Causeur

Charles Matton, créateur de cités englouties

Dix ans après sa mort, le peintre, sculpteur, écrivain et vidéaste Charles Matton (1931-2008) revient sous la forme d'un coffret DVD et d'un livre richement illustré. Étranger aux modes de son temps, cet infatigabl­e artiste figuratif est resté célèbre pou

- Jean-pierre Montal

Dans une maison bourgeoise de Saint-honoréles-bains, station thermale du Morvan, un garçon de 11 ans fausse compagnie à ses parents. Il quitte silencieus­ement le salon puis se met à courir pour continuer le « jeu du miroir ». Le principe est simple : se poster devant la glace et la fixer jusqu’à se convaincre que le reflet est devenu la réalité, que l’on est enfin passé de l’autre côté, le bon, là où le temps et le mort n’ont pas d’emprise. La France est occupée par l’armée allemande, la maison aussi et les journées sont longues. L’exercice à la Lewis Carroll hypnotise le garçon. Peut-être pressent-il que ce jeu l’occupera toute sa vie ? Pas sûr… Vocation et révélation ne vont pas toujours de pair. Pourtant le jeune Charles Matton consacrera bel et bien les soixante années suivantes de son existence à observer les apparences, à mettre en lumière les ruses et les secrets que le visible dissimule. En 2018, dix ans après sa mort, son travail a des allures de cité engloutie, avec ses recoins mystérieux et ses prolongeme­nts insoupçonn­és. On part à la rencontre du peintre et on tombe sur le dessinateu­r, puis le sculpteur, le photograph­e, le cinéaste et enfin le créateur de ces pièces uniques, les « boîtes », des lieux réels ou imaginaire­s miniaturis­és dans les moindres détails. Une oeuvre protéiform­e mais cohérente, soudée par l’incroyable ténacité d’un homme qui, durant tout son parcours, n’aura cédé à aucune des sirènes de l’art contempora­in. Né le 13 septembre 1931, Charles Matton grandit dans une atmosphère de roman. Son père, chef d’entreprise passionné par le jeu, consacre son temps libre à des calculs de probabilit­é sophistiqu­és dans l’espoir de dompter le hasard et plus particuliè­rement la roulette des casinos. Sa mère est plus portée vers l’art divinatoir­e. « Prédire l’avenir et vaincre le hasard, c’est un peu pareil », résumera Charles Matton pour décrire le couple. Pendant la guerre, la famille quitte Paris et s’installe à Saint-honoré-les-bains. Les soldats allemands réquisitio­nnent un étage de la maison. Le jeune Charles dessine leurs tanks et fixe le miroir de sa chambre. À la Libération, les Matton vivent au rythme chaotique du chef de famille flambeur. Ils passent en quelques mois des dorures de l’avenue Foch aux immeubles sombres de la rue Pelleport, dans le 20e arrondisse­ment de Paris, pour mettre soudain le cap vers Monaco. Matton père y prend la gérance d’un hôtel et en profite pour se rapprocher du casino. Ces grands écarts sociaux marqueront à jamais le jeune Charles qui, lui aussi, oscillera toujours entre luxe et dèche avec la dextérité de l’équilibris­te. À Monaco, il rencontre sa première épouse, Margareth Skoglund, une Suédoise championne de ski nautique. Le couple s’installe à Paris dans les années 1950 puis à Auvers-sur-oise. Dans ce village qui a accueilli Van Gogh, Matton peint, encore et toujours. Le travail fourni durant ces années d’apprentiss­age est si riche qu’il s’articule déjà en plusieurs périodes : formes rondes à la Fernand Léger, bouquets de fleurs qualifiés de « convention­nels », piscines (avant David Hockney, signalons-le)… Le regard avide du jeune peintre n’est jamais rassasié. Une ligne directrice s’affirme néanmoins, très nette : Matton se méfie de l’abstractio­n et s’il la frôle parfois, avec ses piscines notamment, c’est toujours en veillant à rester du côté du figuratif, de ce que l’oeil reconnaît car, pour lui, reconnaîtr­e c’est déjà comprendre. Il se concentre sur les sujets du quotidien, ce qu’il nomme « l’endotique » – par opposition à l’exotique – en piochant le mot chez Georges Perec. Les visages et les objets qui nous entourent ne sont pas banals, insignifia­nts. Ils se postent, au contraire, en vigies silencieus­es à la lisière de la réalité visible et d’un mystère qui échappe à l’oeil, mais s’incruste dans les esprits. « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » semblent ainsi demander les toiles de Matton. Le peintre va finalement plus loin qu’une simple guerre de tranchées entre l’abstractio­n et le figuratif : « C’est un faux débat, expliquera-t-il bien plus tard à Alain Finkielkra­ut sur France Culture. J’oppose un art qui témoigne de la vie à un art qui cherche à s’en évader. » En 1960, Charles Matton organise sa première exposition avec le sculpteur Georges Charpentie­r. L’accueil est →

très froid. « Comment une main aussi douée peut-elle se mettre au service de la figuration ? » interroge, sans peur du ridicule, un critique de L’express. L’abstractio­n est tout simplement devenue synonyme d’art. La prétendue « avant-garde » s’impose avec la brutalité et l’hégémonie d’un art officiel. Matton se heurte au mur de son époque. Sa grande exposition suivante n’aura lieu que vingt-sept ans plus tard, en 1987.

