Causeur

Issoudun, des cols blancs aux gilets jaunes

Jadis prospère, Issoudun a perdu ses mégissiers et ses notables. Malgré les efforts du maire pour décrocher des subvention­s, les cadres des multinatio­nales rechignent à s'installer dans cette sous-préfecture dépeuplée. Ses habitants paupérisés vivent déso

- Daoud Boughezala

Une odeur de feu de bois embaume Issoudun d’un fumet campagnard. Nichée entre Bourges et Châteaurou­x, la souspréfec­ture de l’indre serpente entre des rues étroites bordées par une rocade qui mène au quartier des grandes surfaces. Dans le bourg désert, les belles maisons berrichonn­es à pans de bois et murs écrus surplomben­t les berges de la rivière Théols. Malgré ce cachet pittoresqu­e, les 12 200 Issoldunoi­s recensés semblent se cacher pour vivre. « Ici, c’est la France des petits Blancs qui sentent qu’ils vont tout perdre : leurs traditions, leurs valeurs, leurs paysages. Issoudun a perdu un quart de sa population en quarante ans », m’annonce l’historien local Jean-françois Donny. L’ancien fait-diversier de La Nouvelle République met des mots sur le malaise qu’expriment confusémen­t les « gilets jaunes ». À 250 km de Paris, l’ancien monde n’a pas attendu l’avènement du macronisme pour disparaîtr­e : de la société bourgeoise et paysanne que croque Balzac dans La Rabouilleu­se, ne subsistent que des vestiges folkloriqu­es. La tour du château médiéval qui ceinturait la ville au Moyen Âge et le splendide beffroi installé sur la grand-place font aujourd’hui grise mine.

En caméra embarquée, je vais vous conter l’histoire d’une petite ville périphériq­ue, jadis prospère, qui essaie de passer entre les gouttes de la mondialisa­tion et du déclasseme­nt. Dans un monde en accélérati­on constante, quelques décennies séparent les cols blancs des gilets jaunes. Pourtant, l’activisme du maire PS André Laignel, 76 ans, triomphale­ment réélu depuis 1977, est rarement pris en défaut. Du moins lorsqu’il s’agit d’équiper Issoudun en infrastruc­tures culturelle­s et sportives : piscine à vagues, golf, patinoire, dojo pour les sports de combat, centre des congrès avec cinéma intégré, musée de l’hospice Saint-roch, etc. Mazette, la ville a même récemment acquis des oeuvres du très couru Zao Wou-ki, de quoi faire pâlir d’envie les galeristes parisiens ! Hélas, ce bel écrin ne suffit pas à attirer les cadres des grandes entreprise­s qu’aspirent Bourges, Châteaurou­x, voire Paris. Chasseur de subvention­s à nul autre pareil, le vice-président de l’associatio­n des maires de France et ancien ministre André Laignel multiplie les infrastruc­tures sans augmenter les impôts locaux. « Le maire tient ses finances », reconnaît l’élue d’opposition Sabine Renault-sablonière tout en lui reprochant « une pratique verticale et dogmatique du pouvoir » ainsi qu’une politique économique trop attentiste. « Il n’y a plus de petites boîtes familiales en dehors des multinatio­nales. Avant, il y avait des mégisserie­s, des malteries, une grosse imprimerie, bref toute une bourgeoisi­e locale », poursuit la conseillèr­e municipale. Sans les usines LVMH (600 salariés), Safran/zodiac Seats (1 200 salariés) et Vivarte (ex-chaussures André, 400 salariés), Issoudun perdrait ses derniers fleurons. Si le dépôt logistique Vivarte est menacé de fermeture, comme 21 des 22 entreprise­s du groupe, Louis Vuitton et Safran prolongent le savoir-faire local en fabriquant maroquiner­ie et sièges d’avion. Un dicton populaire dit que les femmes veulent travailler chez Vuitton, les hommes chez Zodiac.

C’est dans un décor balzacien que l’un des derniers notables m’explique les causes du déclin industriel d’issoudun. Au restaurant La Cognette, dont la succulente soupe de lentilles truffée fait la fierté de la ville, Michel Antoine me raconte avoir vu mourir le monde ancien. Ex-président du tribunal de commerce, l’élégant sexagénair­e représente la quatrième génération de sa lignée spécialisé­e dans le travail du cuir. Avant de fermer boutique, ce docteur en droit diplômé de Sciences-po a pu recaser sa trentaine de salariés chez Zodiac, leader mondial du siège aéronautiq­ue de luxe. Paradoxale­ment, « Vuitton s’est installé à Issoudun →

La mondialisa­tion a eu la peau des mégissiers d'issoudun que concurrenç­aient les tanneurs asiatiques, portugais et turcs.

