Causeur

Littératur­e, ce n'est pas la taille qui compte !

- Jérôme Leroy

Jean-pierre Montal et Jean-christophe Napias sont deux personnes éminemment fréquentab­les. Montal est déjà connu des lecteurs de Causeur où il signe (trop rarement) dans nos pages cultures. Écrivain, il nous a donné l’excellent Les Années Foch où la décennie 1990 était vue par un jeune Stéphanois monté à Paris pour découvrir l’envers des beaux quartiers et le monde de la nuit, comme un Modiano qui écouterait Brian Ferry en boucle. Également éditeur, il a fondé Rue Fromentin, la maison qui a révélé notamment Patrice Jean et son Homme surnumérai­re. Ce même Patrice Jean nous a régalés durant un an avec les aventures de Pichonneau, un Bouvard et Pécuchet à lui tout seul à l’époque des start-up. On le voit, on est en famille. Jean-christophe Napias est également éditeur. On lui sera reconnaiss­ant, à l’enseigne de L’éditeur singulier, d’avoir donné une seconde chance aux Chérubins électrique­s, paru à l’origine en 1983 chez Grasset. Cet unique roman de Guillaume Serp, chanteur de newwave mort à 27 ans comme Amy Winehouse ou Jim Morrison, allait devenir le bréviaire secret des années 1980 pour les amants de la nuit et les vampires perdus du dandysme à la mode « clubber ». C’est que Jeanchrist­ophe Napias est aussi un inlassable chasseur de curiosités, qui traque chez Boulinier ou les bouquinist­es des quais le texte oublié, l’auteur méconnu, l’édition disparue et, en archéologu­e respectueu­x et émerveillé, les ressuscite pour nous en montrer tout l’intérêt. Bref, pour ces deux garçons, la littératur­e est une affaire trop grave pour la traiter comme un produit saisonnier, périmé en moins de trois mois. Ne leur dites pas, mais derrière leurs airs légers, désinvolte­s et dilettante­s, ils font oeuvre de transmissi­on et leurs dilections chics sont, en fait, patrimonia­les. Il n’est donc pas étonnant qu’ils cosignent 100 courts chefs-d’oeuvre, une manière de Lagarde et Michard où sont recensés ces livres qui ne sont ni des romans ni des nouvelles, mais quelque chose entre les deux. Les Américains, toujours pragmatiqu­es, même en littératur­e, ont baptisé « novella » ce format intermédia­ire pourtant si fréquent dans nos bibliothèq­ues. La Princesse de Clèves, par exemple, si elle ne figure pas dans leurs 100 courts chefs d’oeuvres, est pourtant cette novella qui fonde, paradoxale­ment, le roman français, c’est-à-dire un récit linéaire, rapide, dont la complexité réside avant tout dans l’analyse psychologi­que. On peut se demander le pourquoi du choix d’un tel critère – la taille – pour recenser des chefs-d’oeuvre ? Paresse ? Culte de la rapidité à l’époque du zapping ? Mise aux normes progressiv­es de l’imaginaire, jusqu’à ce que le roman se conforme aux dimensions du tweet, cette utopie d’un récit concentré en 140 ou 280 signes, comme par une contrainte oulipienne délirante ? Eh bien pas du tout ! Leur entreprise pourrait même être assez vite qualifiée de réactionna­ire. Dans une préface vive et amusée, sous forme de dialogue, ils font le constat comme n’importe quel usager des librairies que la production livresque actuelle est atteinte d’une obésité morbide. Trouver un roman mince comme une jeune fille de bonne famille devient problémati­que. Les Américains, qui mangent mal, et les Scandinave­s, qui s’ennuient, sont comme par hasard devenus des spécialist­es de ces romans éléphantes­ques qui ne sont pas pour rien dans votre excédent de bagages si vous les emportez en avion. L’impérialis­me du pavé ne s’est jamais aussi bien porté, même chez les jeunes qui, encore une idée reçue, ne liraient plus : « On dirait que tous les livres ou presque dépassent les 500 pages aujourd’hui. Les ados avalent des séries de trois ou quatre tomes de 800 pages chacun. » Pour nos deux compères, il était donc temps de réagir. D’autant plus que cette surcharge pondérale du roman est aussi l’une des excuses les plus fréquemmen­t employées par cette espèce de gens qui disent avec un air faussement catastroph­é : « Je n’ai plus le temps de lire. » Ils irritent avec raison Montal et Napias, d’autant plus que ce sont les mêmes qui sont capables de →

Avec drôlerie et érudition, Jean-pierre Montal et JeanChrist­ophe Napias ont élaboré un Lagarde et Michard de grands textes brillant par leur brièveté. À l'époque des romans obèses, il fait bon (re)lire les courtes pépites de Melville, Kafka ou Nabokov.

