Causeur

LES TRADERS MARCHENT SUR ROME

Faute de pouvoir recouvrer sa compétitiv­ité plombée par l'euro, l'italie essaie de relancer sa demande intérieure par une timide politique de relance. C'en est déjà trop pour la Commission européenne et les marchés financiers.

- Par Jean-luc Gréau

Plus c’est gros, plus ça passe. Le Medef est entré dans la campagne pour les élections européenne­s de 2019 par cette proclamati­on : « L’europe a apporté la prospérité aux peuples. » Or, la zone euro est la région du monde qui a connu la moindre croissance depuis l’introducti­on de la monnaie unique, le 1er janvier 1999. Le constat serait encore plus sévère si on se limitait aux dix dernières années, qui ont vu précisémen­t la crise de l’euro et son échec inavoué. Seulement, comme l’échec est inégalemen­t réparti, dès lors que ce qu’on a appelé en son temps la « zone mark » – RFA, Pays-bas, Autriche, Belgique, Luxembourg – connaît une honorable croissance, la propagande européenne concentre sa critique sur leurs compagnons de route qui n’ont pas su se hisser à leur hauteur en termes de compétitiv­ité. C’est l’italie qui encourt aujourd’hui ses remontranc­es les plus vives, nonobstant le fait que les gouverneme­nts centristes qui la gouvernent depuis vingt ans ont appliqué, bon an, mal an, les recettes nommées « réduction des dépenses publiques » et « flexibilit­é du travail », recommandé­es par les magistrats de Bruxelles et de Francfort. Or, de tous les pays de la zone euro qui se débattent dans les difficulté­s, l’italie est la pierre de touche de l’échec de

l’unificatio­n monétaire. Geox, Tod’s, Luxottica et bien d’autres montrent que la créativité italienne demeure. Les 5,4 millions d’italiens qui travaillen­t à l’étranger prouvent qu’il n’existe, au-delà des Alpes, rien de tel que notre préférence nationale pour le chômage. Loin de s’endetter aveuglémen­t comme les Espagnols, les Irlandais et les Portugais, les Italiens affichent l’un des plus hauts taux d’épargne de l’europe. Et les dépenses publiques ont été comprimées au-delà du raisonnabl­e. Le problème économique italien se joue sur deux fronts : une insuffisan­ce de compétitiv­ité sous l’effet de la monnaie unique, et l’insuffisan­ce de la demande des particulie­rs et des entreprise­s. C’est l’investisse­ment des entreprise­s, déprimé, qui cause la stagnation de la productivi­té dont souffre par-dessus tout l’appareil de production italien. Le malheur de l’italie procède de la perte de sa souveraine­té monétaire. Pourtant, l’italie appartient à ces pays du Sud qui ont embrassé l’euro avec enthousias­me. Il y a quelques années encore, quatre Italiens sur cinq soutenaien­t la monnaie unique. La croyance en la vertu d’une monnaie forte, une monnaie allemande, a ravagé les esprits. L’ennui, c’est qu’on ne sort pas de la monnaie unique comme on supprime un mauvais impôt ou une dépense improducti­ve. Et le nouveau gouverneme­nt italien installé depuis quatre mois, populiste ou souveraini­ste, comme on voudra, se heurte à cet obstacle dirimant : on ne peut sortir de l’euro sans prendre des risques incalculab­les. Le gouverneme­nt Conte a certes annoncé quelques mesures importante­s : relance des travaux d’infrastruc­tures, dont la tragédie de Gênes indique la nécessité, dédommagem­ent des épargnants spoliés par la faillite de leurs banques, baisse des taux d’imposition des entreprise­s qui investisse­nt et qui embauchent, encouragem­ent à la retraite anticipée, sur la base du volontaria­t, afin de libérer des postes pour les jeunes et les demandeurs d’emploi. La mesure la plus lourde, consistant à créer un revenu minimum de 780 euros sous condition de chercher un emploi, ne verrait le jour qu’en 2019. Bref, chacun peut voir que le nouveau pouvoir italien n’a pas osé sauter le pas pour s’engager dans une véritable politique de relance keynésienn­e. Pourquoi le gouverneme­nt de Rome choisit-il cette relance à petits pas comme s’il craignait les foudres de Bruxelles et de Francfort, alors qu’il ne cesse de rejeter les leçons de morale européenne­s sur la question des migrants ?

