ce serait pas un poil raciste ? » Sabine répondit qu’elle était prête à coucher avec Charlemagn­e, son collègue de bureau, un Antillais « noir de chez noir », si ça pouvait le rassurer. Notre Jean-mi se rendit à l’évidence : son épouse était une chic fille. Tout était dans l’éducation : Pichonneau junior ne serait pas un clone de l’affreux Lucas Pichonneau, l’ami des poissons. Ce n’était pas compliqué : la Pichonnett­e et lui veilleraie­nt à ce que Bébé, dès son plus jeune âge, s’ouvrît aux autres : ils ne lui achèteraie­nt pas de petits soldats, ni de panoplies guerrières, encore moins des billes et des Tortues Ninja ; ils l’habillerai­ent de rose si c’était un garçon et de bleu si c’était une fille, c’est qu’on n’avait pas froid aux yeux chez les Pichonneau ! Ils liraient au bébé des histoires d’ours citoyen, de panda antispécis­te, de souris no border, de chatons LGBT. Ils lui parleraien­t toutes les langues, du moins celles qu’ils connaissai­ent (ce qui revenait au français et à un simili d’espagnol – mais c’est l’intention qui compte). Enfin, les soirées pyjama seraient multicultu­relles et équitables. Il restait encore neuf mois pour choisir un prénom. Pour l’heure, les Pichonneau hésitent entre Ceriosfrti et Jyygxwz. •

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