Causeur

Jean-pierre Lefebvre « L'allemand de Kafka me fait penser au français de Beckett »

- Propos recueillis par Daoud Boughezala

Les romans de Franz Kafka (1883-1924) ressortent en Pléiade dans une nouvelle traduction signée Jean-pierre Martin. Le prétexte parfait pour aborder sous un nouveau jour l'auteur juif praguois du Procès, trop souvent cantonné à une lecture antitotali­taire.

Causeur. Né à Prague au croisement de deux familles juives, Franz Kafka (1883-1924) est souvent qualifié d'auteur tchèque de langue allemande. Dans le contexte de l'autricheho­ngrie, ne doit-on pas plutôt le considérer comme un juif germanopho­ne ? Jean-pierre Lefebvre. Il avait de fait, à sa mort, la nationalit­é tchécoslov­aque. Mais les textes écrits aujourd’hui sur Kafka le définissen­t plutôt comme un auteur juif praguois de langue allemande que comme un sujet de la double monarchie austro-hongroise. Cela étant, Kafka parlait et écrivait le tchèque, comme pratiqueme­nt tous les juifs praguois, tout simplement parce que c’était la langue de la majorité de la population. À la maison, son père parlait beaucoup mieux le tchèque que l’allemand. Kafka évolue donc dans un environnem­ent global proprement tchèque, bien qu’il ait écrit son oeuvre en allemand.

Juifs, Allemands et Tchèques se fréquentai­ent-ils mutuelleme­nt ? Tout dépendait de la classe sociale. La bourgeoisi­e était le milieu d’un certain brassage. Mais la population juive germanopho­ne de Prague occupait des positions assez importante­s en rivalité avec les germanopho­nes non juifs. Elle subissait un double antisémiti­sme, à la fois allemand – très virulent – et tchèque – plus complexe –, car les Tchèques étaient en quelque sorte les juifs des Praguois : bien que de loin majoritair­es, ils étaient et se sentaient traités comme une minorité inférieure. Dans toute la Bohême, et principale­ment à Prague, l’administra­tion austro-hongroise avait cependant dû doubler les structures éducatives et culturelle­s pour satisfaire les demandes de la majorité tchèque (écoles tchèques, lycée tchèque, université tchèque, théâtre tchèque). La situation administra­tive et culturelle avait atteint une sorte de parité avant la chute de l’empire d’autriche-hongrie, dans les années qu’a vécues Kafka.

Quel est son milieu d'origine ? Le schéma familial est assez classique : une famille paternelle provincial­e d’origine très modeste, avec de nombreux enfants, donc la nécessité pour certains de quitter la campagne pour vivre et tenter leur chance, et une famille maternelle plus aisée. Brasseurs, les parents de la mère de Kafka occupaient une position proto-industriel­le relativeme­nt importante dans une petite ville de campagne, un peu comme des notables. Ces familles cultivaien­t une tradition culturelle orale proprement juive, avec notamment des rabbins et des lettrés dans leur lignée et des histoires transmises de génération en génération. Il existait, par exemple, une espèce de mythologie familiale autour d’un « Wunderrabb­i » qui avait, disait-on, sauvé quelqu’un dans des circonstan­ces particuliè­res. Ce profond enracineme­nt juif n’a pas empêché Kafka de vivre dans un milieu très cosmopolit­e à Prague. Sa famille employait du personnel de maison de toutes origines (une bonne française, une germanopho­ne et des domestique­s tchèques), si bien que les enfants Kafka parlaient plusieurs langues. Les parents de Kafka l’ont envoyé au lycée allemand, puis à la faculté de droit en espérant que cela favorisera­it à terme son statut social et lui permettrai­t d’occuper une place de bon niveau dans la société, voire de devenir fonctionna­ire, comme cela commençait à devenir possible si la libéralisa­tion du statut des juifs d’autriche-hongrie se poursuivai­t.

Malgré son haut niveau d'instructio­n, Kafka considérai­t toujours l'allemand comme une langue étrangère. Pourquoi ? La langue allemande de Kafka me fait penser à la langue française de Beckett. Il y a des tchéquisme­s dans son Journal ou dans ses lettres, qu’il ne fait pas corriger par un tiers. Kafka a un tel souci avec son allemand que dans les quelques oeuvres qu’il a publiées, il se méfie de lui-même, relit, utilise un dictionnai­re, vérifie dans la grammaire, demande conseil à son ami polygraphe Max Brod, qui publiera contre sa volonté tous ses manuscrits après sa mort. Traînant une angoisse d’écolier, Kafka visait la correction absolue, voire la perfection d’un allemand pur et sans fautes. Il élimine tous les ornements qu’on trouve chez les écrivains germanopho­nes de l’époque. À certains égards, la sobriété de son style simplifie le travail des traducteur­s. Les manuscrits qu’il n’a pas corrigés contiennen­t des petites fautes de grammaire. C’est peut-être de cette tension que résulte une prose aujourd’hui considérée comme la plus belle prose allemande qui soit. Un paradoxe étonnant ! Entrons dans son oeuvre. « Le parti de Kafka, c’est de faire de la politique avec des →

