Causeur

Réunion : la racaille s'habille en gilet jaune

- Geoffroy Géraud-legros

Ultimes avatars d’une culture militante en voie de disparitio­n, les « gilets jaunes » réunionnai­s se révoltent contre les fortes inégalités de l’île. Mais ces citoyens ordinaires sont dépassés par la montée d’un lumpenprol­étariat qui rançonne, pille et terrorise. Reportage dans une société en dérélictio­n.

Au nombre des dizaines de barrages routiers, grands et petits, qui ont bloqué la circulatio­n dans l’île de la Réunion dès le commenceme­nt du mouvement des « gilets jaunes », la barricade de Bel-air, à l’entrée de la commune de Saint-louis, a vite été signalée comme l’une des plus « dures » – entendre, celle qui laisse passer le moins d’automobile­s et de camions sur cet axe qui dessert le sud de l’île, peuplé de 300 000 habitants. Bel-air : le lieu bien mal nommé s’étend entre un gigantesqu­e tas d’ordures – que l’on s’accorde à ne point traiter depuis des décennies – et la zone industriel­le implantée à la naissance de la plaine du Gol.

Vers l'enfer postmodern­e

Cette riche terre sédimentai­re, autrefois refuge des oiseaux sauvages et accueillan­te aux troupeaux de cabris et boeufs « moka », est aujourd’hui couverte de supermarch­és, de « géants » du bricolage, du discount, du meuble et de la bagnole, fleurons en néon-plastique et tôle galvanisée de cette architectu­re postindust­rielle dont la mocheté, si intentionn­elle qu’elle en est militante, contraste avec la splendeur passée des bâtisses créoles. Celles-ci pourrissen­t un peu plus loin, à l’ombre de l’église délabrée et immense du centre de Saintlouis – c’est l’une des plus grandes églises au monde –, de l’autre côté de la quatre-voies saturée, bordée d’immeubles « sociaux » aux murs « végétalisé­s », où chômeurs et travailleu­rs pauvres cuisent dans « l’ardeur soleil » et bouffent jour et nuit du gaz d’échappemen­t.

La racaille à l'assaut du ciel

Bel-air, c’est La Réunion telle qu’elle est : bloquée, pauvre, en tas, enlaidie, étouffée, menaçant ruine et bâtissant ruine, précaire, saturée d’inutile et très affairée à organiser le devenir infernal et postmodern­e d’une terre que ses premiers habitants avaient nommée « Éden ». C’est dans ce bourgeonne­ment de décombres que, dans toute l’île, le mouvement des « gilets jaunes » s’est déployé. Immédiatem­ent, pourtant, les kanyar, terme créole qui désigne la racaille, la canaille, le lumpenprol­étariat, ont mené le bal. « Pour dix “gilets jaunes”, il y a 60 “gâteurs” venus racketter et foutre le bordel », rapporte un témoin en route pour l’aéroport, forcé de faire demi-tour à l’instar de l’ambulance qui le précédait. Si l’on peut douter du ratio 60/10, on voit surgir dans toute l’île une série de péages illégaux où, à courte distance des « vrais » « gilets jaunes », au milieu de ces derniers, ou de leur propre initiative, des voyous ivres dès le matin rackettent automobili­stes et autobus, barrent la route aux secours et aux corbillard­s et, moeurs nouvelles dans l’île, caillassen­t les véhicules de pompiers par imitation des « cités » de l’hexagone. Les témoignage­s se multiplien­t, qui pointent l’omniprésen­ce sur les routes de rançonneur­s sans foi ni loi qui « bouchent le chemin » et soutirent de l’argent aux parents d’enfants malades en route vers les hôpitaux, de petits kapos et Tontons Macoute qui disent, à la tête du client et parfois sur critère racial, qui passe et qui ne passe pas, de trafiquant­s auxquels les « business » illégaux paient des 4x4 allemands à 100 000 euros pièces menaçant les automobili­stes de leurs « sabres à canne » (machettes). Autre fait nouveau – on n’arrête pas le progrès –, les jeunes filles, aussi ivres que virulentes, sont désormais nombreuses sur les barrages. Le mouvement des « gilets jaunes » a accouché du réel, mais pas du réel que l’on attendait. Ce qu’il révèle, c’est la virtualité du « citoyen » dont on annonce vainement l’avènement et la montée en puissance d’un lumpenprol­étariat, « canaille [que] son genre de vie disposera plus communémen­t à se laisser acheter pour des manoeuvres réactionna­ires1 ». Un groupe désormais véritablem­ent structuré, dont l’homogénéis­ation fait vaciller l’édifice réunionnai­s construit par de subtils équilibres, de complexes transactio­ns culturelle­s, religieuse­s, claniques et ethniques cimentées par la courtoisie, la réserve et la gravité créoles ; édifice que l’on a bêtement glorifié, avec des mots du dehors, de « vivreensem­ble réunionnai­s » et que l’on a prétendu exporter alors même qu’il n’existait presque plus. « Lontan in moune té pauv’ mé li té fé pa pitié » (« Autrefois, un homme était pauvre, mais il était digne »), chante le groupe Ousanousav­a : plus que dans la pauvreté elle-même, héritée d’une histoire violente qui fait de l’île la terre la plus inégalitai­re de la République et a alimenté trois siècles de luttes sociales, l’apparition d’un lumpen urbain réunionnai­s coïncide avec les transforma­tions du mode de vie et, plus particuliè­rement, avec le remplaceme­nt de l’habitat créole traditionn­el, fondé sur la location ou la (jalouse) propriété d’un « carreau » (arpent) de terre régi par les rigoureux →

