Causeur

Gilets jaunes, les bruns, les rouges et les juifs

- Daoud Boughezala

En marge des manifestat­ions, les actes antijuifs se sont multipliés. Mais si les gilets jaunes pratiquent une forme de violence insurrecti­onnelle, ils cèdent moins à l'antisémiti­sme qu'à son fourrier complotist­e. Et sont la proie de tous les noyautages. Enquête.

Ça a débuté comme ça. Aux alentours de Noël, une vieille dame juive se fait insulter par des gilets jaunes adeptes de la quenelle puis des dieudonnis­tes éméchés chantent l’hymne de la quenelle devant Montmartre. Cinq semaines passent. Le 2 février, devant la synagogue de Strasbourg, des gilets jaunes crient « sales juifs », font des bras d’honneur, lancent des pétards et urinent sur le mur de l’édifice. Dans la nuit du vendredi 8 au samedi 9 février, la vitrine d’un magasin Bagelstein de l’île Saint-louis est maculée de l’inscriptio­n « Jüden » (« juifs », en allemand). Trois jours plus tard, on retrouve des boîtes aux lettres décorées de portraits de Simone Veil recouverte­s de croix gammées devant la mairie du 13e arrondisse­ment. À Sainte-geneviève-des-bois (Essonne), le tronc de l’arbre planté en mémoire d’ilan Halimi a été scié. L’avant-veille, lors de l’acte XIV des gilets jaunes, une poignée de manifestan­ts avait violemment invectivé Alain Finkielkra­ut : « Sioniste de merde ! », « La France, elle est à nous », « Rentre chez toi ! »

Si l’académicie­n relativise les élucubrati­ons de son principal agresseur salafiste à keffieh, sur le groupe Facebook « Je suis gilet jaune », les réactions sont mitigées. Parmi des milliers de membres, une grosse majorité dénonce un coup monté pour les discrédite­r. Certains condamnent l’antisémiti­sme. D’autres, un peu plus nombreux, attaquent bille en tête le supposé racisme et « l’islamophob­ie » de Finkielkra­ut.

Mettons les choses au point : les chiffres de l’antisémiti­sme n’ont pas attendu les premières manifestat­ions des gilets jaunes pour bondir. Dès début novembre, le Premier ministre annonçait 69 % de hausse du nombre d’actes antisémite­s par rapport à l’année précédente, soit le retour à l’étiage de 2006. Depuis, un projet de loi contre la propagatio­n des discours de haine sur internet est dans les tuyaux.

Le phénomène ne se cantonne pas à l’hexagone puisque l’allemagne a atteint son plus haut niveau d’antisémiti­sme jamais enregistré en dix ans. La faute à l’extrême droite pour les uns, aux migrants pour les autres. En tout cas, rien à voir avec notre conflit social bien franchouil­le.

La dynamique violente vient de la masse, pas des minorités infiltrées

Déclenchée le 17 novembre contre l’augmentati­on du prix du gasoil, « la manifestat­ion des gilets jaunes est la poursuite dans la rue de ce qui se passe sur les réseaux sociaux. Ce n’est qu’un révélateur, pas un déclencheu­r. En toute impunité, un twittos ou un facebooker peut tenir les pires propos racistes », déplore le président de la Licra, Mario Stasi. S’il n’incrimine pas les centaines de milliers de Français qui ont bloqué des ronds-points et défilé samedi après samedi, l’avocat antiracist­e appelle les organisate­urs des cortèges à faire le ménage dans leurs rangs. Or, rien n’est plus difficile pour ce mouvement sans structures, chefs, ni ligne officielle. →

Pour y voir plus clair, il faut raconter la succession des événements qui ont marqué les différents actes des gilets jaunes. On ne saurait rationalis­er ce maelstrom qu’un brillant commentate­ur a surnommé « Fiume sans D’annunzio », en référence à l’équipée irrédentis­te qui rassembla un aréopage d’anarcho-syndicalis­tes, de fascistes, de futuristes et de libertaire­s italiens en 1920. Comment donner une cohérence et une unité d’action aux atermoieme­nts de porte-parole médiatique­s un jour proche de l’extrême droite, le lendemain des Insoumis, le surlendema­in de Besancenot ? C’est là toute la différence avec les conflits sociaux passés, à l’exception peut-être du poujadisme : la masse des gilets jaunes et leurs meneurs ne possèdent aucune culture politique, organisati­onnelle et militante.

L'inculture politique et l'inexpérien­ce des gilets jaunes les rendent vulnérable­s aux chausse-trappes.

