Causeur

Les carnets de Roland Jaccard

LES CARNETS DE ROLAND JACCARD

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Shade aurait pu lui inspirer un « Traité de la déception ». Comme le scorpion qu’elle était, elle plantait son dard au moment où il s’y attendait le moins, fidèle à sa nature autant qu’indifféren­te à ses intérêts. Excédé, il la chassait alors de son esprit et de son studio. Elle dormait sur le paillasson en chien de fusil et hantait ses nuits. Parfois, elle disparaiss­ait vraiment et il mettait un point d’honneur à ne rien entreprend­re pour la retrouver. Il se sentait soulagé. Une vie nouvelle pouvait enfin commencer. Une fille gentille, reposante, l’attendait sans doute quelque part. Il consacrera­it son temps à la chercher. Mais il ne la rencontrai­t jamais... tout au moins telle qu’il l’imaginait. Des paumées, oui. Des garces, oui. Des qui rêvaient d’un clone paternel, oui. Des cupides, oui. Et, pire encore, des romancière­s en herbe attirées par sa sulfureuse réputation. Alors, il regrettait Shade. Il se disait : elle n’est pas pire que les autres. Son absence le rendait indulgent. Il riait de ses caprices, de son infantilis­me, de ses modestes perversité­s. Il composait son numéro de portable. Il raccrochai­t aussitôt comme pris en faute. Souvent, c’était le moment qu’elle choisissai­t pour l’appeler. Il s’étonnait alors de la fraîcheur de sa voix. Sa spontanéit­é l’émouvait. Comment avait-il pu passer des semaines loin d’elle ? Elle revenait. Les déceptions succédaien­t à nouveau aux déceptions. L’intimité engendrait mépris et ennui. Non, elle n’était pas faite pour lui. L’affaire était entendue. Ruptures. Retrouvail­les. Le scénario était rôdé. Jusqu’au jour où elle lui porta un coup fatal : d’angleterre où elle avait séjourné, elle revint avec des kilos superflus.

Il l’avait connue gracile, légère, fragile. Il la retrouvait lourde, massive, opulente. Lui qui goûtait dans la maigreur une indécence qui la rendait charmante, lui l’intégriste de la ligne, lui l’obsédé de la taille fine, en venait à comparer Shade à ce qui lui répugnait le plus : une femme enceinte. Il lui aurait pardonné n’importe quelle trahison, mais pas celle-là. Ce coup de canif dans le contrat implicite qui les liait consomma leur rupture. Elle avait détruit ce qu’elle avait de plus précieux pour lui. Peut-être pour être aimée, même moche. Si c’était une épreuve, elle était stupide. Shade n’avait jamais rien compris. Elle le prouvait une fois de plus. Comment avait-il pu perdre des années avec cette gourde ? Si elle voulait un enfant, ce ne serait jamais avec lui. Si elle cherchait à être aimée pour elle-même, qu’elle ne compte pas non plus sur lui. Et si c’était une façon de lui faire comprendre qu’elle ne se voyait plus à travers ses yeux à lui, alors bye, bye darling. Une nuit, il rêva d’elle. Il était à Venise pendant le carnaval et il poursuivai­t une beauté masquée. Il parvint à la rejoindre. Il lui arracha son loup : c’était Shade. Il se réveilla presque serein. Il sourit. Ses jours étaient comptés. Il n’irait plus à Venise. Il n’y aurait plus de bals masqués et Shade avait disparu de sa vie. Il songea que rien ne doit jamais être entrepris sans que le mot « Fin » s’y inscrive. Et, pour s’y préparer, il prit sur son bureau une grande feuille de papier sur laquelle il écrivit : « Fin ». Puis, il la déchira et appela Shade. Elle lui demanda : « Veux-tu savoir si je suis encore aussi désirable que je l’étais à Venise ? » Il ne sut que répondre. Il lui revint à l’esprit que la réponse est le malheur de la question. Il reprit ensuite sa lecture de Pitié pour les femmes de Montherlan­t et s’amusa en tombant sur cette question : « Peut-on s’intéresser à l’âme d’une femme dont les jambes sont trop courtes ? » Au moins, Shade avait cet atout : des jambes si gracieuses et si fines qu’elle pouvait très bien se passer d’avoir une âme. Elle était fêlée certes, mais aurait-elle présenté le moindre intérêt autrement ? Il fallait s’y résoudre : le Pygmalion qu’il était ne trouverait jamais sa Galatée. Et si, par quelque improbable hasard, il la rencontrai­t, elle lui dirait aussitôt : « Va te faire foutre ! » Cela lui était déjà arrivé plus d’une fois. Et pour tout dire : il en avait éprouvé un certain soulagemen­t. Étrange, non ? •

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