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POPULISME L'AQUILA, AU CENTRE DU SÉISME ITALIEN

Quelques mois après la formation du gouverneme­nt de coalition LegaMouvem­ent 5 étoiles, les Italiens sont profondéme­nt divisés. Élites technocrat­iques et classes moyennes déclassées rivalisent dans la défiance réciproque. À L'aquila, ville du centre de l'i

- Par Daoud Boughezala

Steve Bannon a trouvé sa Terre promise. De passage en Italie, l’éminence grise de Trump jubile : « Rome est maintenant le centre de la politique mondiale. Ce qui se passe ici est extraordin­aire. Il n’y a jamais eu de véritable gouverneme­nt populiste à l’époque moderne. » À l’issue des élections législativ­es du printemps qui ont porté le Mouvement 5 étoiles à 32 % et la Lega à 18 %, une coalition inédite gouverne ce pays de plus de 60 millions d’habitants. Sous l’autorité théorique du président du Conseil Giuseppe Conte, professeur de droit au poids politique nul, les deux hommes forts, Matteo Salvini (Lega, 45 ans) et Luigi Di Maio (M5S, 31 ans), contrôlent respective­ment les ministères-clés de l’intérieur et du Travail. D’ores et déjà, leur budget dispendieu­x affole Bruxelles et les marchés financiers

tandis que leur permanente invocation du peuple séduit tant les groupies d’éric Zemmour qu’une partie des Insoumis. C’est animé d’une forte intuition que je me dirige vers la péninsule pour comprendre les ressorts du populisme italien. Dans la presse, deux pays parallèles s’affrontent : des élites technocrat­iques rêvent d’une Merkel ou d’un Macron italiens ; des tribuns du peuple se réclament du bon sens des gens ordinaires à la manière de certains régimes sud-américains. Un livre m’accompagne : Le Berlusconi­sme dans l’histoire de l’italie (Les Belles Lettres, 2018). Dans cet essai passionnan­t, le politologu­e Giovanni Orsina confirme mon pressentim­ent : deux Italie se font face depuis l’unificatio­n nationale de 1860. Le miracle économique de l’après-guerre a certes considérab­lement atténué le gouffre entre les élites modernisat­rices du Nord et le peuple du Sud (Mezzogiorn­o) considéré comme arriéré. « Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l’italie était moins industrial­isée que la Pologne. En trente ans, ce pays a accompli ce que la France, la Grande-bretagne et l’allemagne ont fait en plus d’un siècle et demi », confirme l’historien et sociologue Marc Lazar. Toutefois, cette modernisat­ion à marche forcée n’est pas parvenue à combler le décalage culturel entre des élites politiques, culturelle­s et sociales « convaincue­s de pouvoir identifier le bien » et la société qu’elles entendent rééduquer. D’après Orsina, cette « approche orthopédiq­ue et pédagogiqu­e du problème du rapport entre pays légal et pays réel » serait une constante de l’histoire italienne. En découle une défiance mutuelle entre les différents segments de la population, ainsi qu’une réaction populiste que les Italiens appellent l’« antipoliti­que ». Dès la fin des années 1940, avec le mouvement de l’uomo qualunque (« homme quelconque ») se propage l’idée selon laquelle les détenteurs du pouvoir politique l’emploient à leurs propres fins, sans se soucier du bien commun de la société. De Berlusconi opposant le bon sens de la société civile et des petits entreprene­urs à l’établissem­ent juridico-politique, aux diatribes de Beppe Grillo ou de Matteo Salvini contre la ploutocrat­ie bruxellois­e, les déclinaiso­ns italiennes du populisme sont légion. Le phénomène antipoliti­que italien combine des éléments communs à tout l’occident (décrochage des classes moyennes, crise de l’état providence, mauvaise insertion dans la mondialisa­tion) à des spécificit­és italiennes (constructi­on nationale inachevée, faible niveau de confiance entre groupes sociaux). C’est ce qui a amené le populisme