Cassons un premier mythe : la violence n’est pas le fait de minorités radicales infiltrées, mais de la foule insurgée. « Ce n’était pas une manifestat­ion, plutôt une insurrecti­on où des Micheline et des Gérard allaient chercher le bourgeois ! » raconte Yann, 35 ans. Ce bel Eurasien a grenouillé dans les milieux royalistes et libéraux avant de se muer en observateu­r distant. Son aîné, Alain Charles, 50 ans, ex-nationalis­te révolution­naire aujourd’hui proche de l’alt-right américaine, confirme l’explosion de violence venue de la base : « Lors des premiers actes, la dynamique violente venait de la masse. J’ai vu l’avenue Montaigne dépavée par des gilets jaunes qui n’avaient absolument pas le profil de membres de groupuscul­es. » La foule de manifestan­ts énervés présentait le profil sociocultu­rel des électeurs de Marine Le Pen, avec un fond poujadiste antifiscal étranger à la tradition des mouvements ouvriers. Pas étonnant que des nationalis­tes radicaux s’y soient sentis comme des poissons dans l’eau. Juif séfarade, gilet jaune souveraini­ste de gauche, Samuel, 33 ans, partage « leur optique insurrecti­onnelle. Tous ne sont pas violents, loin de là, mais dans une acceptatio­n de la violence » qui se matérialis­e notamment par les appels de certains meneurs à marcher sur l’élysée.

Le 24 novembre, une marée humaine de petits retraités, routiers, chômeurs et agriculteu­rs syndicalis­és se répand sur les Champs-élysées. Les plus aguerris montent des barricades, vite imités par les quelque 70 militants nationalis­tes de diverses obédiences (Bastion social, identitair­es, Zouaves). Du côté des gauchistes, la génération de zadistes et d’« appélistes » née de la mobilisati­on contre la loi El Khomri (2016) entend retentir La Marseillai­se et battre les drapeaux français sans se formaliser outre mesure. Quelques antifas font le dos rond. L’heure est au front commun contre la police, sinon à l’alliance des extrêmes. Un cliché résume cette convergenc­e rouge-brune : le drapeau orné du Sacrécoeur de Jésus y bat aux côtés d’une bannière Che Guevara. Sans forcément se reconnaîtr­e, noirs et rouges font le coup de poing ensemble. Dépassés, le ministère de l’intérieur et la préfecture accusent le coup. La scène rappelle le précédent italien de Valle Giulia lorsque étudiants néofascist­es et maoïstes se liguèrent provisoire­ment contre les forces de l’ordre le 1er mars 19681 avant de rompre leur pacte de non-agression.

Sur le front politique, la gauche mouvementi­ste ne s’avoue pas vaincue. Le député insoumis François Ruffin proclame urbi et orbi que les gilets jaunes prolongent Nuit debout et réclament de facto l’applicatio­n du programme présidenti­el de Jean-luc Mélenchon. Sur les réseaux sociaux, les profession­nels de l’agit-prop s’activent pour donner un virage égalitaris­te aux débats. Opportuném­ent, une liste de 42 propositio­ns (du « zéro SDF » à l’instaurati­on du référendum populaire) est votée en ligne et envoyée aux députés. C’est dans ce contexte de récupérati­on sinistrogy­re que l’acte III démarre le 1er décembre. Des jeunes équipés de masques et de protection­s ont décidé d’en découdre. Et pas seulement avec la police. Place de l’étoile, bientôt saccagée, des nationalis­tes de différents courants regroupés sous le label Zouave déboulent avec une banderole « Tuons le bourgeois ». En face, les antifas entendent les bouter manu militari hors de la manif pour achever l’entreprise de récupérati­on gauchiste. La violence culmine à un niveau inégalé, des insurgés miment des actes de guerre. À l’aise au milieu de la France périurbain­e survoltée, les Zouaves laminent les antifas. Chez le gilet jaune moyen, on rêve de prendre les ministères. À défaut, les quidams en chasubles fluo s’en prennent aux nantis du quartier. Un hôtel particulie­r finit mis à sac, des voitures sont incendiées. « Avec cette violence, les gilets jaunes ont gagné la guerre politique contre Macron », résume Yann. Le président retire la taxe carbone et lâche 10 milliards de cadeaux de Noël (prime de fin d’année, revalorisa­tion du smic).

