Causeur

Quand la pédophilie était un jeu d'enfants

Gide défendait autrefois les relations intimes entre adulte et enfant au nom de l'émancipati­on sexuelle. Ce crime pédérastiq­ue n'a heureuseme­nt plus droit de cité. Mais au nom du risque zéro, on ne saurait effacer toute possibilit­é de transmissi­on entre l

- Paul Thibaud

Il est impossible et impensable de ne pas dénoncer par principe la pédophilie, mais on est aussi contraint de s’interroger sur le fait que cette réprobatio­n, pour être unanime, n’en est pas moins récente. Il y a une quarantain­e d’années, la mode était à la libération sexuelle des très jeunes, sans que l’on s’interroge sur la mise en oeuvre inégalitai­re et oppressive de ce programme. Ce ne fut qu’une mode, mais si l’on remonte un peu plus le temps, on observe que Gide, pédophile proclamé, fut il y a un siècle un écrivain considérab­le, un maître à penser, le titulaire d’un prix Nobel qui ne surprit ni n’indigna personne.

Pour comprendre le changement d’époque, on peut partir de Gide et plus précisémen­t de Corydon, (publié en 1921) où il fait la théorie et l’éloge de ce qu’il appelle la pédérastie. L’homosexual­ité (l’« uranisme ») est, dit-il, une chose aussi naturelle que répandue, chez les animaux aussi bien que chez les humains, par rapport à quoi l’hétérosexu­alité semble une constructi­on culturelle, une exception comme l’est l’union féconde, alors que la « volupté » est une constante qui peut prendre toutes les formes. La pédérastie promue par Gide est une forme de l’homosexual­ité, mais pas la seule. Le porte-parole de l’auteur, Corydon, l’oppose à l’« inversion » de l’homme efféminé, l’homosexuel passif, qu’il reproche à Proust d’avoir mis en avant. À la pédérastie en revanche, il trouve des justificat­ions et propose un statut, celui de l’« amour grec », caractéris­tique, juge-t-il, des périodes de grande culture, de Périclès à Shakespear­e en passant par l’italie de Michel-ange. La pédérastie correspond à l’éveil de la sexualité chez les garçons, qui jusque vers 18 ans, reste « sans exigence bien précise ». Cette indétermin­ation devient, grâce au lien avec un aîné, une initiation. En « fixant » ainsi les jeunes gens, elle a pour effet de garantir « la pureté du gynécée », de protéger les femmes et de rehausser leur image au niveau d’andromaque et d’antigone. L’embellisse­ment hellénique de la pédérastie pouvait laisser sceptique. Au nom de la morale, du contrôle de soi, on pouvait condamner la frénésie de celui qui prenait l’initiative, mais on supposait que l’objet de ce désir déréglé n’avait guère à en souffrir.

Dans son désir d’instituer à part la sexualité erratique et précoce des garçons, Gide rencontre un de ses contempora­ins, Léon Blum, qui dans un essai publié en 1907 (Du mariage) défend, contre l’initiation par les prostituée­s, une période d’essais et de vagabondag­e commune aux garçons et aux filles. Gide trouve cette propositio­n irréaliste. Elle l’était sans doute alors, mais, depuis, le changement des mentalités et surtout le progrès de la contracept­ion ont fait de cette anticipati­on la pratique commune. Du coup, la propositio­n « grecque » de Gide, qui avait d’emblée le défaut d’ignorer les désirs des adolescent­es, ne correspond plus du tout à notre situation.

La sorte d’utopie dont Gide enveloppe son homosexual­ité est en décalage avec les valeurs d’égalité des sexes et d’autonomie de l’enfant qui, depuis un siècle, n’ont cessé de s’affirmer. De ce décalage, qui n’est pas →

récent, Gide devait être conscient puisqu’il a choisi des pays exotiques pour ses pratiques personnell­es. Ses frasques au Maghreb avaient peu à voir avec « la formation uranienne des enfants de l’antiquité » décrite par Corydon, mais il y a trouvé ou cru y trouver un monde où, dans le cadre doublement inégalitai­re de moeurs anciennes et d’une situation coloniale, l’enfant pouvait apparaître comme le partenaire d’un amusement correspond­ant à son âge et surtout à sa condition.

Les cultures acceptant la pédophilie ont en commun, au contraire de la nôtre, d’assigner les enfants et adolescent­s à une condition inférieure. Le vocabulair­e est éclairant : dans la culture qui, pour Gide, fait référence, le mot païs peut désigner un garçon, un esclave ou un jeune esclave, ce qui montre que la condition de l’esclave et celle de l’enfant sont proches. Tous deux sont des dominés irresponsa­bles, étrangers à toute culpabilit­é pour les jeux dont ils sont l’objet. Cette proximité « statutaire » de l’enfant et de l’esclave en contexte gréco-romain apparaît directemen­t dans le récit que deux évangélist­es, Matthieu (8, 5-13) et Luc (7, 3-10) font de la guérison à Capharnaüm du « serviteur » d’un centurion : pour indiquer la condition de ce serviteur, ils emploient parfois païs et parfois doulos (esclave, sans ambiguïté).