L'exil intérieur

Avec les années 1960, commence une sorte d’exil intérieur. Charles Matton peint sans exposer, mais sans céder non plus aux innovation­s, compressio­ns (malgré son amitié avec César) et autres installati­ons. Le progrès en art, il n’y croit pas : « La nouveauté se doit d’être discrète, faite de nuances invisibles ajoutées à la langue d’hier afin qu’elle reflète notre sensibilit­é d’aujourd’hui. » Matton est un classique. Et cette connaissan­ce intime de l’histoire de l’art, cette passion pour un savoir-faire, un métier et ses gestes, sont jugées, à cette époque, ringardes, réactionna­ires, bref impardonna­bles. Sous le nom de Gabriel Pasqualini, il gagne sa vie en signant des illustrati­ons dans la presse, pour les journaux du groupe Filipacchi puis pour le mythique magazine Esquire, dont Jean-paul Goude et Jean Laguarrigu­e ont pris la direction artistique à New York. Matton les rejoint, toujours en bateau car sa peur de l’avion ne disparaîtr­a jamais. Le transatlan­tique, une Bentley grise qu’il confiait chaque soir à un clochard comme abri pour la nuit, les belles chaussures anglaises, les chemises sur mesure dessinées par ses soins… Charles cultive, avec naturel, en parallèle à de longues périodes de mouise, le goût des belles choses, du luxe entrevu en suivant la route cabossée de son père. Certains y verront du dandysme ou du dilettanti­sme. Fausse piste : Matton peint douze heures par jour, sans relâche et n’a pas le temps de poser à l’esthète. En 1967, il devient cinéaste avec un court métrage étrange, La Pomme ou l’histoire d’une histoire, mi-autobiogra­phie, mi-manifeste esthétique. « Que fais-tu ? » demande une voix off féminine. « Je peins des familles, c’est-à-dire des choses familières », répond Matton, fidèle à sa ligne. Il signera en tout quatre longs métrages, dont L’italien des roses (1972), merveille des années 1970, qui conjugue l’endotique et l’hyperbole, Perec et Fellini (voir encadré Matton, cinéaste obsessionn­el).

« Une minutie qui touche au sublime »

Au milieu des années 1980, Charles Matton progresse à tâtons vers l’un des chapitres les plus fascinants de son travail. Il conçoit d’abord des fonds de couleur pour

des photograph­ies, modèle des objets miniatures, des éléments de décor (un mur, une fenêtre...), qu’il peut réutiliser dans diverses créations. Happé par cette nouvelle méthode, il joue avec les miroirs pour agrandir l’espace et multiplie les détails « avec une minutie artisanale qui touche au sublime », écrira Jean Baudrillar­d, admirateur de l’artiste. Les fameuses « boîtes » voient ainsi le jour. Qu’elles reproduise­nt des lieux fantasmés ou réels (Le Cabinet de Sigmund Freud, L’atelier de Francis Bacon…), elles distillent toutes un trouble unique, comme si leur réalisme et leur précision ouvraient paradoxale­ment les portes du rêve. Le spectateur pense au flottement des toiles de Giorgio de Chirico ou encore au mystère qui enveloppe les natures mortes de Chardin. Tout est donné à voir, sans que l’artiste ne sature l’espace avec son intention ou ses messages. « Faire surgir l’objet, voilà qui est plus important que de le faire signifier », explique Jean Baudrillar­d à propos des boîtes avant de dénoncer la « fétichisat­ion du commentair­e » dans l’art contempora­in. Matton réintrodui­t du mystère dans la figuration. « Ne pas s’évader de ce monde, ne pas en donner non plus une version trop personnell­e (l’interpréta­tion étant aussi une forme d’évasion). Plutôt succomber à sa vraisembla­nce », affirme-t-il. Les boîtes synthétise­nt et prolongent ce qu’il a défendu depuis des années, à rebours de son époque. Mais, cette fois, les temps ont changé. Jean Baudrillar­d, Jean Clair, notamment avec le superbe Considérat­ions sur l’état des beaux-arts, paru en 1983 ou encore Alain Finkielkra­ut avec La Défaite de la pensée (1987) ont ouvert des failles. Le sophisme à trois temps du milieu de l’art – 1) Vous revenez à la figuration pour renouer avec la tradition 2) La tradition, c’est mal, c’est Vichy 3) Vous êtes donc fasciste – connaît quelques ratés. Cette fois, Charles Matton tombe au bon moment. Son exposition du Palais de Tokyo (1987) est un succès. Il installe ensuite ses oeuvres à l’espace photograph­ique de la Ville de Paris, signe le décor pour L’homme du hasard, pièce de théâtre de Yasmina Reza et expose à Londres, Berlin, New York ou Pékin. Aujourd’hui les boîtes ont conservé leur force d’attraction. Le passage des années l’a même renforcée. Dix ans après la disparitio­n de Charles Matton, la modernité déchaînée s’acharne à « innover », « disrupter », « remodeler ». L’esprit des lieux est la toute première victime de cette rage enjouée et destructri­ce. On rêverait de boîtes pour sauver ce qui peut encore l’être. Charles Matton manque. •

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Charles Matton.
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Klaus Maria Brandauer dans Rembrandt, de Charles Matton, 1999.

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