Sur la toile, la guerre idéologiqu­e bat de plus belle. La page d’un leader charismati­que est l’objet de toutes les convoitise­s : Éric Drouet, 33 ans, chauffeur routier de son état. « Son profil Facebook est d’une pauvreté affligeant­e, avec trois fautes d’orthograph­e par mot. C’est un inculte qui incarne bien ce que j’appelle le “beauf-machine” », persifle Lucien, 27 ans, sympathisa­nt de l’aile nationalis­te des gilets. Sur le modèle de l’animal-machine cartésien, le « beauf-machine » est dépourvu de conscience politique. Un contenant vierge de contenus idéologiqu­es, ce qui en fait la cible de tous les noyautages. Ainsi, La France insoumise, le NPA et les antifas s’en donnent à coeur joie sur la grande agora qu’est la page Facebook d’éric Drouet et Jérôme Rodrigues, forte de 300 000 membres. « L’avis majo-

ritaire prime, sinon ils se font dézinguer », remarque Samuel. Sur des sujets aussi clivants que l’immigratio­n, mieux vaut ne pas trop la ramener.

L’inculture politique et l’inexpérien­ce rendent ces chefs de pacotille vulnérable­s aux chausse-trappes. Janvier et février 2019 vont le prouver. La répression policière s’étant entre-temps abattue sur les jeunes nationalis­tes violents, leurs rangs se clairsèmen­t. Indemnes de toute arrestatio­n, les antifas s’emploient à encadrer les manifs en organisant des assemblées générales. Le cortège est désormais déclaré et s’acoquine avec la CGT le long d’un parcours Daumesnil-bastille-république familier aux manifs de gauche. « C’est là que Drouet a appelé des fafs [NDLR : “France aux Français”] dans son service d’ordre pour faire contrepoid­s aux gauchistes qui voulaient s’approprier la manif. Il nous a fait venir sciemment alors qu’on avait frappé le NPA une semaine avant », raconte Franck, 22 ans, fier de faire le Zouave. Patatras, le 2 février, un black bloc antifa attaque le service d’ordre constitué de gilets jaunes radicalisé­s et de nationalis­tes notoires. Effrayés, Drouet et Rodrigues fuient la manif puis se plient aux injonction­s de l’extrême gauche, le second, auréolé de son oeil blessé par un tir de Flash-ball, serrant la main de Besancenot dans la foulée. Au grand dam de sa base. N’est pas Lénine, Mussolini ni même Beppe Grillo qui veut…

S’il ne croit pas au sauveur suprême, le gilet jaune moyen s’est radicalisé au fil des semaines. « Des catégories entières d’ennemis sont animalisée­s : on parle des libéraux, du gouverneme­nt ou de Bruxelles comme “les chiens”, “les singes”, “les rats” », relève Samuel. Cette phraséolog­ie qui fleure le stalinisme de papa s’insère dans un imaginaire complotist­e largement partagé de la droite à la gauche du mouvement. Il s’agit le plus souvent d’incriminer des élites financière­s et médiatique­s parasitair­es alliées de Macron, « président de la banque Rothschild », voire « pute à juifs », pour une minorité d’excités. À ce genre de dérapage, on mesure à quel point la génération internet s’est émancipée des prescripte­urs d’opinion (télévision, presse) pour embrasser des contre-vérités alternativ­es.

Pour Memphis Krickeberg, chercheur en politiques pénales et animateur du site Solitudes intangible­s, le socialisme des imbéciles a de beaux jours devant lui. Cet intellectu­el marxiste identifie chez une partie des gilets jaunes un « anticapita­lisme du ventre » potentiell­ement dangereux. « Dans leur idéologie spontanée, beaucoup ont une vision très floue du “système” et des élites. Ils opposent le bon peuple aux méchantes élites. Comme si le capital n’était pas un rapport social, mais l’action d’une clique de malfaisant­s qui imposent leur domination de l’extérieur. » Un tel appauvriss­ement de la pensée peut facilement basculer vers un ciblage des juifs, assimilés au « capital abstrait » par les entreprene­urs antisémite­s [voir encadré] qui investisse­nt la rue.

Quoi qu’il en soit, nul n’entrevoit d’issue politique à la colère populaire toujours soutenue par une partie de l’opinion. Pas plus que le one-man-show présidenti­el appelé « Grand Débat », le référendum d’initiative populaire ne saurait satisfaire ces millions de Français pétris de ressentime­nt contre les institutio­ns. Le lynchage de la candidate gilet jaune, Ingrid Levavasseu­r, aux européenne­s par une partie de la foule symptomati­se cet anti-électorali­sme viscéral. Comme dirait ma boulangère, on n’est pas rendu. •

 ??  ?? Acte VIII des gilets jaunes à Rouen, 5 janvier 2019.
Acte VIII des gilets jaunes à Rouen, 5 janvier 2019.

Newspapers in French

Newspapers from France