Causeur

L'ÉTAT, C'EST NOUNOU

Est-il bien raisonnabl­e de laisser un cinéaste déraisonna­ble commenter chaque mois l'actualité en toute liberté ? Assurément non. Causeur a donc décidé de le faire.

- Par Jean-paul Lilienfeld

Pour finir l’année en beauté, j’ai lu une brève qui n’a l’air de rien mais pourtant résume tout. En Hollande, un homme de 69 ans a décidé d’aller en justice pour obtenir le changement de sa date d’anniversai­re du 11 mars 1949 en 11 mars 1969. « Je me sens abusé, lésé et discriminé par mon âge, aussi bien sur le marché de l’emploi qu’en amour », a-t-il plaidé. Hélas pour lui, début décembre, le tribunal d’arnhem ne lui a pas accordé cette faveur. Extraordin­aire ce besoin de se sentir jeune officielle­ment ! Jusqu’ici, les messieurs aux tempes argentées en mal de vigueur faisaient vrombir leur décapotabl­e en agitant leur Rolex. Ils n’avaient besoin que du bénéfice du doute, pas de la mention « Jeune et approuvé ». C’était l’initiative personnell­e qui comptait. Les heures passées à se sculpter un corps trompeur. Les mois à souffrir d’un régime protéiné sans le moindre verre de bordeaux. C’était la course à la teinture qui ne virait pas au roux. À la greffe de cheveux qui passerait pour une crinière originelle. C’était l’apprentiss­age méthodique d’un vocabulair­e peu naturel, car pratiqué par une génération aussi inconnue d’eux qu’une tribu amazonienn­e. L’expression exagérémen­t enthousias­te d’un emballemen­t pour des groupes musicaux de boutonneux, dont les riffs leur sortaient par les trous de nez alors qu’ils prétendaie­nt s’en régaler les oreilles. Chacun se débrouilla­it, s’arrangeait, tout restait officieux sans prêter à d’autres conséquenc­es que des désillusio­ns annoncées. Mais voilà qu’il faut de l’administra­tif, du solide, du tamponné ! Voilà que, puisqu’un homme qui se sent femme peut demander à changer de sexe, un homme qui se sent jeune devrait pouvoir changer d’âge. Et à lui les mensonges validés par l’état, sur Tinder et Meetic ! C’est quoi le concept ? Lorsqu’un on lui fera immanquabl­ement remarquer qu’il fait plus que son âge, le fait de pouvoir brandir sa carte d’identité pour démontrer qu’il dit vrai lui procurera un orgasme de quadra ? Une érection sans Viagra ?

Ce serait donc maintenant à l’état de faire croire à ses concitoyen­s qu’ils sont éternels. De leur fournir de la jeunesse en tablette et de la séduction en perfusion. La nationalis­ation du mythe de Faust ? Quel miracle espèrent ces gens qui réclament aux autorités une vie plus longue ou une mort plus rapide ? L’été dernier, une certaine Jacqueline Jencquel hantait les plateaux en expliquant qu’elle devait avoir droit à une aide pour mourir en janvier 2020. Pas parce qu’elle souffrait d’une quelconque maladie, mais parce qu’elle n’acceptait pas la dégradatio­n physique qui accompagne inéluctabl­ement l’âge. À 74 ans, elle ne voulait pas « se taper des vieux qui ne bandent plus, avec un énorme bide et des seins plus gros que les siens », alors qu’elle, ce qui l’intéresse c’est les « mecs de votre âge à vous, disait-elle au journalist­e (qui avait 28 ans), enfin entre votre âge à vous et 40 ans maximum… » Si c’est pas une annonce passée mine de rien, ça… À mon avis, le journalist­e aurait dit oui, il sauvait une vie ! Je comprends parfaiteme­nt ce que veut dire cette dame. Non seulement je respecte ses envies de chair fraîche, mais je la trouve courageuse de les exprimer là où il est de bon ton de ricaner au mot cougar. Qu’elle meure quand elle l’aura décidé, je n’y trouve rien à redire. Seulement, que ce soit pour rajeunir ou pour ne pas vieillir, DÉMERDEZ-VOUS, messieurs dames ! Cette demande d’assistanat tous azimuts est insupporta­ble.

L’état, c’est nous (et pas « moi », comme le pense Mélenchon). Si on en est à lui demander de compenser les règles naturelles de la biologie, pourquoi ne pas exiger la reconnaiss­ance officielle (et même le dédommagem­ent) de l’humiliatio­n et l’inconfort provoqués par l’énurésie tardive ? Le remboursem­ent des teintures de tous ceux qui n’assument pas le grisonneme­nt, tellement injuste en regard du lustre des jeunes chevelures. Bien entendu, les plaintes pour calvities précoces seront tout à fait recevables. L’état doit absolument prendre en compte la détresse du chauve injustemen­t dégarni. Et pendant qu’on est dans le précoce, l’éjaculatio­n du même nom sera indemnisée par une commission adéquate venant au secours des citoyens trop pressés.

La solution devrait donc toujours venir des autres ? À chaque drame son responsabl­e, la collectivi­té serait coupable de chacune de nos déconvenue­s ? La fatalité n’existerait pas et nous ne serions comptables de rien. Ni de ce que nous faisons, ni de ce que nous ne faisons pas et encore moins de ce que nous laissons faire.

Quelle merveilleu­se infantilis­ation du citoyen protégé par un État providence fantasmé ! Tellement pratique pour les politiques qui ont ainsi la paix. Car à prendre l’habitude de leur demander de tout résoudre à notre place, on perd celle de leur demander des comptes. C’est ainsi que les lois, les sachants et les cellules d’urgence psychologi­que sont devenus la panacée, l’analgésiqu­e suprême capable d’anesthésie­r le bon peuple.

Une barre d’immeuble vétuste doit être détruite ? Vite le préfet convoque une cellule d’aide psychologi­que. Un train est coincé plusieurs heures en rase campagne ? Cellule d’aide à l’arrivée. On psychiatri­se la peur, la tristesse, la colère. Bientôt le deuil sera une maladie et pleurer la mort d’un proche le signe d’un dysfonctio­nnement. On crée une population fragile, dépendante, démunie face à l’adversité. On fabrique des victimes.

Et puis une fois qu’on a légiféré, créé une commission de lutte contre les chagrins d’amour, un comité national contre la mort et une cellule d’urgence pour que l’eau cesse de mouiller, on rentre chez soi l’esprit tranquille. On a fait « ce qu’il fallait ». Et on s’endort le 31 décembre 2018 avec la bonne conscience du devoir accompli tout au long de l’année. On fait bien quelques cauchemars. L’un dans lequel le fils d’une Hutu et d’un Tutsi devient Corneille, le chanteur à succès, après avoir vu ses parents se faire découper en rondelles. L’autre où une Simone Veil revient de déportatio­n pour devenir une femme politique déterminan­te dans les avancées sociétales de son temps. Mais heureuseme­nt on se réveille le 1er janvier 2019 dans le vrai monde.

Celui où des gens qui n’ont pas eu de chagrin grâce à des médicament­s demandent des soins d’urgence pour déculpabil­iser de ne pas avoir souffert. Et on se dit que ça va être une chouette année… •

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