Causeur

L'éditorial d'élisabeth Lévy

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La culture, c'est 500 euros le pass !

En plus de ses centaines de fromages, de ses ponts qui semblent avoir été construits pour que d’heureux jeunes mariés chinois viennent s’y faire photograph­ier et de ses Gaulois réfractair­es qui font cauchemard­er leurs gouvernant­s, la France possède un inépuisabl­e réservoir de bureaucrat­es progressis­tes dont l’imaginatio­n ne s’arrête jamais de turbiner. Pendant qu’on râlait sur les ronds-points contre un État qui se mêle de tout et ne comprend rien, les têtes d’oeuf du ministère de la Culture phosphorai­ent en bande organisée sur la meilleure façon d’emplir de ce qu’ils appellent « culture » les cervelles de la jeunesse connectée. Ils ont évidemment pondu une allocation, appelée « pass culture » parce qu’ils croient que « pass », ça fait jeune, grâce à laquelle 10 000 heureux bénéficiai­res de l’expériment­ation peuvent déjà se gaver de mangas et de jeux vidéo aux frais du contribuab­le.

Le pass culture semble avoir été confection­né sur mesure pour les cyber-gédéons annoncés par Gilles Châtelet, « tout ce cyber-bétail de “jeunes à baladeur nomades et libres dans leur tête”, un peu râleurs mais au fond malléables, facilement segmentabl­es en tranches d’âge et en génération­s, et donc gibier sociologiq­ue idéal pour les modes1 ». Il se présente (forcément) sous la forme d’une « appli », car « en donnant accès à la totalité des propositio­ns culturelle­s disponible­s sur le territoire et en ligne […] le pass Culture se veut l’utilisatio­n la plus intelligen­te du téléphone intelligen­t », peut-on lire dans la très distrayant­e documentat­ion du ministère. Vu que l’intelligen­ce humaine semble être inversemen­t proportion­nelle à celle des objets dont elle peuple le monde, si on voulait les rendre cons, ces jeunes, on ne ferait pas autrement. « La crétinisat­ion postmodern­e par la communicat­ion remplace avantageus­ement la caporalisa­tion perpétrée par les conservati­smes d’autrefois, décrits par Ernest Renan », écrit Châtelet. Sauf que les agents de cette crétinisat­ion ne sont pas inspirés par le cynisme, mais par d’excellents sentiments. Et de nobles ambitions, tambouriné­es dans l’édito du ministre, Franck Riester : « La transmissi­on de notre culture est ce qui fait de nos enfants des citoyens français. » Suggèret-il que l’on reconstrui­se autour des salles de classe des murs aussi hauts que possible, ou que l’on s’abstienne de demander aux jeunes ce qu’ils voudraient ou ce qu’ils accepterai­ent qu’on leur transmette ? Que nenni. « L’accès aux arts et à la culture partout et pour tous est la mission première de mon ministère. »

Dans le lexique (et l’imaginaire) postmodern­e des saccageurs de la Rue de Valois, la preuve de la culture, c’est la consommati­on. Cependant, ils refusent que la culture soit un truc de riches. Comme chacun sait, la lente dégringola­de de la lecture évoquée par Livres Hebdo récemment s’explique par le prix faramineux des livres – combien de poches pour un iphone ? Le ministre n’a donc pas annoncé un grand plan bibliothèq­ue ou un tarif jeunes pour les théâtres subvention­nés, mais le versement à chaque jeune de 18 ans de 500 euros à dépenser à sa guise ou presque : « Places de cinéma, de spectacle, d’exposition, livres, instrument­s de musique, oeuvres d’art, abonnement­s à des services de vidéo à la demande, rencontres, pratique artistique, découverte de métiers... » Attention, il y a des règles : pas plus de 200 euros en « produits numériques », c’est-àdire en jeux vidéo et autres séries. Cher jeune, tu n’es pas là pour rigoler, mais pour te cultiver. Et devenir meilleur que tes parents : « Les arts et la culture, écrit encore le ministre, doivent retrouver leur place dans la constructi­on de la citoyennet­é et de la sociabilit­é des jeunes Français, y compris pour les aider à s’émanciper des nouvelles formes d’obscuranti­sme et d’intoléranc­e qui sévissent ici et là. »

On pourrait attendre du monde adulte, qui est supposé être celui de l’état, qu’il offre à la jeunesse ce qu’elle ne trouve pas spontanéme­nt, et qu’au lieu de l’encourager dans son addiction numérique, qu’il l’aide à se libérer de l’écran de son portable. Dans le passé, on appelait cela « éduquer ». Seulement, pour ceux qui sont chargés de la défendre, le mot « culture » ne désigne plus les grandes oeuvres du passé, ces machins poussiéreu­x avec lesquels de vieux réacs ronchons découragen­t les jeunes, il se décline en « propositio­ns », « parcours » et autres « exploratio­ns ». « Le pass Culture se veut une mosaïque, un juke-box, un carrousel, un grand bazar, avec de l’ordre et du désordre », s’emballe Éric Garandeau, ancien conseiller de je ne sais plus quel président. Ouverture, flexibilit­é, choix, il permettra à chacun de « vivre des expérience­s au gré des envies et des localisati­ons ». Le jeune naviguera à l’aide d’onglets : « applaudir », « jouer », « pratiquer », « regarder », « écouter », « rencontrer ». Avec, bien sûr, des trucs qui bougent et qui font du bruit. On remarque l’absence notable du terme « lire », on ne va pas effrayer ces bambins avec des gros mots. Ni avec des mots tout court d’ailleurs, cela pourrait freiner leur créativité. L’utilisateu­r pourra donc se repérer grâce à des images, est-il encore précisé dans la doc. Reste à espérer que Youporn ne soit pas référencé comme un site culturel. •

1. Nicolas Bonnal, « Châtelet et le devenir-gibier de la jeunesse en France » sur www.dedefensa.org

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