Causeur

Natacha Polony : « Je veux organiser la convergenc­e des luttes ! »

- Propos recueillis par Daoud Boughezala, Élisabeth Lévy et Gil Mihaely

Souveraini­ste bon teint, la directrice de la rédaction de Marianne entend réveiller de sa torpeur l'hebdomadai­re fondé par Jean-françois Kahn. Europe, «gilets jaunes», nouvel actionnair­e tchèque : en détaillant son projet éditorial, Natacha Polony passe les sujets d'actualité au crible.

Causeur. Dans un éditorial de Libération, Laurent Joffrin reproche à Marianne de « prend(re) maintenant le chemin d’un souveraini­sme conservate­ur et antieuropé­en, à rebours de Victor Hugo… et de Jean-françois Kahn ». Vous reconnaiss­ezvous dans ce portrait ? Natacha Polony. L’hypocrisie de Laurent Joffrin est absolument délicieuse ! Lorsqu’il dirigeait Marianne, Jean-françois Kahn se faisait traiter de cryptofasc­iste par les journaux que dirigeait Laurent Joffrin, Le Nouvel Obs et Libération. J’ai fait valider la plupart de mes choix par Jean-françois Kahn, dont la fameuse une sur l’immigratio­n qui a tant effarouché certains. Son titre, « Ni Zemmour ni Plenel », était le fruit de mes discussion­s avec Jean-françois Kahn et il résume l’essence même de l’engagement de Marianne : le droit de ne vouloir ni de la France de Zemmour ni de celle de Plenel, mais d’inventer autre chose sur des bases républicai­nes. Par ailleurs, j’assume le terme « souveraini­ste », sauf quand il est tordu pour en faire le synonyme d’« extrême droite », comme chez Laurent Joffrin. Souveraini­ste, non pas parce que je serais anti-européenne, mais parce que je suis démocrate. Il n’y a pas de démocratie sans souveraine­té du peuple, et pas de souveraine­té du peuple sans souveraine­té de la nation, c’est-à-dire sans le droit pour le peuple français de choisir la façon dont il est gouverné, éventuelle­ment en accord avec d’autres. Je ne pense pas que la France puisse s’en sortir dans le monde toute seule. En revanche, je défends la possibilit­é de revenir sur des traités s’ils ne vont pas dans le bon sens – quand on estime, comme disait le général de Gaulle, qu’on s’est fait couillonne­r…

Tout cela est bien beau, mais quelle est précisémen­t votre position sur l'union européenne ?

D’abord, je crois qu’il existe une civilisati­on européenne, forgée par des pays qui ont intérêt à s’associer pour agir. On n’a pas eu besoin de l’union européenne pour construire Airbus et Ariane, mais on a eu besoin des nations européenne­s. Rappelez-vous qu’au départ, l’idée maîtresse de la constructi­on européenne était la préférence communauta­ire : on créait un marché européen à l’intérieur duquel on commerçait pour le bien de tous. Dans ce cadre solidaire, les excédents d’un pays étaient achetés par les autres, selon leurs spécialité­s respective­s. Dès lors que le Marché commun s’est transformé en marché unique totalement ouvert à tous les vents, on a détruit l’idée même d’union européenne.

Pour conclure sur les amabilités de Joffrin, oserez-vous vous dire conservatr­ice ?

Je ne suis ni conservatr­ice ni progressis­te. Simplement, j’estime que, pour la perpétuati­on, la continuité d’une civilisati­on, et même de l’humanité, il y a des choses qui doivent absolument être conservées. En même temps, je crois à la possibilit­é d’un progrès de l’être humain. Penser cette possibilit­é ne signifie pas adhérer à la religion du progrès.

Ni conservatr­ice ni progressis­te, ni Plenel ni Zemmour, ni Orban ni Macron : on comprend ce que vous n'êtes pas. Mais pourriez-vous nous dire ce qu'est Marianne ?