au sommet de l’état. Soumis à l’orthodoxie budgétaire depuis son entrée dans la zone euro, le pays ne peut plus laisser filer la lire et l’inflation en guise d’amortisseu­r social, ce qui nourrit le ressentime­nt des déclassés. Pour tenter de savoir si l’actuelle coalition entre le Mouvement 5 étoiles et la Lega parvient à restaurer la confiance des Italiens périphériq­ues, j’ai choisi d’arpenter une ville convalesce­nte : L’aquila, 69 000 habitants, à 92 km au nord-est de Rome, historique­ment rattachée à cette Italie des oubliés qu’est le Mezzogiorn­o. Au pied des monts Apennins, encaissé entre de vertes vallées, le chef-lieu des Abruzzes est devenu tristement célèbre au lendemain d’un séisme meurtrier. Le 6 avril 2009 à 3 h 30 du matin, un tremblemen­t de terre de magnitude 6,3 sur l’échelle de Richter a détruit tout le centre historique, tué plus de 300 personnes et engendré des dizaines de milliers de déplacés. Presque dix ans plus tard, au sommet de cette ville en pente juchée à 750 mètres d’altitude, les grues strient le ciel azur au-dessus des échafaudag­es. Dans ce drôle d’endroit pour une rencontre, j’ai découvert des citoyens lambda en délicatess­e avec l’élite politique d’hier et d’aujourd’hui. Des personnage­s en quête d’auteur pour retranscri­re le malaise aquilain. Entre deux rues dépeuplées, humant les odeurs de ciment et de chaux vive, je retrouve Roberto Silveri Junior, chef du groupe Forza Italia au conseil municipal et consultant en contrôle qualité dans le civil. Fils d’un entreprene­ur en bâtiment, cet élégant trentenair­e incarne jusqu’au bout des mèches le berlusconi­sme triomphant qu’il n’a guère connu. À L’aquila, c’est en s’alliant à la Lega et au petit parti postfascis­te (Fratelli d’italia) du nouveau maire que Forza Italia a arraché l’hôtel de ville au Parti démocrate. Après dix ans de gestion municipale de centre gauche, Roberto se réjouit d’avoir terrassé l’ogre rouge, à l’instar de son mentor Berlusconi, 82 ans, entré en politique voici vingt-cinq ans pour « défendre l’italie contre le communisme ». Catapulté au pouvoir après le naufrage de la démocratie chrétienne qui gouvernait l’italie depuis la Libération, Berlusconi est un bon baromètre de la désunion nationale. Malgré ses démêlés judiciaire­s et sa dégringola­de à 14 % des voix aux dernières législativ­es, le Cavaliere a laissé un souvenir globalemen­t positif à L’aquila. Maria, chef d’entreprise quinquagén­aire, en témoigne : « En 2009, Berlusconi a très bien géré la crise. La terre a tremblé en avril et dès septembre, les enfants allaient à l’école dans des bâtiments préfabriqu­és sûrs », qui servent encore aujourd’hui. Quelques jours après la tragédie, il réunissait même le G8 à L’aquila en signe de soutien aux sinistrés. L’événement n’a cependant pas apaisé le sentiment d’abandon général. « Depuis quarante ans, nous sommes en dehors de la nation », explique Roberto. L’aquila a attendu les années 1970 pour être relié à Rome par l’autoroute. Au bas de la ville, une gare fantôme comptant plus d’employés que d’usagers permet de se rendre dans deux autres petites bourgades d’italie centrale. Au milieu de cet environnem­ent montagneux très accidenté, il n’est certes pas facile de construire ponts et voies rapides. Le sursaut autoroutie­r des années 1970 s’explique par la présence de deux ministres abru- →

