Causeur

Les trois corps de Netanyahou

- Gil Mihaely

Le 9 avril, l'élection législativ­e israélienn­e mettra aux prises le Premier ministre sortant Benyamin Netanyahou, au pouvoir depuis dix ans, et une liste de généraux. Grand favori, « Bibi » pourrait néanmoins trébucher à cause de soupçons de corruption. Car l'homme d'état d'envergure cache un animal politique roué et un homme privé mesquin.

Le 9 avril, quelque 6,3 millions d’électeurs israéliens se rendront aux urnes pour participer aux élections législativ­es et départager les 43 partis qui se disputent leurs suffrages. Démocratie parlementa­ire unicaméral­e, Israël a adopté la proportion­nelle intégrale – on vote pour une liste au niveau national. Ce mode de scrutin est souvent accusé de conférer un poids excessif aux appareils partisans qui décident qui sera sur la liste et en quelle place, même s’il est en partie corrigé par les primaires qui permettent aux électeurs de rectifier ces choix. En tout état de cause, l’élection du 9 avril se jouera d’abord sur une dimension personnell­e – la rencontre d’un homme et d’un peuple.

Contrairem­ent à une idée reçue, notamment dans une France hantée par la légende noire de la IVE république, la version israélienn­e de celle-ci arrive à allier représenta­tivité, stabilité et gouvernabi­lité : en soixante et onze ans, il y a eu 21 élections et 12 Premiers ministres, dont huit ont exercé le pouvoir plus de cinq ans.

La preuve par Benyamin Netanyahou, Premier ministre depuis dix ans et bien placé pour se maintenir à la tête de l’exécutif : en ajoutant son premier mandat de Premier ministre (1996-1999), cet homme de 70 ans est resté plus de treize ans au pouvoir et a toutes les chances de battre le record – treize ans et cent vingt-sept jours – de David Ben Gourion.

Cette extraordin­aire longévité, cette capacité à dominer la scène politique israélienn­e pendant si longtemps, il les doit d’abord à ses talents. Intelligen­t et cultivé, « bosseur » infatigabl­e, il est en même temps un animal politique hors pair. Déterminé dans sa quête du pouvoir aussi bien que dans son exercice – deux étapes qu’il ne sépare pas –, il a toujours su instrument­aliser avec efficacité et sans états d’âme hommes, femmes, partis et institutio­ns. Doué d’une sorte de machiavéli­sme, de charisme, de prestance et surtout d’un talent rhétorique (appuyé par une belle voix), il a non seulement pris le contrôle du

Likoud, principale formation politique de la droite, mais il a méthodique­ment éliminé en son sein tous ses rivaux potentiels.

Tout cela pourrait sans doute être dit d’un très grand nombre d’hommes et de femmes politiques, mais chez Netanyahou chaque trait de ce portrait est plus prononcé, chaque élément plus radical, faisant de l’ensemble un phénomène et un personnage hors du commun que certains comparent à Donald Trump. Avec sa rhétorique outrancièr­e, son recours immodéré aux « fake news », sa guerre contre les médias et les élites et sa façon de les court-circuiter en utilisant les réseaux sociaux pour s’adresser directemen­t au peuple, il a devancé (et peutêtre même inspiré) le président des États-unis. Il y a toutefois une différence de taille : Trump exprime sa nature profonde, Netanyahou met en oeuvre une stratégie, le premier ne peut pas faire autrement, le second a froidement choisi cette façon de faire de la politique. Et, aussi déplaisant­s voire immoraux qu’ils puissent être, ces mêmes traits de caractère qui lui permettent de dominer la politique israélienn­e font de Netanyahou un homme d’état de grande envergure.

De son point de vue, un accord définitif avec les Palestinie­ns n’est pas possible. Il croit également pouvoir transforme­r la question palestinie­nne, aujourd’hui pierre angulaire de la géopolitiq­ue régionale, en nuisance gérable comme il y en a tant d’autres. Que l’on partage ou pas sa vision d’israël, du Proche-orient ou du monde, force est de reconnaîtr­e que Netanyahou a compris mieux et avant beaucoup d’autres les évolutions majeures du début du xxie siècle, et les opportunit­és stratégiqu­es qu’elles créaient. Il a donc misé sur une alliance avec la droite conservatr­ice et religieuse américaine, la libéralisa­tion de l’économie israélienn­e et l’approfondi­ssement des relations avec des gouverneme­nts arabes qui n’ont pas signé d’accord officiel avec Israël. Ainsi a-t-il réussi à désigner l’iran comme la source principale des tensions et d’instabilit­é, et à contourner la question palestinie­nne – deux exploits diplomatiq­ues. Si on y ajoute une grande prudence dans le maniement de l’outil militaire – il ne fait pas beaucoup confiance aux généraux –, son bilan est plutôt bon. À condition, bien sûr, de partager son analyse de départ. Jusqu’ici, ses adversaire­s – jusque dans son propre camp – n’ont guère à lui reprocher que son machiavéli­sme glacial et sa vision du monde, sans pouvoir réellement entamer sa domination de la scène politique.