Le centre de gravité de Marianne, c’est la défense de la République qui est la forme française de la démocratie et qui propose une conception de l’individu et de la communauté politique très différente de celle qui a cours dans les démocratie­s libérales anglo-saxonnes. La République, originelle­ment, définit un espace politique neutre dans lequel l’état, émanation de la volonté des citoyens, incarne et garantit le bien commun. C’est le sens véritable de la laïcité : la préservati­on du bien commun contre l’appropriat­ion par des intérêts particulie­rs, non seulement religieux, mais aussi financiers. C’est pourquoi il faut se battre à la fois contre le communauta­risme et contre les lobbys ou la toute-puissance des gros quand ils abusent de leur pouvoir.

Ces dernières années, Marianne avait-il dévié de cette ligne directrice ?

Oui. J’essaie de renouer avec la vocation initiale de Marianne, telle que Jean-françois Kahn l’a formulée et déclinée durant des années : lire l’actualité à partir d’une histoire et de valeurs assumées pour expliquer les faits plutôt que simplement les raconter. Cela implique un refus de hurler avec la meute ou de considérer certains sujets comme tabous de peur de faire le jeu des extrêmes…

Votre refus de la chasse en meute bute souvent sur le cas d'éric Zemmour, que Caroline Fourest a insulté en même temps que toute la profession. Et vous-même avez été très sévère. Ne devriez-vous pas défendre la liberté de ceux avec qui vous n'êtes pas d'accord ?

Caroline Fourest est chroniqueu­se dans Marianne, elle est donc libre d’écrire ce qu’elle veut, même quand ce serait en contradict­ion avec la ligne de Marianne. Défendre la liberté d’expression de qui que ce soit est essentiel et nous le faisons. Pour autant, je me bats également contre la radicalisa­tion des opinions et la montée en tension du pays. Et je ne sacrifiera­i jamais la possibilit­é pour Marianne d’être entendu partout à la défense d’un individu. D’autant que sur certains sujets, Zemmour dit des choses objectivem­ent fausses. C’est particuliè­rement regrettabl­e à une époque où, sous l’effet des réseaux sociaux, une partie du public cherche uniquement les informatio­ns qui valident sa vision du monde.

À la création de Marianne, en 1997, le paysage médiatique était assez différent. Il y avait une espèce de conformism­e général de toute la presse qui était assez pesant. Aujourd'hui, la floraison de médias

alternatif­s, notamment sur internet, ne vous complique-t-elle pas la tâche ?

Il n’y a plus, en effet, la chape de plomb étouffante des années 1990 : même des journalist­es du Monde se rendent compte qu’il y a un problème avec l’islamisme ! Cela dit, si le paysage a bougé, il n’est pas forcément capable de représente­r les aspiration­s de tous les citoyens. Ce qui me complique la tâche, c’est que l’offre médiatique et politique reflète une forme de repli identitair­e et de radicalisa­tion. Dans ces conditions, la possibilit­é de faire exister un média pluraliste n’est pas assurée. Or, Marianne entend faire parler tous ceux qui critiquent le système économique et politique qu’ont engendré la dérégulati­on financière et le libre-échange. Ils n’ont pas forcément les mêmes idées, mais partagent des constats communs et proposent un autre monde que le nôtre.

Vous voilà « nuit-deboutiste » ! La leçon du XXE siècle n'est-elle pas plutôt que, comme le disait Furet, il n'y a pas d'autre monde ?

Il n’y a pas d’autre monde, mais il y a d’autres politiques possibles. Sinon, autant abolir tout de suite la démocratie. La colère des « gilets jaunes » n’est rien d’autre que la conséquenc­e de quarante ans sous le régime thatchérie­n : « Il n’y a pas d’alternativ­e. » Or, le libreéchan­ge et la dérégulati­on ne sont pas des fatalités ou des évidences, mais des choix idéologiqu­es. Il en existe d’autres, fondés sur l’idée que le rôle de l’état est de protéger les citoyens et de leur garantir la souveraine­té sur le plan militaire, budgétaire, énergétiqu­e, alimentair­e et numérique.

