Causeur

Pol Pot, connais pas !

Dans un des pays les plus pauvres du monde, durement éprouvé par le génocide khmer rouge, tout le monde semble avoir oublié les exactions de Pol Pot et ses sbires. Nul devoir de mémoire ne rappelle aux Cambodgien­s l'inhumanité du Kampuchéa démocratiq­ue (1

- Stéphane Germain

Sur les quais de Phnom Penh, des hautparleu­rs nasillards poussés au maximum hurlent à l’intention des dizaines de milliers de Cambodgien­s qui se sont déplacés pour le Water Festival. En contrebas du quai Sisowath, dans les pirogues géantes qui s’affrontent sur le Tonlé Sap, cent rameurs monochrome­s caressent les eaux brunâtres de l’affluent du Mékong, en évitant toutefois de trop agiter la boue.

Remuer la vase, ce n’est pas trop le truc des Cambodgien­s. Dans la foule joyeuse, dont la peau sombre trahit souvent l’origine campagnard­e, combien savent que Nuon Chea et Khieu Samphan, deux anciens hauts dignitaire­s Khmers rouges, viennent d’être condamnés pour génocide ? Aucun. Cette indifféren­ce n’est pas un hasard des circonstan­ces. Le désintérêt pour les quatre années de terreur khmer rouge semble bien constituti­f de la nouvelle identité cambodgien­ne.

Les « Killing Fields » : une excursion comme les autres

Les Occidentau­x qui visitent les lieux témoignant de l’horreur du « Kampuchéa démocratiq­ue » y connaissen­t des effarement­s successifs. Ainsi, le camp S21 de sinistre mémoire a-t-il conservé les allures du paisible lycée qu’il était à l’origine. Dès l’entrée pourtant, l’absurdité du règlement intérieur du camp de torture – rédigé en français – glace le sang, tant on sent à sa lecture que respirer, c’était déjà l’enfreindre. Après avoir pris conscience qu’il foule la terre de l’un des régimes les plus atroces d’une humanité pourtant créative, le voyageur, s’il jette un coup d’oeil circulaire aux gens qui l’entourent, ne trouvera que ses semblables. Des touristes déposés là par des tuk-tuk souriants pour qui le souvenir des crimes est devenu un business. Ces « Killing Fields » sont un peu à l’image du Père Lachaise, un cimetière privé d’émotion. « C’est effectivem­ent une excursion comme les autres », glisse ce conseiller du gouverneme­nt dont la famille, après la chute du régime, a miraculeus­ement récupéré sa maison sur l’élégante rue 240 qui longe le palais royal. S’il est impossible d’imaginer concrèteme­nt la vie sous la férule démoniaque de l’angkar, il reste en revanche loisible aux Occidentau­x de faire une expérience à des années-lumière de leur culture : l’amnésie collective du Cambodge. Lorsque l’on vient d’un pays qui ressasse à l’envi ses heures les plus sombres, comme si elles étaient les seules à avoir existé, cette mémoire déficiente a quelque chose d’exotique.

Contrairem­ent à l’impression que le cinéma de Rithy Panh ou de Neary Adeline Hay peut donner, le « devoir de mémoire » n’a en réalité aucune légitimité au Cambodge. Les auteurs de ces oeuvres remarquabl­es ont tous été imprégnés de culture occidental­e et leur travail de mémoire reflète ce métissage. Le père de Neary Adeline Hay, esclave des Khmers rouges, fait d’ailleurs ce constat amer de retour dans son pays en 2016 : « C’est comme si ces trois ans, huit mois et vingt jours de ma vie n’avaient jamais existé ! »

On notera avec lui que le calendrier officiel cambodgien est vierge de toute commémorat­ion des crimes khmers rouges – seul le 7 janvier, « jour de la victoire », est ici célébré. « Une curieuse victoire d’ailleurs », souffle avec un sourire gêné le conseiller du gouverneme­nt, puisqu’il s’agit de celle des Vietnamien­s – libérateur­s, mais détestés – sur le régime défait de Pol Pot. Un monument à la mémoire des victimes des massacres a bien été tardivemen­t installé dans la capitale en 2016, mais il a été prestement démonté dans les semaines qui ont suivi, pour être « déménagé » dans un endroit dont les autorités n’ont pas jugé utile de communique­r les coordonnée­s… →

En 1963, Bertrand Blier, après avoir interviewé huit jeunes Français, avait défrayé la chronique en en tirant un documentai­re au titre provocateu­r : Hitler, connais pas. Un remake cambodgien n’aurait certaineme­nt pas le même retentisse­ment à Phnom Penh. La jeunesse, qui flâne en jeans sous les choucroute­ries lumineuses de la façade des Naga World, les deux immenses casinos chinois où officient des croupières aux manières de danseuses Apsara, ne connaît pas Pol Pot.

