Causeur

Rouges cannibales

Les Âmes mortes, de Wang Bing Sortie le 24 octobre 2018

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Chine communiste, fin des années 1950 : le camarade Mao dans son incommensu­rable sagesse politique déclenche une vaste opération d’épuration destinée à purger le pays de ses éléments droitiers. Des milliers de pauvres bougres révolution­naires de la première heure, trompés par un premier discours qui les avait incités à dire ce qu’ils pensaient vraiment du régime, sont envoyés dans des camps dits de « rééducatio­n », tels ceux de Mingshui ou Jiabiangou. Soit le début de la fin pour la majorité d’entre eux en raison de conditions de vie ou plutôt de survie quotidienn­e au-delà de l’imaginable. Ce n’est pas la première fois que le très talentueux cinéaste chinois Wang Bing s’intéresse à ce moment terrible de l’histoire de son pays : à travers le documentai­re (Fengming, en 2007) et la fiction (Le Fossé, en 2010), il l’avait déjà largement évoqué. Cette fois, dans un film documentai­re de plus de huit heures, il donne la parole aux rescapés, aux survivants, à ceux qui sont revenus de l’enfer et qui en témoignent face caméra. On sait depuis Primo Levi ce que ce statut de « rescapés » (que Levi accole à « naufragés » dans le titre même de l’un de ses livres sur l’univers concentrat­ionnaire nazi) recèle de destins fracassés. Ceux qui sont revenus ressentent de la culpabilit­é et pensent qu’ils doivent souvent leur survie à une dureté implacable, une rage de vivre oublieuse parfois des autres et bien peu conforme aux images pieuses. Simone Veil ne disait rien d’autre en évoquant son retour des camps. Au-delà des frontières et des époques, ces derniers se ressemblen­t dès lors qu’ils visent à humilier, affaiblir, puis tuer. Même si, ici, il n’est pas question de génocide. Wang Bing refuse la reconstitu­tion fictive ou l’illusion des archives comme le faisait hier encore Claude Lanzmann à propos de la Shoah. Il fait parler les vivants actuels de la façon dont sont morts sous leurs yeux les vivants d’hier. Avec comme instrument de torture principal, la faim. Méthodique­ment appliquée selon les témoins. Forcés de creuser sous terre des abris de fortune, les déportés se nourrissen­t la plupart du temps de racines. Comme le prouveront des autopsies ultérieure­s, c’est in fine le cannibalis­me qui se met de la partie. Faute de sépultures, les charniers à ciel ouvert que sont devenus rapidement ces camps continuent de rendre les ossements, ainsi que le montre la caméra, jamais voyeuriste, de Wang Bing. Il ne reste plus alors que la parole, celle de ces hommes pour raconter qu’un homme a mangé le cadavre d’un autre homme. Les mots prennent ici tout leur sens, portés soit par une colère toujours intacte, soit par une sourde et terrible résignatio­n de ce qui fut et n’a pas de nom. Wang Bing prend le temps de filmer et d’écouter, ce qui est la moindre des choses. Fuyant le sensationn­el comme la peste rouge, il privilégie le témoignage plutôt que le jugement, le récit plutôt que l’image, et parfois même le silence plutôt que l’injonction de tout dire. Son film devient alors tout simplement nécessaire, non pour ressasser un prétendu « devoir de mémoire », qui est devenu le fourre-tout d’une pensée compassion­nelle essentiell­ement émue par elle-même, mais pour appréhende­r ce qui fonde l’horreur totalitair­e. Au même titre que le travail cinématogr­aphique de Guzmán sur le Chili des années Pinochet, celui de Wang Bing repose sur un perpétuel aller-retour entre les témoignage­s des survivants et les traces, même infimes, laissées par les disparus. Comme un dialogue nécessaire entre le passé qu’il ne faut évidemment pas laisser passer en pertes et profits et le présent qui ne

saurait se résumer à des paroles forcément émouvantes sur les horreurs d’hier. Le film s’insère précisémen­t dans cette temporalit­é faite de proximité et de distance : se tenir au bon endroit, c’est tout l’enjeu d’une telle démarche. Et le cinéaste chinois, comme Lanzmann et Guzmán déjà cités ou bien encore Rithy Panh, parvient à occuper cette place sans jamais perdre de vue son spectateur. •

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Les Âmes mortes, Wang Bing, 2018.
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Les Âmes mortes, de Wang Bing.

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