Causeur

Tombeau pour les enfants qui ne grandiront pas

Fils d'une juive cachée sous l'occupation, le graphiste Philippe Apeloig consacre un livre monumental à la mémoire des victimes parisienne­s tuées entre 1939 et 1945. Ses Enfants de Paris suivent le parcours des plaques commémorat­ives posées des égouts à l

- Élisabeth Lévy

L «a rue conduit celui qui flâne vers un temps révolu. » Cette formule de Walter Benjamin, on dirait que Philippe Apeloig en a fait l’expérience très concrète. C’est bien en flânant dans les rues de Paris où, après sa formation américaine, il vit et travaille, que ce graphiste surdoué a fait revivre un peu du monde disparu en 1945. Ce passionné de lettres et de caractères qui a fait de la typographi­e un art du signifiant ne nous donne pas à voir des visages ou des lieux, mais ces plaques commémorat­ives devenues si familières à nos regards d’héritiers de la catastroph­e. « Elles sont si nombreuses, et souvent si discrètes, qu’il nous arrive de les découvrir à des endroits où nous sommes passés cent fois sans les voir, écrit l’artiste. Elles se fondent dans les murs des immeubles, au point de ne plus retenir l’attention. Les plaques sont des murmures, patinés par le temps et absorbés dans le chaos visuel. » Une litanie de noms et de dates tisse donc ce récit muet qui saisit le lecteur-spectateur au coeur sans que l’on comprenne très bien comment de simples inscriptio­ns peuvent avoir une telle puissance évocatrice.

En apparence, Enfants de Paris 1939-1945 est un livre de photos, de photos sans images puisqu’on n’y voit que ces plaques, posées à la mémoire des victimes tuées entre 1939 et 1945. En réalité, c’est un monument de mille pages, un tombeau pour ces vies volées, mais aussi un tombeau pour leur tombeau, un hommage à tous ceux qui ont apporté leur pierre (au sens propre) à ce drôle de parcours mémoriel disséminé dans toute la ville au fil des décennies. « Des sous-sols jusqu’aux toits, les plaques sont partout, raconte Apeloig. Elles tissent la géographie et le relief de la ville. On en trouve dans les égouts, les couloirs du métro, et jusqu’au sommet de la tour Eiffel, à 300 m de haut, là même où les pompiers, le 25 août 1944, au moment de la Libération de Paris, avaient hissé le drapeau tricolore dans la capitale encore occupée. » Elles sont usées et embellies par les années, ou presque neuves, comme celles qui ont été posées dans les écoles parisienne­s dans les années 2000, certaines comportent une croix

de Lorraine ou une étoile de David. Quelques-unes racontent une histoire, d’autres rappellent simplement qu’ici un étudiant, un policier ou une résistante a été arrêté ou tué.

Le titre de cette superbe oeuvre graphique ne fait pas référence aux petits arrachés à leurs écoles et assassinés, mais aux Enfants du Paradis, de Marcel Carné. « Ce titre allégoriqu­e, explique Apeloig, a inspiré ce projet consacré aux victimes des années 1939-1945, nourrisson­s, gamins, adolescent­s, adultes, vieillards, tous ces Enfants de Paris. » Dont beaucoup étaient comme Schmil, le grand-père maternel de Philippe Apeloig, des enfants d’adoption, venus dans la patrie des Lumières pour fuir les pogroms.

En effet, ce cheminemen­t à travers les noms inscrits au fronton d’immeubles et de monuments est aussi celui qui relie l’auteur à l’histoire des siens. Celle de Schmil, donc, immigré de Pologne, engagé en 1939, résistant, disparu en 1993 : « Le premier de notre famille depuis bien longtemps à mourir de mort naturelle, en France, son pays d’adoption, heureux et serein de nous y laisser vivre en sécurité et non plus dans la peur », observe Apeloig. Celle de sa mère Ida, enfant cachée dans un village du Berry qui, en novembre 2004, au terme d’une longue bataille contre l’oubli, y dévoila une plaque où l’on peut lire ce texte : « MERCI. Entre 1940 et 1944, une quarantain­e de familles juives trouvèrent refuge à Châteaumei­llant. Traquées et poursuivie­s par le gouverneme­nt de Vichy, ainsi que par l’armée allemande qui occupait notre pays, elles furent, pour la majorité d’entre elles, sauvées par le silence et l’action de la population, à l’exception de trois personnes arrêtées et déportées. Aujourd’hui, en 2004, les enfants de ces familles tiennent, en apposant cette plaque, à honorer les gens qui, en toute connaissan­ce des risques encourus, les sauvèrent de l’arrestatio­n et de la déportatio­n. » On pense au gendarme Raveau : lorsque la milice française, qui prêtait main-forte à la Wehrmacht, approchait de Châteaumei­llant, il guettait les courriers d’arrestatio­n. « Puis, ce combattant de l’ombre se mettait à arpenter les rues au pas de gymnastiqu­e en grommelant à la diable : “Triste besogne ce soir” – un signal que se transmetta­ient les habitants pour aider les Juifs à se cacher en urgence. » En refusant d’accomplir cette « triste besogne », Raveau n’a pas seulement sauvé Ida Rozenberg et permis à Philippe Apeloig de naître et de célébrer la mémoire des morts, il a maintenu vivante l’âme de la France. Lui aussi mérite que son nom soit honoré de génération en génération. •

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Philippe Apeloig, Enfants de Paris 19391945, Gallimard, 2018.

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