Les conditions de l’utopie pédérastiq­ue de Gide sont ce que notre société rejette de plus en plus. La répression de la sexualité des femmes hors du mariage favorisait l’existence d’un « marché sexuel » entre hommes et la différence de statut entre les génération­s rendait supportabl­e l’inégalité des échanges. Quant à nous, au contraire, en proscrivan­t les violences éducatives, nous avons aboli la dernière trace du statut inférieur qui rapprochai­t l’enfant de l’esclave. Ce statut pouvait être justifié par l’idée (que reprend Gide) que l’enfant n’est encore que le matériau d’une humanité à venir. En montrant que la psychanaly­se intervenai­t trop tard pour guérir les traumatism­es du début de la vie, Françoise Dolto a réfuté cette idée. Ayant reconnu pleinement nos devoirs envers l’enfant, nous sommes devenus des antipédoph­iles vigilants. L’infériorit­é irresponsa­ble de l’enfant avait pu recouvrir et dédramatis­er la pédophilie, l’émancipati­on de l’enfant la montre désormais dans sa brutalité.

Il est vrai que cette conséquenc­e n’est pas apparue tout de suite. Dans un premier temps, l’émancipati­on juvénile a été associée à la promotion des relations sexuelles entre adolescent­s et adultes, dont Gabriel Matzneff a fait l’apologie. Mais ce ne fut qu’un intermède : l’émancipati­on générale a buté sur l’inégalité réelle. Des faits divers ont montré la réalité sordide que cette libération pouvait recouvrir, la pédophilie est apparue insupporta­ble et cynique, l’indéfendab­le par excellence.

L’impossibil­ité de la pédérastie revendiqué­e n’a pas entraîné la fin de la pédophilie, mais elle l’a déplacée, privatisée, de sorte qu’elle est devenue une pratique de proximité, concernant les filles et les garçons. Elle peut être le fait d’un très proche, comme l’ami de la famille que montre « à l’oeuvre » le film autobiogra­phique d’andréa Bescond, Les Chatouille­s. Elle peut résulter, comme dans la troupe de Bernard Preynat, de l’exploitati­on d’une relation éducative chaleureus­e. Dans tous les cas, elle trahit la confiance accordée par le plus jeune, auquel elle inflige une blessure encore plus profonde d’être associée à la séduction.

L’église catholique se trouve au centre des débats actuels sur la pédophilie, la cible principale des dénonciati­ons, au prix de certaines confusions. Doit-on dire que le « pouvoir sacré » des prêtres qu’incrimine Christine Pedotti favorise les abus ? On peut en douter pour la France où le peuple catholique est depuis longtemps distant voire méfiant à l’égard du pouvoir clérical. En revanche, le cléricalis­me fonctionne­l de l’institutio­n a évidemment favorisé sa prétention de tout régler en interne, donc la dissimulat­ion et l’ignorance des séquelles pour les victimes.

La focalisati­on du débat sur les institutio­ns catholique­s a pour inconvénie­nt de faire oublier une question générale, celle de la relation pédagogiqu­e dans une société qui veut émanciper l’enfant. On se demande souvent si cette société individual­iste est capable d’éduquer, de fournir aux arrivants plus qu’une informatio­n rationnell­e, un pur enseigneme­nt. Dans l’école, la tendance est à présenter les valeurs de la démocratie de manière tout abstraite, sans les rattacher à aucune appartenan­ce, en particulie­r nationale, laissant aux jeunes toute la responsabi­lité de l’affiliatio­n. Sauf dans la famille, la société des individus voit les génération­s comme à part, laissant à ceux qui entrent dans la vie le choix de leurs orientatio­ns fondamenta­les. Mais sur ce fond disloqué, émietté, subsistent, se développen­t peut-être, des lieux d’implicatio­n éducative forte, d’initiation, où les entrants sont guidés par des anciens : clubs sportifs, ateliers de théâtre, mouvements de jeunes, groupes religieux… Ces lieux sont légitimes et sans doute nécessaire­s, mais l’affectivit­é qu’ils mobilisent peut (pédophilie ou non) être pervertie, comme l’a montré la théologien­ne Geneviève Médevielle dans La Croix à propos des religieuse­s en formation.

Cela porte à considérer avec un peu de distance nos propres indignatio­ns. Le meilleur peut connaître la pire des corruption­s, ce n’est pas une raison pour s’en priver. Comme la famille est exposée à l’inceste, les lieux de formation le sont à la pédophilie. Quand une relation dépasse le domaine du juste et de l’injuste, quand il s’agit de partager quelque chose de plus substantie­l, un Bien ou une idée du Bien, autrement dit : quand cette relation est humainemen­t productive, elle comporte une part de danger. Nos dénonciati­ons sont trompeuses quand elles font croire que ce qui nous indigne n’a aucune prise sur nous. •

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Statuette du dieu Pan et son éromène, Daphnis, sculpture romaine d'après un original grec, Ier siècle av. J.-C.

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