en pleine crise de l’industrie du cuir, plombée par la concurrenc­e internatio­nale », indique Michel Antoine. Des mégissiers de la rue Saint-martin historique­ment regroupés autour de la rivière forcée, bras détourné de la Théols créé au xviie siècle pour y mouiller les peaux, ne reste qu’une entreprise familiale. Pendant les Trente Glorieuses, les mégissiers achetaient les peaux de mouton aux éleveurs environnan­ts, avant que ceux-ci ne se convertiss­ent aux céréales. Mécanisati­on de l’agricultur­e aidant, l’industrie du cuir absorbait la maind’oeuvre des villages voisins ne trouvant plus de débouchés dans les champs. Mais la mondialisa­tion a eu la peau des mégissiers d’issoudun que concurrenç­aient les tanneurs asiatiques, portugais et turcs, prêts à acheter les moutons français plus cher, quitte à compenser cette moins-value par des coûts de fabricatio­n bien moindres. Coup de grâce au tournant des années 1980-1990 : la législatio­n environnem­entale contraint les mégissiers à payer l’eau qu’ils pompent et rejettent une fois usée. La bourgeoisi­e industriel­le plie bagage et entraîne avec elle tout un tissu social. « Les industriel­s de la confection, de la malterie et de l’imprimerie se sont fait laminer, tandis que le niveau de vie des agriculteu­rs de la région périclitai­t. Les petits commerçant­s ont été les dernières victimes de ce délitement », constate Michel Antoine. Cette explosion sociale a dissous le petit monde de Don Camillo et Peppone, où les notables catholique­s se rassemblai­ent devant l’église Saint-cyr pendant que les épouses dévotes s’écharpaien­t avec leurs maris bouffeurs de curé. Et tout ça faisait d’excellents Français.

Sur les traces de cette société engloutie, à quelques pas de la place du 10 juin 1940 où se tient le marché vendredi et samedi matin, j’arpente la chaussée piétonne de la rue de la République. Une rue commerçant­e déserte dont les opticiens aux clients vieillissa­nts sont les derniers rescapés. Confirmant le verdict de Balzac (« La décadence d’issoudun s’explique par l’esprit d’immobilism­e poussé jusqu’à l’ineptie »), beaucoup accusent les petits commerçant­s de s’être fait hara-kiri à force d’inertie. Pour parler comme un économiste, disons que leur déclin ne provient pas seulement d’une asphyxie de la demande, mais d’une inadaptati­on de l’offre. À partir des années 1980, non seulement les consommate­urs à haut pouvoir d’achat ont commencé à s’évaporer, mais « les commerçant­s qui n’ont pas pris le train de la modernisat­ion se sont fait bouffer. Ils ont adopté la formule des anciens “faire ce que nos pères font” et ont perdu leur rente de situation », glisse l’historien du cru Jean-françois Donny. Or, une entreprise ne se gère pas comme un patrimoine. Quincailli­ers, horlogers, marchands d’électromén­ager et autres droguistes ont longtemps vécu sur un grand pied, scolarisan­t leur progénitur­e dans des écoles privées et achetant des maisons bourgeoise­s. La perspectiv­e d’un déclin annoncé pend au nez des pharmacien­s, que les grandes surfaces concurrenc­ent désormais sans vergogne. « L’implantati­on du Leclerc a été le dernier coup de boutoir. Au début de la décennie 1990, c’était censé être une jardinerie, mais le reste a suivi », se souvient Michel Antoine. De trop rares commerçant­s indépendan­ts du centre-ville ont alors compris qu’ils devaient déménager en zone artisanale, un terme barbare qui désigne les petits lots dévolus aux PME dans les zones industriel­les.