principes d’une économie vivrière, par de gris immeubles griffés « produit de banlieue ». Emblématiq­ue de cette greffe urbanistiq­ue fut la constructi­on, sous l’égide de Michel Debré, de la cité du Chaudron en périphérie de Saint-denis de la Réunion. Même(s) cause(s), mêmes effets préfiguran­t le destin des grands ensembles urbains de l’hexagone : l’année même de leur livraison (1973), les immeubles du Chaudron ont été le théâtre d’émeutes urbaines. On assista à des « événements » dont le déroulemen­t est aujourd’hui bien rodé des deux côtés de l’hémisphère : descente de « jeunes », incendies, pillages des commerces et des zones industriel­les voisines, impuissanc­e des structures d’encadremen­t social, y compris l’église catholique et le Parti communiste, alors omniprésen­ts…

D'une cité l'autre

On notera, cum grano salis, que les émeutes répétées qui agitent dès les années 1970 ces population­s majoritair­ement catholique­s, ruraux déplacés sans ménagement de villages d’agriculteu­rs ou de pêcheurs, auraient de quoi faire interroger les interpréta­tions « culturalis­tes » des violences urbaines, prompts à trouver dans l’immigratio­n (nord)-africaine et dans l’islam l’explicatio­n ultime du « problème des banlieues ». On ne niera point non plus que la constituti­on, dans les années 2000, de quartiers urbains majoritair­ement peuplés de Mahorais, installés à La Réunion par des « patrons » électoraux pour de basses entreprise­s de clientélis­me politique et laissés pour compte, tant par les pouvoirs publics que par les institutio­ns communauta­ires traditionn­elles, a aggravé la déclinaiso­n réunionnai­se du « problème des cités », notamment dans l’est et dans l’ouest de l’île. C’est sans rapport avec une quelconque question migratoire que des émeutes, cette fois-ci ultraviole­ntes, agitent le Chaudron à l’orée de la décennie 1990, inaugurant dans ce quartier et dans le chef-lieu une pratique d’explosions sporadique­s. Longtemps, les émeutes de pillage sont restées circonscri­tes au Chaudron ; prise d’une « grande peur » qui eut d’importante­s répercussi­ons politiques lors de l’explosion de 1991, la bonne société réunionnai­se s’était habituée à considérer les soubresaut­s du quartier au nom prédestiné comme une sorte d’exception confirmant l’illusion irénique d’une île vouée à la paix et à la concorde. Il a fallu attendre 2012 pour que la plupart des grandes villes de La Réunion, qui désormais accueillen­t toutes des logements sociaux honnis par ceux qui sont contraints d’y vivre, soient touchées par des émeutes urbaines, à la suite – déjà – d’un mouvement de contestati­on portant sur les prix des carburants.