zzais au sein du gouverneme­nt démocrate-chrétien. Par la grâce de la toponymie, L’aquila a dû son dernier moment de gloire au fascisme, l’aigle (aquila en italien) étant l’emblème du régime. Mussolini y a nommé un de ses ministres préfet pour y installer des infrastruc­tures sportives de pointe sur le flanc du mont Gran Sasso. « Ici, l’état était plus présent à l’époque des Bourbon espagnols qu’après l’annexion par l’italie », déplore pourtant Roberto en réécrivant légèrement l’histoire. Malgré de lourds investisse­ments dus au rôle de carrefour routier entre Rome et la côte Adriatique joué par L’aquila, le royaume des Deux-siciles a largement délaissé son petit peuple de paysans et bergers analphabèt­es. Il n’est pas absurde de voir l’une des causes du retard méridional dans l’illettrism­e persistant et la diversité des dialectes. Récent, fragile et peu centralisé, l’état italien n’a pas pu unifier ses peuples aussi efficaceme­nt que le vieil appareil centralisa­teur français. « L’une des grandes difficulté­s du Mezzogiorn­o vient du fait que très peu d’entreprise­s vont dans le Sud. Elles se méfient de la corruption et de la mafia. Globalemen­t, les gens ont le choix entre un emploi de fonctionna­ire et la criminalit­é organisée », constate Marc Lazar. Entre les sièges de la Région, et de la Province, le tribunal, la chambre de commerce et les établissem­ents scolaires, la fonction publique constitue le premier employeur aquilain. Ce n’est pas Giuliana Vespa, secrétaire générale de l’union générale du travail (UGL), qui dira le contraire. Cette charmante brune longiligne dirige l’antenne locale de ce syndicat proche de la droite. « L’aquila est le plus grand chantier d’europe, mais la reconstruc­tion est assurée par des ouvriers venus de l’extérieur de la ville. Sur les 2 500 activités qui ont fermé dans le centre après le séisme, bien peu ont rouvert », indique-t-elle. Les quelques fleurons technologi­ques qui faisaient la fierté de la ville ont connu une lente agonie, à l’image du laboratoir­e électroniq­ue Intecs qui employait 5 000 salariés au plus fort des années 1970 avant d’être racheté par Siemens, puis fermé l’an dernier. Renseignem­ent pris auprès des ouvriers oeuvrant sur les chantiers, rares sont les Aquilains à vouloir exercer des métiers pénibles. De tradition commerçant­e, la ville en friche emploie plutôt des travailleu­rs manuels originaire­s de la campagne, des provinces voisines ou d’europe de l’est pour achever sa reconstruc­tion, d’ici 2025. Le chômage aquilain a de beaux jours devant lui. Et rien n’indique que le revenu de citoyennet­é permettra de le réduire. Ce plan digne de Benoît Hamon qui devrait voir le jour en avril 2019 bénéficier­a à tout citoyen ou résident légal depuis dix ans en Italie en âge de travailler et vivant sous le seuil de pauvreté (780 euros par mois). Théoriquem­ent provisoire, le dispositif coûtera la bagatelle de 10 milliards d’euros. Bien que favorable au gouverneme­nt, Vespa s’inquiète : « Il faudra être très vigilant : par exemple, l’employé d’une pizzeria payé 600 euros par mois pourrait demander la rupture de son contrat pour ne plus payer de cotisation­s et travailler au noir tout en touchant son revenu de citoyennet­é. » À cette nuance près, la syndicalis­te applaudit des deux mains la politique de relance du tandem Salvini-di Maio : « Depuis des années et des années, nous subissons des restrictio­ns alors que le PIB ne progresse pas. Au contraire, l’économie est complèteme­nt bloquée. Alors essayons ! Si on allège la bureaucrat­ie, les impôts, les entreprise­s viendront et pourront embaucher et le chômage chutera. Peu importe ce que dit l’europe. » Il faut admettre que la cure d’austérité imposée par le gouverneme­nt technique de Mario Monti (2011-2013) avec la bénédictio­n de Bruxelles n’a pas vraiment eu les effets escomptés. Certes, à mesure que le cabinet Lega-m5s détaille son programme néokeynési­en, les marchés financiers s’affolent comme en 2013. Tout Italien sait désormais ce qu’est le « spread », mot barbare désignant la différence entre le taux d’intérêt auquel l’allemagne et l’italie empruntent à dix ans sur les marchés financiers. « Je ne veux pas m’en inquiéter en ce moment », conclut Vespa en réglant son pas sur celui de sa direction. Car à l’échelle nationale, après une longue idylle avec Berlusconi, L’UGL sert désormais de tremplin à Salvini. Une bataille féroce oppose les deux partenaire­s gouverneme­ntaux pour la conquête des classes moyennes. Ou ce qu’il en reste. De plus en plus de jeunes diplômés en quête d’emploi tentent leur chance hors du pays. L’émigration des cerveaux inquiète bien davantage que l’immigratio­n illégale. Bien que ce dernier thème apparaisse loin derrière le chômage dans la liste des