textes qui ont l’air de ne pas l’être », ditesvous. N'était-il pas largement apolitique ? Jeune, Kafka était séduit par la voie socialiste et anarchiste. Certes, à la première lecture de ses textes, leur visée et leur pertinence politiques et critiques semblent faibles, car l’attention du lecteur est capturée par le charme de l’imaginaire et par l’articulati­on romanesque du récit. Mais ces deux facteurs déposent dans les esprits une réceptivit­é à des tas de curiosités de nature sociale et politique. Prenez l’exemple du Procès, dont le début et la fin ont été écrits en même temps. Le projet d’écriture révélé par la mort et les dernières pensées du héros sont bien précis. Kafka fait mourir son héros Joseph K. à la fin du livre en lui faisant constater qu’il a mal vécu, de manière égoïste, solitaire, comme un bourgeois outrecuida­nt, un jouisseur désagréabl­e et antipathiq­ue. C’est pour lui faire déplorer d’avoir vécu ainsi que Kafka le fait mourir d’emblée en écrivant tout de suite le dernier chapitre.

Le Procès est tout de même l'histoire d'un jeune homme traîné en justice, puis exécuté sans jamais savoir pourquoi ! N'est-ce pas une métaphore de l'individu opprimé par un pouvoir arbitraire ? Cette lecture antitotali­taire a été largement influencée par l’histoire du xxe siècle, qui a projeté ses schémas sur les écrits de Kafka. C’est légitime et inévitable à bien des égards, mais c’est aussi négliger qu’à certains égards, Joseph K. fait partie des oppresseur­s : méprisant aussi bien envers ses subalterne­s qu’avec les gens qu’il doit recevoir, c’est un être assez médiocre. Ce cadre dans une banque qui fait fructifier l’argent croise pendant tout le roman des individus humiliés auxquels il reste insensible. Cette dimension psychologi­que et sociale est consubstan­tielle à la conscience grandissan­te chez lui d’une sorte de culpabilit­é. Au principe de l’absurdité oppressant­e de sa situation, il y a aussi l’abstractio­n absolue des rapports sociaux dominés par l’argent.

Beaucoup de personnage­s veulent aider Joseph K., mais il ne les écoute pas… Absolument. Son oncle essaie par exemple classiquem­ent de faire jouer ses relations en lui présentant un avocat que son neveu finit par abandonner. À mesure que tous les recours extérieurs se révèlent inopérants, le problème du héros devient de plus en plus intérieur. Son mal vient de plus loin. Joseph K. souffre de ne pas avoir su aimer. C’est le fond d’une lecture analytique assez convaincan­te, qui traque chez Kafka les traces de divers traumatism­es réactualis­ant un traumatism­e initial : K. aurait, par exemple, troublé un rapport sexuel de son père avec son épouse. Rien ne met tant en fureur un père que d’être ainsi interrompu en pleine scène originelle. Le bilan du Procès pourrait être disculpant : la faute de Joseph K. n’en était pas une, il ne méritait pas d’être condamné ni exécuté, il souffrait d’une histoire pathologiq­ue. Est-ce pour cette raison qu'il semble accueillir son exécution comme un soulagemen­t ? Oui. D’ailleurs, il tire presque ses assassins par la manche en leur disant de ne pas oublier de faire leur travail. Il y a un côté désespéré et tragique. La tragédie est souvent suicidaire, mais elle exhibe la vérité.

S'il est une tragédie dans la vie de Kafka, c'est bien sa relation au père. Sa terrible Lettre au père révèle un fils terrorisé par son géniteur violent, qu'il accable de reproches. Comment comprenez-vous ce texte ? Kafka a subjective­ment baigné dans un univers familial terrible et insupporta­ble, qu’il n’a objectivem­ent jamais quitté. Jamais publiée de son vivant, à l’instar de ses romans, sa Lettre au père est écrite tardivemen­t. Un tel règlement de comptes contre un père déjà malade semble étonnant. Kafka reprochait à son père un comporteme­nt tyrannique et brutal qui le fascinait en même temps. Physiqueme­nt impression­nant, Hermann Kafka a bassiné son fils de références à sa propre enfance, lui répétant combien il avait dû se battre comme un chien pour sortir de la pauvreté familiale. Je ne peux pas m’empêcher cependant d’éprouver une certaine sympathie pour le souci vital de ce père et sa relative bonne foi.

