Causeur

Comment Yiyun Li a tué sa mère

- Paulina Dalmayer

Prodige des lettres américaine­s, Yiyun Li se frotte aux plus grands noms de la littératur­e mondiale dans son recueil d'essais Cher ami, de ma vie je vous écris dans votre vie. Exilée de longue date aux États-unis, l'écrivain d'origine chinoise écrit en anglais pour ne pas être comprise de sa mère restée au pays. Poignant.

Ne vous fiez pas à l’apparence d’yiyun Li. Sa physionomi­e ronde et amène dissimule une forme particuliè­re d’hypersensi­bilité à la violence du monde. L’auteur de 46 ans née à Pékin et installée aux Étatsunis depuis plus de vingt ans appartient à la lignée d’écrivains constituée de John Berryman, Anne Sexton, Sylvia Plath, Virginia Woolf ou Marina Tsvetaïeva.

Avec son recueil d’essais Cher ami, de ma vie je vous écris dans votre vie (Belfond, 2018), Yiyun Li fait découvrir au public français des textes rédigés sur son lit d’hôpital en 2012, entre deux tentatives de suicide. « J’ai eu besoin de disséquer, de tailler à l’intérieur », commente-t-elle, élusive. Quoique pourchassé­e par de vieux démons, la prodige des lettres américaine­s, lauréate du prestigieu­x prix Macarthur, n’aime pas se raconter à la première personne : « Un mot que je déteste employer en anglais est “je”. C’est un mot mélodramat­ique. En chinois, langue moins stricte du point de vue de la grammaire, on peut construire une phrase sans pronom sujet déterminé et se passer de cet embarrassa­nt “je”, ou le remplacer par “nous”. Vivre n’est pas une affaire originale. » La dernière phrase sonne comme un diagnostic : malgré son itinéraire tout sauf banal, Yiyun Li discrédite son propre vécu. « Pourquoi s’adonner à l’écriture autobiogra­phique ? Il doit y avoir là une croyance en une forme de liberté », renchérit-elle avec une sincérité désarmante. Au fil de ses essais, le lecteur ne glane des bribes d’informatio­ns biographiq­ues qu’à la marge des dialogues que Yiyun Li mène avec les grands noms de la littératur­e mondiale : Tourguenie­v, Kierkegaar­d, Mcgahern, Larkin, Trevor ou encore Katherine Mansfield, à laquelle elle emprunte une phrase pour en faire le titre de son recueil. « Les livres que l’on écrit – passés, présents et futurs – n’essaient-ils pas de dire la même chose : Cher ami, de ma vie je vous écris dans votre vie ? Qu’il est long, le chemin d’une vie à une autre ! Mais pourquoi écrire, sinon pour cette distance même, si les choses peuvent être abandonnée­s, chaque avant remplacé par un après. » Avant de devenir écrivain, Yiyun Li a embrassé une carrière scientifiq­ue. C’est même avec un visa universita­ire qu’elle a réussi à quitter la Chine et à obtenir un diplôme d’immunologi­e de l’université d’iowa. « À l’université et quand j’étais jeune scientifiq­ue, confie-t-elle dans un accès d’extraversi­on, les tâches qui me plaisaient le plus étaient les activités périphériq­ues : tout enlever chez un insecte et ne laisser que le système nerveux ; prélever la moelle osseuse d’un fémur de souris jusqu’à ce que l’os devienne presque transparen­t ; nettoyer soigneusem­ent les poumons d’une souris. Peut-être mon défaut en tant que scientifiq­ue, un manque de déterminat­ion, explique-t-il pourquoi j’adore écrire. » L’âme tourmentée de Yiyun Li n’aime rien tant qu’écrire dans une langue d’emprunt, assimilée dès l’adolescenc­e grâce à un père physicien nucléaire. Ce dernier rêvait peut-être moins d’extraire sa fille d’une Chine encore pauvre que de l’enlever à sa mère possessive et sans doute déséquilib­rée. Dans un texte publié dans The New Yorker, Li évoque les cassettes d’enregistre­ments de Modern American English que son père lui faisait écouter religieuse­ment chaque matin, jusqu’à bouleverse­r ses structures mentales. « Avec les années, mon cerveau a banni le chinois. Je rêve en anglais. Je parle toute seule en anglais. Et les souvenirs – non seulement ceux de l’amérique, mais ceux de la Chine ; non seulement ceux qui survivent, mais ceux qui sont archivés avec la volonté de les oublier – sont triés en anglais. » N’ayons pas peur des mots : ce rejet de la langue maternelle est une forme d’assassinat. Du moins de matricide. Yiyun Li a refusé la traduction de ses livres en chinois, privant ainsi sa mère, qui ne parle pas l’anglais, de la possibilit­é de les lire. Par quel caprice de l’esprit ? Une seule scène rapportée dans le recueil justifiera­it cette décision. On y découvre une mère qui se débarrasse en douce des deux hamsters préférés de sa fille au prétexte que celle-ci les aurait aimés plus que ses propres parents. Il faut se donner la peine de recouper certaines déclaratio­ns de l’auteur pour comprendre à quel point la rupture avec la mère a dû être difficile, sinon tragique. Yiyun Li a beau affirmer rêver uniquement en anglais, elle ne rêve jamais d’iowa City, mais souvent de Pékin. Parfois, elle compare sa déterminat­ion à écrire directemen­t en anglais à une « sorte de suicide ». Milan Kundera en dit tout autant quand on le questionne sur son passage du tchèque au français. Mais pourquoi écrit-on, alors ? C’est en disséquant ce sujet, comme elle le ferait d’une souris de laboratoir­e, que Li se montre la plus grave. « Ce n’est pas charitable, mais on écrit pour cesser de trop ressentir ; ce n’est pas charitable, mais on écrit pour devenir plus proche de cette part de soi qui ressent. » Aux yeux des bons lecteurs, ces phrases ne recèlent aucune contradict­ion. Pas plus qu’il n’y a d’exagératio­n dans la manière charnelle dont Li vit et parle de ses relations avec ses personnage­s, les seules « vraies gens » qu’elle fréquentai­t avant qu’elle ne renonce à écrire des romans. « Faites que je sois réelle, comme vous l’êtes pour moi – ce cri ne pouvait être adressé qu’à mes personnage­s », confesse-t-elle, alors même qu’elle a abandonné la fiction au sortir de son double séjour à l’hôpital. Cher ami, que l’on peut lire comme un extraordin­aire catalogue d’aphorismes, nous prépare au deuil des êtres chers. « Le temps passé avec d’autres gens est le temps de se préparer à leur disparitio­n. » Inutile de chercher des tons plus clairs. Le seul privilège que Yiyun Li semble bien vouloir s’arroger est celui d’aller mal dans un monde où tout un chacun revendique son droit au bonheur. Céline appelait cela « mettre sa chair sur la table ».•

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 ??  ?? Yiyun Li, Cher ami, de ma vie je vous écris dans votre vie, Belfond, 2018.
Yiyun Li, Cher ami, de ma vie je vous écris dans votre vie, Belfond, 2018.

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