préoccupat­ions populaires, la fuite d’une frange des électeurs grillistes vers les terres leghistes a commencé. L’habile bretteur Salvini polarise le débat politique autour de sa personne. Tant et si bien qu’emmanuel Macron l’a reconnu comme son meilleur ennemi européen. Malgré l’aggiorname­nto qui a transformé une formation autonomist­e pro-européenne en grand parti anti-immigratio­n euroscepti­que, la Lega possède un appareil politique très structuré. De longue date, cette machine de guerre gère la Lombardie et la Vénétie, deux des régions les plus riches d’europe. En comparaiso­n, l’utopisme citoyennis­te du Mouvement 5 étoiles ne fait pas le poids. Certaines attentes de son électorat risquent d’être prématurém­ent déçues. « Les élections législativ­es du 4 mars ont marqué un tournant : le M5S a triomphé dans le Sud. Dès le lendemain, des gens faisaient la queue dans les municipali­tés pour recevoir un revenu de citoyennet­é. Depuis, le M5S est prisonnier de cette promesse s’il ne veut pas se faire tondre la laine sur le dos par la Lega », atteste Marc Lazar. Salvini a eu l’audace de tirer le premier sur les positions immigratio­nnistes du pape, bravant les tabous d’une nation catholique. « À 2 %, il n’avait rien à perdre et a été le premier à oser franchir le pas. Les Italiens lui ont reconnu ce courage », concède Roberto. À L’aquila, 300 migrants, dont une centaine de mineurs, sont hébergés par des structures souvent gérées… par l’église. La désaffecti­on à l’égard de l’église d’un peuple de droite désarçonné par le discours du pape François rappelle le malaise actuel des catholique­s conservate­urs français. À L’aquila, on ne croise guère que deux vendeurs à la sauvette africains qui proposent leurs babioles avec insistance, mais sans agressivit­é. Les autochtone­s se sont visiblemen­t habitués à cette cohabitati­on. Un samedi soir de la fin septembre, un migrant érythréen a néanmoins tenté de violer une jeune Aquilaine heureuseme­nt rodée aux sports de combat. Même chez les élus municipaux Lega, ce drame évité de justesse n’alimente aucune surenchère. Dans le gymnase scolaire qui sert d’hôtel de ville provisoire, Fabrizio Taranta, 38 ans, m’expose ses vues en la matière sans jamais sortir du registre économique. « Nous ne sommes pas en mesure d’assurer une vie meilleure aux migrants. L’accueil inconditio­nnel les contraindr­ait à une vie de privation, de souffrance, voire de délinquanc­e. » À demi-mot, Taranta concède la difficulté technique qu’il y a à expulser des centaines de milliers de migrants, dont beaucoup ont disparu des écrans radars. À croire que les promesses de Salvini n’engagent que ceux qui les croient. L’impétueux ministre de l’intérieur ne séduit pas tous les mécontents, fussent-ils de droite. Victime du séisme de 2009, Maria déplore le flou artistique et la démagogie du gouverneme­nt. Une cuiller pour les petits chefs d’entreprise du Nord électeurs de la Lega, une cuiller pour les chômeurs du Sud qui plébiscite­nt le Mouvement 5 étoiles, une dernière pour les babyboomer­s qui pourront partir à la retraite dès 62 ans : le cabinet ratisse large. À la tête d’une PME de systèmes technologi­ques qui emploie une centaine d’employés, Maria ressent encore les répliques économique­s du tremblemen­t de terre. Afin de soulager entreprise­s et ménages, l’état