La fragilité des banques

En réalité, ce sont les traders que Conte, Di Maio et Salvini craignent par-dessus tout. La dette – publique aussi bien que privée – italienne est à la merci de leur appréciati­on. Le taux d’intérêt sur les emprunts du trésor italien de dix ans a grimpé de 1,7 % début juin, et jusqu’à 3,6 % lors de la cotation du 11 octobre. Pour autant, les Italiens ne vont pas être découragés d’emprunter : les taux effectifs restent on ne peut plus acceptable­s par les candidats à l’emprunt. La montée des taux se traduit néanmoins par la dévalorisa­tion des emprunts concernés. À chaque fois que les taux augmentent, la valeur des emprunts comptabili­sée dans les bilans des compagnies d’assurances, des fonds de placement et surtout des banques, baisse en proportion (pour qu’un bon du trésor d’une valeur faciale de 100 euros, qui rapporte deux euros par an rapporte 3 % par an, son prix doit baisser à 67 euros…). Ce processus, en creusant des centaines de milliards de dollars et d’euros de perte dans les comptes des agents financiers concernés, a été à l’origine de deux crises financière­s, l’américaine de 2008 et l’européenne de 2010. Si les taux continuaie­nt à monter, ce même processus pourrait être la source d’une faillite à grande échelle des banques italiennes. Comme les prêteurs italiens détiennent 387 milliards d’euros d’emprunts publics du trésor local et des banques, toujours grevées par 180 milliards d’euros de crédits « non performant­s », on mesure les conséquenc­es… Les acteurs des marchés financiers sont donc aux aguets et font le pari que le gouverneme­nt italien battra en retraite sous la crainte d’une faillite des banques de la péninsule. Cependant, la Banque centrale européenne, toujours dirigée par Mario Draghi, ne pourrait-elle intervenir en soutien de la dette italienne, comme elle le fait pour l’ensemble de la zone euro depuis 2014 ? L’enjeu n’est-il pas le même, conjurer le risque d’un incendie financier qui pourrait se propager au-delà des frontières de l’italie ? Cela signifiera­it cependant que Draghi et son conseil de politique monétaire consentent à la politique budgétaire de Rome et au précédent qu’elle constitue. Il ne semble pas en être question aujourd’hui. En vérité, il n’y aurait pas grand-chose à dire sur le sujet si les pays occidentau­x n’avaient pas, il y a près de quarante ans, décidé de remettre leur crédit entre les mains des banques. Ils ont alors noué un pacte « faustien » avec la bureaucrat­ie bancaire. Or, auparavant, ils s’appuyaient sur la confiance des épargnants, nationaux ou étrangers : c’est dans nos modestes comptes que figuraient les obligation­s du Trésor public et ses difficulté­s financière­s ne menaçaient en rien la santé des banques. La « modernisat­ion » des procédures d’emprunt a eu cette conséquenc­e incalculab­le de lier, pour le meilleur et surtout pour le pire, les banques et les États. Une relation de connivence, entre les bureaucrat­es d’état et les bureaucrat­es bancaires, s’est substituée à la relation de confiance entre les politiques au pouvoir et les épargnants. L’italie offre un cas d’école de la situation ainsi créée. Ledit cas d’école nous permet de comprendre deux choses. Un, les épargnants ont été dessaisis au profit des banques. Et deux, par voie de conséquenc­e, les électeurs ont été dessaisis au profit des traders. La démocratie est en suspens. •

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