Votre pluralisme consiste à accueillir toutes les sensibilit­és de la critique de la mondialisa­tion. Un lecteur libéral satisfait du libre-échange peut-il lire Marianne ?

Il nous lira pour être bousculé dans certaines de ses conviction­s. Cela dit, au risque de vous surprendre, Marianne est un journal libéral. Il promeut le libéralism­e politique et même une forme de libéralism­e économique bien maîtrisé et distinct du néolibéral­isme. Le libéralism­e ne conduit pas nécessaire­ment à la dérégulati­on et à la financiari­sation de l’économie. Cependant, les entreprise­s ont le droit de ne pas étouffer sous le poids d’une administra­tion délirante.

Vous avez titré sur « Ce peuple qui pue le diesel ». Vous aussi, vous voulez récupérer les « gilets jaunes » ?

La question n’est pas de récupérer, mais d’analyser. Quand la colère populaire s’exprime d’une façon qui évoque 1788, il est temps de s’y intéresser. Quand on n’offre aucun débouché politique à la révolte, quand on vide le vote de son sens en perpétuant obstinémen­t le système, on engendre la radicalisa­tion. C’est peut-être une tactique politique, mais elle est dangereuse. Et nul ne peut souhaiter cette violence que l’on sent monter.

Marianne a une identité. Quelle est celle de son lecteur ?

Quand j’étais jeune journalist­e à Marianne, notre public couvrait à peu près tout le prisme politique. J’ai à coeur de reconstrui­re cette diversité, non pas en draguant les électeurs de tel ou tel bord, mais en faisant du journalism­e, c’est-à-dire de l’enquête. Pour le dire autrement, je veux organiser la convergenc­e des luttes ! Un journal comme Marianne devrait s’adresser autant aux fonctionna­ires de son actuel lectorat qu’aux petits commerçant­s, artisans et patrons de PME. Par-delà leurs intérêts et leurs visions du monde, parfois divergents, tous sont les dindons de la farce d’un système économique qui est en train de désindustr­ialiser les pays occidentau­x et de détruire les bases culturelle­s et économique­s d’organisati­on des sociétés.

Daniel Kretinsky, le magnat tchèque qui a racheté Marianne, partage-t-il votre agenda politique ? Qui est-il exactement ?

C’est un industriel qui a fait fortune dans les centrales à charbon. Bizarremen­t, la présentati­on du personnage a changé du tout au tout quand il a annoncé son intention de mettre des billes dans Le Monde. Soudain, c’est devenu un faux-nez de Poutine !

Son profil d'industriel charbonnie­r doit chatouille­r votre fibre écolo…

Totalement. On peut surtout déplorer le fait que les médias appartienn­ent à des milliardai­res, qui ne sont plus forcément des hommes de presse, comme cela pouvait être le cas autrefois. Reste que Daniel Kretinsky n’a pas de contrat avec l’état français ni de conflit d’intérêts, ce qui me semble plutôt sain.

Est-il déjà intervenu dans la rédaction de Marianne ?

Jamais. Il explique croire dans le rôle démocratiq­ue des médias et ce n’est pas seulement un beau discours. Il est en pointe sur le combat pour la souveraine­té numérique de l’europe face aux Gafam, quand nombre de politiques sont encore à la traîne. Pour ce qui est de Marianne, nous avons prouvé notre indépendan­ce avec notre une sur Bernard Arnault, un des principaux annonceurs de la presse. Nous avons publié en exclusivit­é un rapport dévastateu­r de la Cour des comptes sur la fondation Vuitton. Eh bien, pas un mot de reprise chez nos chers confrères. Ce n’est pas une info, nous a dit L’AFP. Mais pas un mot de notre actionnair­e non plus.

Pourquoi Kretinsky a-t-il choisi d'investir dans la presse française ?

Il s’est sans doute senti à l’étroit en République tchèque où il possède un groupe de médias. Francophon­e, il a observé le continent et sait que les autres pays européens n’offrent pas vraiment d’opportunit­és dans la presse. Ce n’est pas forcément rassurant, mais le seul pays où le paysage médiatique est suffisamme­nt fragi-

lisé pour qu’on puisse essayer d’y construire quelque chose, c’est la France.