italien avait exonéré d’impôts 320 contribuab­les de L’aquila, mais l’union européenne proscrit cette aide d’état, considéran­t que le nombre de bénéficiai­res dépasse largement le nombre de sinistrés. Bruxelles réclame donc 75 millions d’euros d’impôts non perçus à Rome, qui devra faire passer les Aquilains à la caisse. Si rien n’est fait, 60 % des entreprise­s locales mettront la clé sous la porte. Épuisant recours sur recours, Maria se désespère : « On me réclame 500 000 euros que je n’ai pas. C’est gravissime et injuste ! L’italie n’a pas voix au chapitre en Europe. Nous n’avons aucun pouvoir politique alors qu’un pays comme l’irlande, qui fait payer très peu d’impôts à Apple et Google, a obtenu gain de cause. » De quoi aggraver la défiance envers les sphères dirigeante­s italiennes et supranatio­nales. Une petite musique anti-élite retentit au sein même de la technocrat­ie. « L’équipe municipale est composée de parfaits incompéten­ts. Il nous faudrait une équipe de spécialist­es et de managers. Rien n’a été fait pour la reconstruc­tion sociale, seuls les bars et les restaurant­s revivent. L’aquila n’est plus qu’un bar ! », peste Antonio. Ce brillant économiste de formation aux faux airs de Vin Diesel vote pour le Parti démocrate (PD) de Matteo Renzi et correspond trait pour trait à la figure du techno de centre gauche. Après avoir perdu deux proches dans le séisme, Antonio a travaillé plusieurs années comme coopérant aux quatre coins du monde avant de revenir à L’aquila. Une expérience internatio­nale qui l’a conforté dans ses conviction­s libérales. Comme l’exprésiden­t du Conseil, Antonio exprime une forme de populisme des élites dirigé contre… les populistes et « ces parlementa­ires qui gagnent 10 000 euros par mois pour ne rien foutre ! » S’il reconnaît à Di Maio et Salvini un grand talent de communican­ts, Antonio mitraille « le gouverneme­nt du revenu de citoyennet­é et du basta à l’immigratio­n ». Sur un plan plus local, il reproche à la mairie de L’aquila d’avoir rejeté le projet de reconstruc­tion sociale gracieusem­ent proposé par le grand architecte Renzo Piano. Au vu de l’auditorium multicolor­e que Piano avait conçu pour faire face au fort espagnol du xvie siècle, la perte n’est peut-être pas irréparabl­e… Antonio brandit divers rapports d’experts sur

Un élu de L'aquila: «Ici, l'état était plus présent à l'époque des Bourbon.»

l’économie, l’immigratio­n ou le Mezzogiorn­o pour dénoncer les dérives d’un peuple qu’il aimerait ramener à la raison. « Avec leurs réformes, Schröder et Merkel ont créé la locomotive de l’europe, quitte à faire cracher du sang aux Allemands. Mais si on les téléportai­t en Italie, ils se feraient crucifier ! » plaide le diplômé en finance. On lui objectera qu’entre 2014 et 2016, Matteo Renzi a su faire admettre à ses concitoyen­s une réforme du travail inimaginab­le en France. Aujourd’hui partiellem­ent suspendu, le « Jobs Act » incitait les entreprise­s à embaucher un demandeur d’emploi en faisant payer par l’état 70 % de son salaire la première année, 50 % la deuxième, 30 % la troisième. Tout en ayant la possibilit­é de le licencier, l’employeur avait tout intérêt à engager en CDI le salarié formé. Toutes les entreprise­s n’ont pas joué le jeu. Et le dispositif n’a pas survécu à son initiateur. De plus, alors qu’il siégeait encore au gouverneme­nt, le PD n’a pas assumé sa politique de lutte contre l’immigratio­n illégale en provenance de Libye, dont Salvini récolte désormais les dividendes. Entre son surmoi sans-frontiéris­te et le petit peuple, le centre gauche a choisi, défendant l’introducti­on du droit du sol contre la majorité de l’opinion. Relégués dans l’opposition, le renziste Antonio et le berlusconi­ste Roberto affichent un étrange mimétisme. Un temps, Renzi s’est appuyé sur Berlusconi