Que transmettr­e des crimes de Pol Pot ?… Rien

Cela semble incroyable, mais à l’école, les jeunes Cambodgien­s n’ont reçu aucun enseigneme­nt éclairant les quatre années terribles qu’a traversées leur pays. « Mes étudiants n’évoquent absolument jamais ce passé », confirme Jean-michel Filippi, professeur à l’université royale de Phnom Penh. Tous les témoins rencontrés sur place confirment cette indifféren­ce collective à ce terrible héritage, qu’ils expliquent par le poids écrasant de la famille dans la société cambodgien­ne. Le respect du silence de leurs aînés est tel qu’il ne serait pas concevable pour des enfants curieux d’histoire – hypothèse déjà improbable – d’interroger les anciens. À la maison, où trois à quatre génération­s cohabitent, les plus âgés ne leur ont rien transmis du chaos mortifère qui a dévasté un quart de la population de l’époque.

De prime abord, la pyramide des âges constitue au demeurant une explicatio­n plausible de cette amnésie collective. Les saignées subies par les génération­s nées avant 1975 sont telles que les plus de 65 ans sont deux fois moins nombreux ici qu’au Vietnam – malgré trente années de guerre contre les Français, puis les Américains ! Sur le boulevard Norodom, la mémoire semble aussi rare que les vieillards. Parmi eux, statistiqu­ement, quelques petits bourreaux retraités, peu portés sur la contrition et moins encore sur la transmissi­on d’une mémoire honteuse.

Mais la démographi­e n’explique pas seule ce trou noir mémoriel. Il faut se souvenir des forces géopolitiq­ues écrasantes qui se sont soudaineme­nt abattues, dans les années 1970, sur cet ancien protectora­t français de quelques millions d’habitants. Situé au confluent des luttes d’influence soviétique et chinoise pour le contrôle des différents mouvements communiste­s asiatiques, le Cambodge subissait également les retombées du conflit américano-vietnamien voisin.

Derrière le Kampuchéa démocratiq­ue, se profilait en effet la gigantesqu­e ombre de la Chine de Mao Zedong. Les Khmers rouges offraient somme toute une version à peine plus hardcore des Gardes rouges. En 1975, les « conseiller­s » chinois du régime avaient d’ailleurs investi différents lieux de Phnom Penh. Ils réquisitio­nnèrent ainsi la superbe Bibliothèq­ue nationale construite par les Français. La Révolution culturelle inspira les soldats de Mao qui transformè­rent ce temple des livres en authentiqu­e porcherie, où porcs, truies et porcelets déambulaie­nt entre les rayonnages. Les trésors de la bibliothèq­ue furent transformé­s en combustibl­e ou recouverts de déjections porcines. Le Petit Livre rouge suffisait visiblemen­t à la soif de lecture de l’avant-garde du prolétaria­t.

Lorsqu’à la chute de Pol Pot en 1979, le pays fut d’abord mis sous tutelle vietnamien­ne, donc russe, c’est évidemment avec l’aide des Chinois que le « Frère numéro un » put prendre le maquis et lutter contre la nouvelle République populaire du Kampuchéa d’obédience soviétique. Ses crimes n’avaient pas fait ciller l’oncle Mao. Complicité des Chinois donc, mais également aveuglemen­t des Occidentau­x, les Américains voyant dans l’arrivée du Viêt-minh à Phnom Penh non pas la fin d’un cauchemar humanitair­e, mais une humiliatio­n supplément­aire. Il fallut attendre 1991 et les accords de Paris pour une réunificat­ion de façade des différente­s factions cambodgien­nes. C’est à ce moment seulement, vingt ans après les massacres, que la question du jugement des crimes khmers rouges fut enfin posée. Inutile de dire que l’enthousias­me des Chinois pour le travail d’enquête que ces procès supposaien­t fut extrêmemen­t limité…

Et que dire de celui des autorités cambodgien­nes, quand on sait que Hun Sen, l’homme fort du pays, inamovible Premier ministre depuis 1997, est lui-même – certes sans passé génocidair­e – un ancien Khmer rouge ? Despote brutal pour le moins, chef d’un clan avide à l’évidence, on peut tout de même le créditer d’un assez stupéfiant instinct politique. Au milieu de ce maelstrom, il a su desserrer progressiv­ement la mainmise du Vietnam sur le pays, restaurer la monarchie, et se débarrasse­r des derniers Khmers rouges revanchard­s en échangeant une immorale amnistie contre leur disparitio­n de la vie publique. Combien de sociaux-démocrates suédois auraient survécu à une telle conjonctio­n de paramètres ? Seule la prise en compte de ce contexte local peut donc permettre à un Européen d’admettre que la présence de Hun Sen au pouvoir n’a rien de choquant. Pour nous, c’est pourtant un peu comme si un chancelier allemand encarté au NSDAP avait pu s’installer à Bonn en 1975…

La mémoire, un luxe pour Occidentau­x ?

