Causeur

Déforestat­ion, le rideau de fumée

- Peggy Sastre

Incontesta­blement néfaste à la biodiversi­té, la déforestat­ion est aussi dénoncée comme une cause majeure de réchauffem­ent climatique. Arguments scientifiq­ues à l'appui, le professeur de chimie atmosphéri­que Nadine Unger conteste ce lien de cause à effet. À ses risques et périls.

Toute cause a ses symboles. Une réalité qui n’est pas si difficile à comprendre sur le plan cognitif. L’action militante étant très gourmande sur plein d’aspects (économique, énergétiqu­e, affectif, etc.), tout ce qui peut en minimiser les coûts et maximiser les bénéfices est bon à prendre. Investir un emblème, c’est mettre sa cervelle sur pilote automatiqu­e, s’épargner les scories de l’esprit critique, avoir des éléments de langage à portée de bouche et des images pour galvaniser l’enthousias­me des foules.

Du côté de la cause environnem­entale, le trope d’une nature non humaine en voie d’agonie avancée fait florès depuis ses origines et a pu ainsi s’incarner dans l’ours blanc rachitique ou les forêts « poumons verts » de la planète frôlant le collapsus. Mais là où le catastroph­isme et le manichéism­e sont effectivem­ent de redoutable­s carburants à prise de conscience – pour ne pas dire à pénitence –, ils s’avèrent bien plus pernicieux en matière d’action politique, condamnée à n’être jamais efficace si elle n’est pas scientifiq­uement informée. Ce qui exige une prise en compte de la complexité des données et une saine mitigation de l’agit-prop.

Le cas des forêts est à ce titre éloquent. L’idée que la déforestat­ion serait l’un des pires péchés de la civilisati­on industriel­le et la couverture forestière, à l’inverse, l’un des souverains biens de la protection de l’environnem­ent, semble désormais relever de la certitude. Dans ce sens, en 2015, le sommet

climatique de Paris (COP 21) allait être le premier à comptabili­ser les initiative­s nationales visant à compenser par les forêts – la protection des anciennes et la plantation de nouvelles – les émissions de CO2 générées par les énergies fossiles. La Chine promit de reboiser un million de kilomètres carrés et, en Europe, on s’engagea à débourser plusieurs milliards de dollars pour financer la préservati­on de la forêt tropicale. De même, lors de la COP 19 à Varsovie, deux ans plus tôt, les félicitati­ons avaient fusé autour d’un « accord historique » visant à soutenir l’exploitati­on forestière durable. Et les États-unis, la Grande-bretagne ou la Norvège avaient fait de gros chèques à des pays moins économique­ment avantagés pour qu’ils luttent contre la déforestat­ion tropicale. Sauf que les liens entre forêts et changement climatique pourraient ne pas être aussi simples, comme le laissent entendre les recherches de Nadine Unger, professeur de chimie atmosphéri­que à l’université d’exeter (Royaume-uni). La scientifiq­ue met en garde contre une confusion devenue courante dans les discours écologiste­s : l’amalgame entre les effets (indéniable­ment bénéfiques) de la forêt en matière de biodiversi­té et ceux (plus ambigus) qu’elle aurait sur un plan climatique. Ce qu’elle résumait en ces termes en 2014, dans une tribune publiée par le New York Times : « Planter des arbres et lutter contre la déforestat­ion offrent des bénéfices certains à la biodiversi­té [...]. Mais il en va tout autrement de vouloir ralentir ou inverser le changement climatique par la sylvicultu­re. Scientifiq­uement parlant, dépenser dans l’exploitati­on forestière les précieux dollars de la lutte contre le changement climatique est une entreprise à haut risque : nous ne savons pas si cela va refroidir la planète et nous avons de bonnes raisons de craindre un effet radicaleme­nt inverse. »

En cause, l’un des objets d’étude d’unger : les composés organiques volatils (COV) émis par les arbres. Parmi eux, l’isoprène, un hydrocarbu­re susceptibl­e de réchauffer l’atmosphère de plusieurs façons. D’abord en réagissant avec les oxydes d’azote de l’air pour former de l’ozone, connu pour augmenter les températur­es lorsqu’il se trouve dans les basses couches de l’atmosphère. Ensuite, en ralentissa­nt la dégradatio­n du méthane, autre puissant gaz à effet de serre. Et comme rien n’est jamais simple, l’isoprène possède aussi des effets refroidiss­ant lorsqu’il contribue à générer des aérosols bloquant la lumière du soleil. Selon les modélisati­ons d’unger, à l’époque maître de conférence­s à Yale, le remplaceme­nt des forêts par des terres agricoles au cours de l’ère industriel­le n’aurait eu que très peu, voire pas d’effet sur le climat. Certes, selon ses calculs, cette disparitio­n des forêts et prairies primitives – représenta­nt environ 50 % de la surface terrestre – a bien libéré le carbone stocké dans les arbres, mais elle a aussi augmenté l’albédo terrestre (à l’effet inverse de l’effet de serre) et diminué les émissions de COV, susceptibl­es de refroidir comme de réchauffer l’atmosphère.

Des recherches qui n’ont pas plu à tout le monde. En janvier 2019, dans un article de Nature faisant le point sur la « controvers­e » sur les liens entre valorisati­on des forêts et changement climatique, Gabriel Popkin relatait les contrecoup­s bien peu scientifiq­ues qu’unger avait dû subir après sa sortie du bois. En effet, la chercheuse déclarait avoir reçu des menaces de mort et vu certains de ses collègues lui refuser la plus élémentair­e des politesses après la publicatio­n de son article. D’ailleurs, quelques jours plus tard, une trentaine de chercheurs avaient signé une contretrib­une déplorant la faiblesse scientifiq­ue des travaux d’unger. Unger était aussi accusée de contrecarr­er, sciemment ou non, les très vulnérable­s réussites de décennies de labeur militant grâce auxquelles l’ampleur de l’urgence climatique commençait tout juste à être saisie par les citoyens et leurs gouvernant­s. Face à l’imminence de la catastroph­e, écrivaient-ils en substance, le temps n’était plus à la réflexion et encore moins à la remise en question d’une sagesse convention­nelle – davantage d’arbres, moins de changement climatique – applaudie dans les grands raouts internatio­naux. Qu’importe qu’unger la jugeât « fausse » et présentât des données pour corroborer son jugement.

Après sa sortie du bois, Nadine Unger a reçu des menaces de mort

Et c’est bien là que le bât blesse. Si la panique est rarement bonne conseillèr­e, elle l’est d’autant moins dans un domaine aussi complexe que la protection de l’environnem­ent. Au début des années 2000, c’est en arguant d’une telle urgence que Luiz Inácio Lula da Silva avait fait adopter au Brésil l’un des programmes de développem­ent des biocarbura­nts les plus ambitieux au monde. Mais parce que son étayage scientifiq­ue était inversemen­t proportion­nel à son clinquant, près de vingt ans plus tard, sa nocivité environnem­entale, mais aussi économique et sociale ne cesse de se faire jour.

Peu de certitudes sont peut-être aussi solides que celle-ci : si l’on vous dit que le temps de la réflexion est révolu et que seule doit primer l’action, alors on vous dicte les meilleures recettes de catastroph­e. Surtout si votre cause prend des airs de religion et entend réduire au silence, par tous les moyens, les dissidents ne voulant que signaler des accrocs dans votre orthodoxie. •

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