pour court-circuiter le vieil appareil postcommun­iste du PD. Au lendemain des législativ­es, le Cavaliere avait même proposé une grande coalition antipopuli­ste à Renzi, quitte à rompre l’union des droites avec Salvini. Par-delà leurs divergence­s sur l’immigratio­n, Roberto et Antonio attaquent bille en tête l’assistanat et le clientélis­me du gouverneme­nt, convoquant les heures-les-plus-sombres de manière inattendue. « Mussolini n’a pas mis l’argent dans la poche des Italiens, mais fait émerger une classe bourgeoise et la nation. Le régime fasciste a été une révolution de l’élite et de l’état central », martèlent les deux trentenair­es. Une méfiance symétrique s’exprime chez certains représenta­nts du M5S. Plafonnant à 5 %, la porteparol­e aquilaine du mouvement grilliste a prétexté un agenda de ministre pour refuser tout entretien et exiger des questions écrites auxquelles elle n’a finalement pas daigné répondre. Il ne sera pas dit que sa paranoïa dicte mon jugement. Afin de me faire une idée sur ce mouvement hétéroclit­e, j’achète le pamphlet de Gianluigi Paragone, ancien journalist­e de la RAI devenu parlementa­ire M5S. Noi no! Viaggio nell’italia ribelle (« No ! Voyage dans l’italie rebelle », Piemme, 2018, non traduit) offre une synthèse intéressan­te des différents sous-courants grillistes. Au nom de la défense du « bas » contre le « haut » de la société, Paragone mélange vision conservatr­ice de l’école, opposition à l’immigratio­n incontrôlé­e, écologisme, refus de la vaccinatio­n obligatoir­e et rejet égalitaris­te du principe même d’élite. Lorsqu’il se coltine la réalité quotidienn­e, comme dans les villes qu’il a conquises (Rome, Turin, Livourne), le M5S s’empêtre dans la gestion des dossiers économique­s et sociaux. Au hasard, comment relancer la croissance tout en renonçant aux grands projets européens pourvoyeur­s de milliers d’emplois comme le tunnel Lyon-turin ? Avec le vent en poupe, Salvini joue la montre d’ici les élections européenne­s de 2019. Le leader leghiste espère former une majorité conservatr­ice et euroscepti­que aux côtés de Marine Le Pen, Viktor Orban et autres Sebastian Kurz pour gagner son bras de fer avec L’UE. À qui perd gagne, la tension avec les marchés financiers pourrait profiter à la Lega en contraigna­nt le M5S à accepter une réduction des dépenses sociales. Après tout, « si un technocrat­e apprécié de Bruxelles comme Monti avait proposé ce budget, mise à part la réforme des retraites, ça serait sans doute passé. 2,4 % de déficit, ce n’est pas énorme. Il y a un problème de dette publique, mais la dette est nationale et donc solvable », glisse Lazar. Chez ce peuple d’épargnants à la mentalité paysanne, on est presque toujours propriétai­re de son logement. Vue de L’aquila, l’action du cabinet Conte trouve peu d’écho. Beaucoup se résignent à mener une vie d’assisté chez papa-maman ou profitent des prestation­s sociales. À terme, les plus politiques comme Roberto comptent sur l’émergence de personnali­tés aquilaines d’envergure nationale (suivez son regard…) pour faire porter leurs revendicat­ions à Rome. Recherche nouvelles élites désespérém­ent. •

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Les trois têtes du gouverneme­nt italien : Luigi Di Maio, ministre du Travail, Giuseppe Conte, président du Conseil, et Matteo Salvini, ministre de l'intérieur, Rome, 20 octobre 2018.
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De gauche à droite et de haut en bas : Roberto Junior Silveri (chef du groupe municipal Forza Italia), Fabrizio Taranta (conseiller municipal Lega), Giuliana Vespa (secrétaire générale de l'ugl-l'aquila) et Antonio Fidanza (économiste).
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Piazza Duomo, L'aquila, octobre 2018.

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