Chant du cygne

Rétrospect­ivement, ces événements, alors bien mal compris et bien mal traités, apparaisse­nt comme le chant du cygne d’une tradition de lutte sociale fermement ancrée à La Réunion depuis le xixe siècle – qui a été à l’origine de la départemen­talisation (1946), de l’égalité sociale (1988) et surtout d’une organisati­on qui permettait aux multiples ethnies réunionnai­ses de lutter ensemble et donc de vivre ensemble. En 2012, les

émeutiers demandaien­t du travail, dans le sillage des promesses électorale­s formulées par la gauche : l’île aux 40 % de chômeurs et au 52 % de pauvres avait accordé plus de 70 % de ses suffrages au candidat Hollande… Malgré des pillages accompagna­nt les mobilisati­ons au Port et à Saint-denis, les émeutes de 2012 demeuraien­t des « révoltes logiques », largement menées en dehors des cadres syndicaux, marquées par de violents affronteme­nts avec la police, mais tout de même inspirées par le mot d’ordre « nous veut travail », sans racket ni agressions gratuites. Un caractère social qui n’avait pas ému les magistrats, prompts à distribuer des peines de prison ferme pour une poubelle brûlée et à ridiculise­r les « nous n’a point travail » formulés dans l’enceinte des tribunaux.

Camarades caïds

Bien différente­s sont les mobilisati­ons de novembre 2018 : celles-ci voient les « gilets jaunes » – braves gens épaulés, à la notable différence de ce qui se passe dans l’hexagone, par de nombreux syndicalis­tes, écrasés par le coût de la vie (50 % plus élevé que dans l’hexagone) et hyperdépen­dants du prix des carburants –, pris en otage et dominés par la lie de la société. Les retraités, les syndicalis­tes et ce qui reste de représenta­nts des classes moyennes réunionnai­ses ont beau dire : ils ne font guère le poids face aux bandes de « jeunes » et de préadolesc­ents ivres et drogués qui parviennen­t à tenir en échec à la fois les forces de l’ordre et les citoyens mobilisés. Réalisant sa mission historique, ce lumpen désarme et délégitime les revendicat­ions populaires. Condamnée par l’opinion qui s’exprime sur les radios de « libre expression » – une spécificit­é réunionnai­se –, la violence des bandes qui tiennent bon nombre de « barrages » à des fins de rackets et terrorisen­t la population fait néanmoins l’objet d’une infinie indulgence de la part de ce qui reste du mouvement social, que l’on peine à qualifier d’« organisé ». La canaille – dont les exactions arrivent à point nommé pour justifier un couvre-feu défavorabl­e à la mobilisati­on contre la vie chère et la répression, le 24 novembre, d’un rassemblem­ent d’inspiratio­n pacifique contre le monopole (abusif) des carburants – est au mieux ignorée, au pire, revendiqué­e comme « camarade » par le discours vaguement gauchisant qui accompagne le mouvement. Sans doute faut-il voir là l’indécrotta­ble humeur idéologiqu­e propre à la gauche postmodern­e qui, ironisait Umberto Eco, substitue la figure du déviant à celle du prolétaire, faute d’avoir su faire dévier les prolétaire­s. Peut-être faut-il voir aussi un brin d’opportunis­me dans cette tolérance – après tout, les caïds sont des hommes d’influence qui font voter.