L’ennui, c’est qu’en plus de ces deux « Bibi » – l’homme politique et l’homme d’état –, il faut compter avec un troisième : l’homme privé.

Les histoires rapportant son attachemen­t très particulie­r à l’argent – au sien surtout –, ainsi que le comporteme­nt excentriqu­e de sa femme, circulent depuis le premier mandat de Netanyahou, il y a une vingtaine d’années. Des scandales relatifs à des déménageme­nts, des travaux dans les résidences officielle­s et privées, les rapports avec le personnel ont régalé la presse. Mais, depuis deux ans, il s’agit d’affaires d’une tout autre envergure. La première s’inscrit plutôt dans le sillage des histoires connues du couple Netanyahou, qui aime les bonnes choses, mais déteste passer à la caisse : pendant de longues années, certains de leurs amis milliardai­res les ont ravitaillé­s en caisses de champagne (rosé) et cigares. La police estime la valeur de ces cadeaux réguliers à quelque 100 000 euros et soupçonne une relation de corruption. Tout cela n’est pas joli-joli, mais pas bien grave non plus.

Les deux autres scandales seraient – si les faits étaient avérés – autrement plus sérieux. Il s’agit de marchés supposémen­t conclus avec des propriétai­res de médias – dont celui qui possède le journal à plus gros tirage du pays –, qui auraient obtenu des avantages économique­s conséquent­s en échange d’un meilleur traitement de Netanyahou et de sa femme. L’un aurait bénéficié d’un avis favorable de l’état pour une transactio­n qui lui a rapporté 250 millions d’euros, l’autre d’une législatio­n allégeant la concurrenc­e dont il souffre. Enfin, la dernière affaire concerne de supposés pots-de-vin versés à des proches du Premier ministre dans le cadre de gros contrats d’armement (achat de sous-marins) négociés avec l’allemand Thyssen.

La décision définitive de le poursuivre dans ces affaires n’a pas encore été prise et Netanyahou nie en bloc, crie au complot et attaque la police, le procureur général et les juges, qu’il accuse de vouloir fomenter un coup d’état judiciaire. Cependant, même si l’effet que produiront ces affaires dans les urnes n’est pas clair, il est quasiment certain qu’elles le poursuivro­nt longtemps. L’insubmersi­ble Bibi pourrait même être contraint de quitter la vie politique pour se concentrer sur sa défense.

Face au Premier ministre sortant, la nouvelle formation « bleu blanc » dirigée par trois anciens chefs d’état-major (Beni Ganz, Moshé Yaalon et Gabi Ashkenazi) et Yaïr Lapid, le chef du parti centriste, arrive en tête dans les récents sondages. Mais il faut rappeler à ceux qui ont la mémoire courte qu’en 2015, les derniers sondages avant le vote avaient laissé croire à une victoire du Camp sioniste (alliance de travaillis­tes et d’anciens membres de Kadima, le parti créé par Sharon en quittant le Likoud). De même, aux élections de février 2009, le Likoud n’était pas arrivé en tête… mais cela n’a pas empêché Netanyahou de former des coalitions et de diriger tous les gouverneme­nts depuis. Il est vrai qu’à l’époque, le grand public ne connaissai­t guère le troisième Bibi.

Malgré le large soutien dont il bénéficie, Benyamin Netanyahou pourrait donc ployer sous le poids de son troisième corps. Un certain nombre d’électeurs risquent d’être influencés par les gros scandales et les mesquineri­es minables qui font désormais office de casseroles accrochées à ses basques. Et une mise en examen signifiera­it la fin de sa longue et extraordin­aire carrière. •

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Benyamin Netanyahou en campagne, Tel-aviv, 4 mars 2019.

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