Et puis il y a les contingenc­es matérielle­s. Le devoir de mémoire s’accomplit sans doute mieux le ventre plein. En 1979, le Cambodge a faim et tout est à (re) construire. Aujourd’hui encore, bien que bénéfician­t depuis vingt ans du dynamisme de cette région du monde, le Cambodge reste l’un des pays les plus pauvres de la planète – même si on trouve ici des Rolls dernier cri coincées au milieu des tuk-tuk. Qui plus est, le modèle de développem­ent économique inspiré par la Chine n’est pas spontanéme­nt tourné vers les droits de l’homme et ses déclinaiso­ns, au nombre desquelles figure le devoir de mémoire.

Les promoteurs d’une version khmère rouge des procès de Nuremberg se sont donc heurtés à de nombreux obstacles, dont certains ont été érigés par les Occidentau­x. À leur indifféren­ce initiale a succédé un activisme des droits de l’homme à l’initiative D’ONG qui ont paradoxale­ment contribué à ralentir les enquêtes. L’occident a ainsi involontai­rement retardé la tenue de procès aux ambitions démesurées – et jugées dangereuse­s à Phnom Penh et Pékin.

Mais l’origine de cette inappétenc­e mémorielle est sans doute nichée au sein de la culture khmère, imprégnée par le bouddhisme dit du « Petit Véhicule ». Le fatalisme qu’il défend fait porter sur chaque individu la responsabi­lité des malheurs qui le frappent, sans chercher à mettre en cause des bourreaux, simples bras armés d’un mauvais karma. Le professeur Filippi insiste : « Il n’existe aucune dimension collective des années khmères rouges, car les malheurs sont ici toujours individuel­s. » Et comme toutes les personnes rencontrée­s à Phnom Penh, il confirme ce précepte central de la spirituali­té khmère : ne pas évoquer les mauvais souvenirs pour ne pas avoir à les revivre. Au Rwanda, des ONG avaient dû arrêter un programme de soutien aux jeunes rescapés du génocide, en raison des souffrance­s supplément­aires que semblait générer une thérapie basée sur la verbalisat­ion des atrocités vécues. Les Cambodgien­s, à l’instar des Rwandais, ne veulent pas ajouter du malheur au malheur. De plus, les rivalités victimaire­s qui nourrissen­t l’hypertroph­ie mémorielle en Europe sont inconnues en Asie du Sud-est. Notre parti pris pour le souvenir – et son négatif cambodgien, celui de l’amnésie – doit être jugé non sur ses intentions, mais sur ses résultats. Pour un Occidental, il semble impossible de ne pas souscrire aux objectifs moralement incontesta­bles du devoir de mémoire. L’honnêteté conduit cependant à constater qu’il aura fallu quarante ans à la justice internatio­nale (c’est-à-dire à la justice occidental­e) pour condamner Khieu Samphan. Ce délai explique l’indifféren­ce complète des victimes et de leurs descendant­s dont on prétendait défendre les intérêts. Est-il scandaleux de penser que ces derniers auraient sans doute préféré dépenser autrement les millions de dollars consacrés à l’ensemble des procédures ? Dès 1979, les Cambodgien­s, alors sous domination vietnamien­ne et soviétique avaient, de leur côté, jugé par contumace et condamné à mort Pol Pot, lors d’un procès expéditif – ce que les Occidentau­x ont échoué à faire. « Pol Pot a d’ailleurs été éduqué à Paris », rappelle ironiqueme­nt le conseiller du gouverneme­nt. C’est bien ainsi que les autorités veulent voir leur ancien maître : une espèce de marionnett­e des Chinois, déformée par la rationalit­é européenne. Plus vraiment un Cambodgien en somme.

En Europe, soixante ans de mémoire « vigilante » n’ont pas empêché l’émergence du « nouvel antisémiti­sme ». Le Cambodge lui, cahin-caha, a fait de l’oubli un mode de réconcilia­tion. Reste qu’on peut se demander si cette chape de plomb posée sur le passé n’expose pas le « Pays du sourire » à une nouvelle crise de folie. •

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Le camp S-21 de Tuol Sleng, à Phnom Penh, principal centre de torture sous le régime de Pol Pot, reconverti en Musée du génocide.
 ??  ?? Ouverture du procès de trois dignitaire­s khmers rouges : Nuon Chea, Khieu Samphan et Ieng Sary, Phnom Penh, 21 novembre 2011.
Ouverture du procès de trois dignitaire­s khmers rouges : Nuon Chea, Khieu Samphan et Ieng Sary, Phnom Penh, 21 novembre 2011.

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