La créolité malheureus­e

Mais l’essentiel est sans doute ailleurs et peut être saisi en considéran­t l’effondreme­nt de la culture organisée – il n’y a pas d’autres mots – au cours des vingt dernières années dans le pays de Leconte de Lisle, de Dierx, de Parny, de Lacaussade, de Vollard, d’azéma, dans cette île où se sont rencontrée­s et miraculeus­ement ajustées les cultures poétiques, chantées, orales ou écrites de l’inde, de la Chine, de Madagascar, du Mozambique, de la Picardie, de la Bretagne ; dans ce pays où il n’était pas rare que se transmette­nt, parfois même au sein d’une seule famille, un jeu de mah-jong et un exemplaire jauni en langue tamoule de Shâkuntalâ, le talent pour le banjo, le violon, le tambour, le caïambe ou la trompette, l’art de guérir par les tisanes et de soigner les orchidées, la verve très créole du conteur, la blague, la gamme et, bien entendu, le sens de l’entraide et la profonde conscience sociale des Réunionnai­s... Montherlan­t disait de la France des années 1920 : c’était une bonne nation, il a fallu bien des efforts pour la dégrader. Il n’a fallu, pour avilir La Réunion, que deux ou trois décennies ; mais elles furent pleinement employées, grands moyens à l’appui. Citons pêle-mêle : l’apologie subvention­née du tuning – développem­ent naturel du culte fétichiste et omniprésen­t de la bagnole, devenu la véritable religion de l’île qui dans d’autres temps inspirait Baudelaire ; l’exaltation, via des radios subvention­nées et des « événements culturels » payés par le contribuab­le, de la racailleri­e, de l’alcoolisme et de la drogue façon rap game français, lui-même calqué sur les éructation­s au vocodeur des porte-parole du lumpen américain ; le culte païen de l’argent, brutalemen­t revendiqué, qui domine des secteurs aussi divers que la création culturelle et la compétitio­n politique ; l’ignorance cultivée de la culture réunionnai­se et notamment, de sa longue tradition poétique, littéraire et théâtrale ; la médiocrité et la vulgarité imposées, sous prétexte de « faire peuple », à une société qui valorisait autrefois le beau langage, le respect des formes et la politesse ; la délégitima­tion systématiq­ue de l’autorité organisée par l’institutio­n scolaire, malgré les résistance­s d’un corps enseignant moins acquis au nihilisme pédagogist­e que dans l’hexagone et d’une population qui tente confusémen­t d’échapper à l’anomie, à l’image de cette mère de famille qui avait diffusé sur Facebook la raclée au ceinturon donnée à son fils, réveillant sur le continent le démon rousseauis­te de la question éducative… Au vrai, le surgisseme­nt de la racaille, à qui le mouvement des « gilets jaunes » permet, à ses dépens, de montrer sa puissance et son unité de classe, est moins symptomati­que d’une submersion de l’île dans la délinquanc­e que de sa chute dans le vide. Les indicateur­s de la criminalit­é réunionnai­se, longtemps bien inférieurs à ceux de la France d’europe, demeurent certes moins préoccupan­ts que ceux qu’affichent un bon nombre de départemen­ts hexagonaux et continuent de situer l’île bien en deçà des autres départemen­ts ultramarin­s. Mais la blessure est plus profonde ; elle va jusqu’au coeur, et l’ascendant que prend, dans la société réunionnai­se, le voyou nihiliste sur l’homme ordinaire témoigne du malheur, et peut-être de la mort, d’une civilisati­on et d’une sociabilit­é raffinées, façonnées par trois siècles d’une histoire inimitable. • 1. Karl Marx, Manifeste du parti communiste, 1848.

 ??  ?? Affronteme­nt entre des pillards infiltrés parmi les « gilets jaunes » et les CRS au Port, La Réunion, 21 novembre 2018.
Affronteme­nt entre des pillards infiltrés parmi les « gilets jaunes » et les CRS au Port, La Réunion, 21 novembre 2018.

Newspapers in French

Newspapers from France