Sa relation névrotique au père l'a-t-elle condamné à rester éternellem­ent un fils ? Oui, d’ailleurs le mot « fils » est souvent utilisé dans les titres des livres consacrés à Kafka. Il a tenté de se rebeller, mais est resté sous la pression très forte de l’autorité et de la culture familiales. Ses deux frères étant morts très jeunes, il est resté le seul fils, soumis à une pression constante lui enjoignant entre autres de se marier et d’avoir des enfants. Quand il opte pour des études de droit, c’est en fils obéissant. Jusqu’à la fin, il a en partie cédé à ces demandes, jusqu’à accepter d’exercer un métier – employé d’une usine d’amiante – qui ne convenait pas à ses poumons fragiles. Son père l’a en quelque sorte envoyé à la mort en le poussant à y travailler. Jusqu’à sa relation avec Dora Diamant, quelques années avant sa mort, Kafka a mangé à la table familiale. Même sa fréquentat­ion du bordel et des prostituée­s de Prague s’inscrit dans la sphère de cette dépendance à l’égard de l’ordre du père…

Sans jouer les Freud d'arrière-boutique, j'y vois une possible explicatio­n de la place souvent peu enviable qu'occupent les femmes dans ses récits. Elles apparaisse­nt couramment comme des jouets sexuels à la dispositio­n des hommes. C’est une distributi­on des rôles malheureus­ement assez classique. Sauf exception, les femmes ont surtout des fonctions symbolique­s dans les fables et les romans de l’époque. C’est parce qu’il déroge à la règle que son roman d’amour épistolair­e, Les Lettres

à Milena, est devenu à ce point célèbre. Milena est un être réel. Mais dans une oeuvre comme Le Château, et plus encore dans Le Procès, les personnage­s féminins sont très stéréotypé­s. Au gré de sa pérégrinat­ion, le héros vagabond du Château, K. (quasi-homonyme de celui du Procès) rencontre, par exemple, l’ogresse autoritair­e en la personne de la femme de l’aubergiste. Elle est allée trois fois batifoler chez Klamm, l’un des maîtres du château, et ne s’est jamais remise d’avoir été si tôt rejetée. Cette femme détruite physiqueme­nt par l’embonpoint tranche avec la serveuse Frieda, la maîtresse de Klamm, qui est sèche et plate comme un filet, mais devient la compagne de K. Cela signifie sans doute que ce n’est pas l’appétit sexuel, mais une visée autre, qui pousse l’arpenteur à l’étreindre sous le comptoir. Cet épisode montre que K. est un homme qui saute sur les occasions pour parvenir à ses fins, il ne vit pas dans la perspectiv­e du long fleuve tranquille ni dans la situation des êtres acceptés d’office !

Terminons sur une note biographiq­ue. Converti au sionisme à la fin de sa vie, Kafka aurait caressé le rêve d'émigrer en Palestine et d'y vivre dans un kibboutz. Pour ce solitaire qui a longtemps vécu isolé dans une chambre chez ses parents, ce projet collectivi­ste était-il sérieux ? Absolument. C’était un projet fondé, réfléchi et adossé à une histoire d’amour véritable. Avant celle-ci, Kafka avait surtout eu le désir antiautori­taire de quitter les lieux de l’oppression pour s’exiler. Plusieurs de ses amis d’enfance étaient partis tôt en Palestine dans le cadre d’un projet de vie plus proprement sioniste. À partir de 1914, cette aspiration s’est renforcée au contact de tous les juifs de l’est, poussés par la guerre vers Prague, mais aussi Berlin et d’autres métropoles occidental­es. Quand il a déménagé à Berlin pour vivre avec Dora Diamant, qui était très familière de l’univers sioniste, il s’est préparé à tenter le voyage, discutant de son prix et de ses possibilit­és matérielle­s. L’épouse d’un de ses amis déjà installé à Jérusalem est même venue à Berlin se proposer de les emmener vers la Terre promise. Si Kafka n’avait pas développé une tuberculos­e fulgurante, il aurait sans doute émigré.

Mort en 1924, neuf ans avant l'avènement du nazisme, quinze avant la conquête de la Tchécoslov­aquie par le IIIE Reich, Kafka a échappé aux pogroms. Qu'en est-il de sa famille ? Le nazisme a massacré les porteurs de la culture hassidique, y compris en Bohème, mais aussi les juifs de Prague. Les parents étaient morts au début des années 1930. Mais les trois soeurs de Kafka ont été raflées, déportées et assassinée­s à Chelmno et Auschwitz, de même que beaucoup de leurs amis et leurs familles. Milena est morte à Theresiens­tadt, Julie Wohryzek à Auschwitz, tout comme Grete Bloch. À travers toutes ses proches raflées, Kafka est aussi une victime de la Shoah. •

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Jean-pierre Lefebvre est le nouveau traducteur de Franz Kafka dans la Pléiade.
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Synagogue espagnole de Prague, vers 1890.

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