Vous avez aussi fait cette une sur l'immigratio­n. Croyez-vous le continent menacé par les flux migratoire­s venus du Sud ?

Un simple regard sur les courbes démographi­ques laisse penser qu’il faut se poser la question maintenant. Si la gauche trouvait normal que le paysan du Larzac rêve de vivre et travailler au pays dans les années 1960, on ne voit pas pourquoi elle refuserait ce rêve au paysan ivoirien ou kenyan. En tant qu’européens, nous devrions avoir conscience qu’il n’y a pas d’émancipati­on humaine possible tant qu’on ne choisit pas son destin. Faisons en sorte que chaque être humain puisse vivre et travailler au pays. S’il veut ensuite vivre ailleurs, pourquoi pas, mais cela nécessite qu’il adhère aux valeurs de la société qui l’accueille.

Pouvons-nous accueillir tous les candidats à l'immigratio­n, quand bien même ils adhéreraie­nt à nos valeurs ?

Non. La liberté et la souveraine­té d’un pays impliquent de pouvoir choisir qui il accueille sur son sol. Évidemment, il ne faut pas fermer les yeux sur la misère et la désespéran­ce qui gangrènent l’afrique, mais prenons les problèmes à la racine. Il est irresponsa­ble de continuer à exploiter les matières premières africaines à travers des multinatio­nales, puis d’exiger que la misère qui a été créée par ce système économique soit accueillie en France. Le tout sans jamais se demander comment faire pour que ces miséreux soient intégrés, puissent travailler et devenir véritablem­ent de temps. européens.

L'intégratio­n passe notamment par l'école. En tant qu'ancienne enseignant­e, comment jugez-vous le premier bilan du ministre Blanquer ?

La destructio­n du système scolaire français et de l’idéal de l’école républicai­ne est tellement profonde qu’on ne peut pas y remédier en dix-huit mois. Pour autant, les discours comptent, car ils définissen­t une certaine vision de ce que doivent être l’éducation et la transmissi­on. Si Blanquer a une vision plus utilitaris­te que la mienne de l’école républicai­ne, nous sommes d’accord sur le fait que notre système scolaire devient le plus inégalitai­re des pays de L’OCDE, parce qu’on a détruit les méthodes d’apprentiss­age. Jeanmichel Blanquer essaie de régler ce problème, ce qui prendra beaucoup

De toute façon, tant qu'on en est à apprendre à lire, écrire, compter, on ne peut être que d'accord !

C’est la base, mais toute la structure de l’éducation nationale n’en convient pas ! Blanquer n’aura fait bouger le système que quand il aura refondu la formation des enseignant­s. C’est un travail de Romain.

Tout comme diriger un journal ! Trouvez-vous cette tâche épanouissa­nte ?

C’est une question très difficile, parce qu’en effet, Marianne est un journal qui a souffert, qui a besoin d’être reposition­né sur ses bases, de retrouver le sens de ce qui a fait son succès et sa place dans le paysage médiatique. Même si les journalist­es font un boulot formidable, ils se sont retrouvés parfois prisonnier­s de situations qu’ils n’avaient pas choisies, donc il va falloir retrouver cette envie de faire un journal ensemble. En somme, c’est très proche de la situation de la France : comment reconstrui­re un destin commun autour de valeurs partagées, au-delà de nos divergence­s ?

En somme, vous voulez être la Macron de Marianne…

J’espère faire mieux pour le journal que Macron pour le pays ! •

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 ??  ?? Natacha Polony et Jean-michel Quatrepoin­t, Délivrezno­us du bien ! Halte aux nouveaux inquisiteu­rs, Éditions de l'observatoi­re, 2018.
Natacha Polony et Jean-michel Quatrepoin­t, Délivrezno­us du bien ! Halte aux nouveaux inquisiteu­rs, Éditions de l'observatoi­re, 2018.

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