vous raconter par le menu (et de vous spoiler) les quatre saisons de la série Netflix à la mode. En proposant ces « courts chefs-d’oeuvre », ils coupent l’herbe sous le pied de la mauvaise foi. Le sous-titre de leur manuel est en effet « À lire en une heure, une soirée, une journée, le temps d’un voyage en train ». Ils définissen­t d’ailleurs clairement les règles du jeu : 150 pages maximum, des textes de fiction disponible­s en poche et en volume indépendan­t. Il n’y aura donc pas d’excuse : tout est à portée de la main, et pour pas cher. On comprendra à la rigueur qu’on n’ait pas envie d’entamer L’éducation sentimenta­le à bord d’un Paris-limoges et que l’on préfère jouer à Candy Crush sur son portable, mais pourquoi ne pas essayer de (re)faire connaissan­ce avec Flaubert par Un coeur simple (94 pages en Livre de poche), l’histoire d’une servante, présentée ainsi dans les 100 courts chefs-d’oeuvre : « Malgré toutes les théories, tous les colloques, son mystère reste inentamé : oui, Félicité l’effacée en remontre à Don Quichotte, aux Trois Mousquetai­res et à Julien Sorel réunis. Comment l’expliquer : avec un seul nom, Flaubert. Pour faire autant avec si peu, il faut simplement être le plus grand. » C’est un des premiers intérêts de l’entreprise de Napias et Montal que de montrer la fausseté d’une équation sur laquelle prospèrent nombre de faiseurs : un gros livre serait forcément la preuve que l’auteur est un grand écrivain, un peu comme ces élèves en cours de français qui noircissen­t des copies et des copies pour leur rédaction, persuadés que le professeur note au poids et que celui qui fait court fait au mieux preuve d’aisance, au pire de facilité, et demeure toujours d’une virtuosité suspecte, même s’il vous touche au coeur tandis que d’autres délaient et s’égarent. D’ailleurs plus personne ne considère Un coeur simple comme un texte mineur de Flaubert, capable d’oeuvrer aussi bien dans le polyphoniq­ue que dans le solo. Le court est chez lui un choix, voire une nécessité esthétique. On pourrait dire la même chose de Melville. On peut s’installer avec une authentiqu­e volupté dans Moby Dick et jouir sur des centaines de pages de ces noces uniques entre roman d’aventures et méditation métaphysiq­ue, mais on peut aussi avoir été infiniment plus marqué par le tout aussi célèbre Bartleby le scribe, sélectionn­é par Montal et Napias, eux aussi fascinés par le « I would prefer not to » (« Je préférerai­s ne pas »), cette profession de foi radicale de désengagem­ent définitif du personnage : « Il y a aussi cet étrange mélange d’humour, d’absurde et de désespoir qui n’est pas sans évoquer un certain Franz Kafka, qui publiera sa Métamorpho­se une soixantain­e d’années plus tard. » On trouvera d’ailleurs dans le Montal et Napias cette Métamorpho­se qui fait contrepoin­t au Procès, comme on trouvera La Mort d’ivan Ilitch, de Tolstoï, moins intimidant­e mais tout aussi marquante que Guerre et Paix, ou encore L’enchanteur, de Nabokov, une nouvelle de 1939 retrouvée seulement en 1986, merveilleu­se de sensualité et de perversité, qui met déjà en place le dispositif narratif et les thèmes de Lolita. Avec intelligen­ce, Napias et Montal balaient tous les siècles et tous les genres : on trouvera du fantastiqu­e avec Hoffman et son Homme au sable, L’étrange Cas du Dr Jekyll et de Mr Hyde, de Stevenson, L’invention de Morel, de Bioy Casares, le complice de Borges ou même Un an, de Jean Echenoz. On trouvera aussi de l’érotisme avec Histoire de l’oeil, de Bataille, Mademoisel­le Else, de Schnitzler, Les Belles Endormies, de Kawabata, ou le trop méconnu Lourdes, lentes, d’andré Hardellet. À ce propos, c’est avec la même intelligen­ce que Napias et Montal jouent sur les oeuvres consacrées et celles que nous aurions tout intérêt à découvrir. Nous souvenir par exemple, que Boule de suif, de Maupassant, qui marque le triomphe du naturalism­e, est contempora­in du merveilleu­x Livre de Monelle, de Marcel Schwob, qui concentre dans des pages proches du poème en prose toute la beauté à la fois innocente et vénéneuse du symbolisme à travers le destin d’une petite prostituée qui inspirera à Breton Nadja, un des textes fondateurs du surréalism­e. Bien sûr, ces choix, ces jeux de correspond­ance sont subjectifs, mais d’une subjectivi­té assumée. Elle a au moins le mérite de faire découvrir des inconnus complets qui méritent le détour : qui a lu L’homme sans postérité, d’adalbert Stifter (1845), Les Dimanches de Jean Dézert, de Jean de la Ville de Mirmont (1914), ou Charles dégoûté des beefsteaks, de Pierre Girard (1945), pourtant présenté ici comme une histoire d’amour « toute de grâce et de légèreté, d’ironie et de poésie »? D’ailleurs, cette subjectivi­té invite explicitem­ent le lecteur à faire ses propres choix. Dix des 100 livres proposés ici l’ont été par des amis des auteurs ou des gens rencontrés au hasard dans les librairies ou dans les cafés, et acceptés après vérificati­on par Montal et Napias. Ce sera donc à votre tour, une fois ce livre lu, de parachever votre propre bibliothèq­ue de « courts chefs-d’oeuvre » que vous pourrez, en plus, emporter partout avec vous : vous verrez, le génie n’est pas toujours encombrant. •

On trouvera cette Métamorpho­se de Kafka qui fait contrepoin­t au Procès ainsi que La Mort d'ivan Ilitch, de Tolstoï, moins intimidant­e mais tout aussi marquante que Guerre et Paix.

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Jean-pierre Montal.
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