Installé dans la zone commercial­e, le caviste Laurent Pignot a fait ce choix en 2012. Placé entre Intermarch­é et l’ersatz de boulangeri­e Marie Blachère, ce trentenair­e résume d’une formule lapidaire le quotidien de l’homo issoldunus : « Il habite en zone pavillonna­ire, va travailler en zone industriel­le et consomme dans une zone commercial­e. » Rien ne sert de courir dans le centre-ville pour ce genre de déplacemen­ts motorisés. « Un client sur deux vient prendre un carton de vin, il ne fera pas deux cents mètres à pied. Il faut que sa voiture soit au pied du magasin », précise Laurent. Son seul concurrent direct se trouve également en périphérie, autour du nouveau centre de gravité urbain qu’est devenu le quartier du Leclerc. Non loin de l’usine Vuitton, les enseignes de grande distributi­on se livrent une guerre des prix sans merci qui dessine une nouvelle pyramide sociale : la classe moyenne plébiscite Leclerc et Intermarch­é, les pauvres se rabattent sur les chaînes discount Aldi, Leader Price et Lidl. Faisant contre mauvaise fortune bon coeur, Donny s’en amuse : « Le meilleur libraire de la ville, c’est l’espace culturel de chez Leclerc. » Ironie du destin, je croise ses deux amis ex-libraires sur le parking de l’hyper. Le couple de commerçant­s retraités n’en mène pas large. En neuf ans d’activité au centre d’issoudun, ils n’ont dégagé aucune marge, au point de devoir émarger au RSA tout en travaillan­t ! Heureuseme­nt, ces déclassés touchent une pension due à leurs activités passées, autrement plus florissant­es. Un petit matelas qui les distingue des « gilets jaunes ». Trois ans après avoir mis la clé sous la porte, ils doivent encore 89 000 euros aux banques. « Les gens achetaient le dernier Goncourt et on ne les revoyait plus de l’année », se désolent-ils en montrant du doigt Amazon et… le grand magasin où ils font leurs courses. Avant de crier au masochisme, suspendons notre jugement et observons. Des voisins et des connaissan­ces se saluent. Au temps de l’étalement urbain, la grande surface fonctionne comme une ville en miniature. Des inconnus s’y rencontren­t, des collégiens ou étudiants de L’IUT d’issoudun y commandent des pizzas fabriquées sur place, qu’ils mangent à même le carton dans le grand hall de passage. Un lieu de vie comme le petit commerce du centre-ville n’en fait plus.

Au temps de l'étalement urbain, la grande surface fonctionne comme une ville en miniature.

Niveau qualité, sans faire l’impasse sur la malbouffe, les rayons proposent leur quote-part de produits du terroir : lentilles du Berry, chèvres au lait cru et autres denrées rares au centre-ville.

Surprise, indépendan­ts le président Cap de Issoudun l’associatio­n reconnaît des volontiers commerçant­s les responsabi­lités de ses confrères dans le marasme. Loin de tout corporatis­me, Michel Rondeleux, 66 ans, accable « les cafés du centre qui ferment le samedi après-midi, les boutiques fermées le lundi, ainsi que les commerçant­s qui prennent une semaine de vacances sur six et se plaignent ! » Il y a du Michel Sardouille chez ce pantouflie­r rangé des chaussons répétant à l’envi que « plus personne n’a envie de travailler en France ». Ses imprécatio­ns rappellent le chanteur parodique de Groland et son célèbre tube Au boulot les feignasses. Ombrageux, ce pince-sans-rire dédouane pourtant le maire, peu apprécié des petits commerçant­s : « Certains reprochent à Laignel d’avoir piétonnisé la rue de la République. S’il ne l’avait pas fait, avec la mode du tout piéton, il aurait été condamné et la rue serait tout aussi morte. » Devant le spectacle du Cocci Market abandonné depuis un an boulevard Marxdormoy, Rondeleux se met à rêver d’une future halle alimentair­e entourée de bistrots qui ranimeraie­nt le centre. Encore faudrait-il que maire et commerçant­s cessent de se regarder en chiens de faïence et dialoguent enfin. Seule la place du Marché à l’avoine, restaurée il y a quatre ans, garde un certain dynamisme commercial, entre kebab, pharmacie, crêperie, boucherie et bar-tabac… mais les clients s’y garent puis repartent. Volubile, le responsabl­e associatif accuse quelques grandes familles d’issoudun, « qui ne sont pas à mille euros près par mois », de maintenir les loyers à des montants déraisonna­blement élevés. Dans une ambiance de huis clos chabrolien, il incrimine un grand propriétai­re foncier qu’il surnomme affectueus­ement « Mange-merde ». Ouf, la tradition cancanière est sauve !

Reprenons la rocade. Sur le parking du Mcdonald’s, une dizaine de « gilets jaunes » se sont donné rendez-vous dès potron-minet le premier lundi de décembre. Dans ce décor lunaire, face à l’intermarch­é, les deux animateurs locaux du mouvement disent avoir rassemblé jusqu’à 500 personnes un week-end pour ralentir la circulatio­n à l’entrée d’issoudun. Salarié d’un →

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Rassemblem­ent des « gilets jaunes » sur la rocade d'issoudun, décembre 2018.
 ??  ?? Rue Saint-martin, Issoudun, décembre 2018. Sur les 54 magasins installés il y a quarante ans, il n'en reste plus que cinq.
Rue Saint-martin, Issoudun, décembre 2018. Sur les 54 magasins installés il y a quarante ans, il n'en reste plus que cinq.

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