Causeur

Deux parutions récentes en poche qui figurent dans les 100 courts chefs-d'oeuvre.

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César Capéran ou la Tradition, de Louis Codet

Montal et Napias promettent dans leur préface que toutes les oeuvres présentées sont disponible­s. Ils ont donc encouragé leur éditeur à remettre sur les tables un petit bijou oublié de Louis Codet, peintre et écrivain, revuiste émérite qui fut un des premiers contribute­urs de la NRF et qui écrivit en 1914 ce César Capéran, juste avant de mourir à 38 ans, dans les premiers mois de la Grande Guerre. César Capéran est le portait d’un Bartleby méridional, étudiant qui n’étudie rien et qui reste dans sa chambre du boulevard Saint-germain. Il devient l’ami du narrateur qui cherche à percer le mystère de cet étrange dandy au large chapeau noir, qui parle de Bossuet et de sa Gascogne natale avec un accent inimitable. Il y a des promenades dans le Paris de 1905 au moment où se joue la séparation de l’église et de l’état. Mais l’essentiel n’est pas là. Capéran est insaisissa­ble. Quand vraiment sa bourse est vide, il trouve le moyen de se faire engager au ministère des Colonies pour un travail de fonctionna­ire. Mais voilà, son bureau est sous les combles et il ne fait rien, sinon regarder le ciel par une lucarne. C’est lui qui a choisi l’endroit, pour être tranquille. Quand il fait trop chaud, il se promène sur les toits du Louvre et y emmène son ami. Celui-ci s’extasie sur le panorama d’un Paris magnifié par les beaux jours, mais Capéran est moins convaincu : « – Oui, ces monuments sont assez beaux, ce spectacle ne manque point de grandeur, mais enfin, c’est moins beau que Rome ou que Toulouse. – Mais enfin, Capéran ? Pourquoi est-ce moins beau ? – Là-bas, la tradition est absolument pure. » Bien entendu, malgré l’obstinatio­n du narrateur, Capéran n’expliquera jamais ce qu’il entend par ce mot de « tradition », qu’il met à toutes les sauces. C’est aussi le mystère de Capéran, un mystère obsédant qui met on ne sait quelle inquiétude dans ce roman pourtant léger et drôle. Sans doute parce que César Capéran, derrière sa rondeur méridional­e, est une des premières incarnatio­ns de ce type littéraire propre au xxe siècle, celui de l’homme confronté à l’absurdité, radicaleme­nt seul, que l’on retrouve aussi bien chez Camus dans L’étranger, que chez Sartre dans La Nausée, ou encore dans Le Feu Follet de Drieu, que dans L’homme qui dort de Perec, ces deux derniers textes faisant d’ailleurs partie des 100 courts chefsd’oeuvre sélectionn­és par Montal.

Délicieuse­s pourriture­s, de Joyce Carol Oates.

Il faut espérer, un jour, que Joyce Carol Oates reçoive le prix Nobel. Elle est d’ailleurs régulièrem­ent citée dans les possibles récipienda­ires. Cette formidable raconteuse d’histoires, qui a fêté ses 80 ans, est l’auteur d’une centaine de romans, dont certains sous pseudonyme, et est aussi à l’aise dans la saga gothique qui compte des milliers de pages que dans le court roman cruel comme ces Délicieuse­s pourriture­s. Nous sommes sur un campus féminin de Nouvellean­gleterre en 1975. Un décor familier pour Joyce Carol Oates, par ailleurs universita­ire de renom. La narratrice est une étudiante, douée en littératur­e et travaillée au corps par toutes sortes de pulsions, comme dans un autre grand roman de JCO, Fille noire, fille blanche : l’ambition, le désir d’être aimée, une certaine fascinatio­n puritaine et donc explosive pour le sexe. Et, comme souvent chez Oates, elle rencontre ses prédateurs, un couple plus âgé : le mari est prof de poésie, elle est sculptrice. On est en pleine époque contestata­ire et, au nom de la liberté sexuelle, le couple manipule éhontément les étudiantes afin de les transforme­r en esclaves consentant­es. L’air de rien, par de subtiles et rapides gradations, l’auteur combat sur plusieurs fronts : une critique implicite des fausses valeurs d’émancipati­on de ces années-là, la manière dont la jeune fille, aurait dit Baudelaire, peut être un concentré de bêtise et de perversité, ce qui ne l’empêche pas d’être une victime. Mais Joyce Carol Oates n’est pas là pour nous dire de compatir. Elle se contente de disséquer sa narratrice qui elle-même dissèque ses bourreaux tout en les aimant. Comme d’habitude avec l’auteur, dans Délicieuse­s pourriture­s, on éprouve un malaise que nous aussi nous finissons par aimer. Et c’est ainsi que Délicieuse­s pourriture­s est grand et peut, accessoire­ment, servir d’introducti­on idéale à l’oeuvre de Joyce Carol Oates. •

 ??  ?? Délicieuse­s pourriture­s, de Joyce Carol Oates (traduction de Claude Seban), Philippe Rey/ Fugues, 2018.
Délicieuse­s pourriture­s, de Joyce Carol Oates (traduction de Claude Seban), Philippe Rey/ Fugues, 2018.
 ??  ?? César Capéran ou la Tradition, de Louis Codet, « La Petite Vermillon », La Table ronde, 2008.
César Capéran ou la Tradition, de Louis Codet, « La Petite Vermillon », La Table ronde, 2008.

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