Prostitution, la maison de poupées
C'est à Marthe Richard, une ancienne prostituée devenue conseiller municipal de Paris, que l’on doit l’inspiration de la loi éponyme du 13 avril 1946 qui met un terme définitif à l’exploitation des « maisons de tolérance » en France. L’élue dénonçait alors le fait que ces lieux pussent participer de la « débauche organisée et patentée » – au profit du crime organisé –, ce dont une certaine frange puritaine de la société d’antan ne s’accommodait que difficilement. Pour avoir allègrement collaboré avec l’ennemi sous l’occupation, les barbillons des maisons closes ne bénéficiaient en outre que de maigres soutiens au sortir de la guerre, ce qui précipita la chute du réglementarisme dans notre pays.
Lily, Sofia, Candice, Sarah et moi
Paradoxalement, il ne fallut que quelques années pour que la « Veuve qui clôt » – ainsi que la surnommait le Hussard Antoine Blondin –, ne revînt sur sa démarche abolitionniste et admît qu’il s’eut agi d’une erreur de jugement. Mais ce revirement n’y fit rien et les portes des lupanars ne se rouvrirent pas ; « on n’irait plus au bobinard, on ne passerait plus un instant au salon : on n’offrirait plus un chocolat au kirsch, un joli ruban, un mignon carafon d’armagnac ; l’on ne suivrait plus jusqu’au lit un jupon qui vous plai[r]ait ; puis l’on n’irait plus dormir, satisfait », et Perec n’écrirait plus vraiment sa Disparition.
Pourtant, c’est bien dans une maison close de l’est de Paris qu’un juvénile tenancier me reçoit. L’endroit est d’abord discret, les rideaux sont tirés et de l’extérieur rien ne laisse présager de la nature de l’activité hébergée. Officiellement, au registre du commerce, il s’agit d’une « maison de jeu » ; en guise de partenaires, quatre poupées sexuelles hyperréalistes faites de silicone et proposées à la location, sur place. L’une est déjà avec un client à mon arrivée, les trois autres me toisent froidement.
Les épigones de la Veuve
Dès l’ouverture du lieu en 2018, les censeurs pavloviens sont montés au créneau : le Front de gauche pour dénoncer très pléonastiquement ce « summum de la déshumanisation du rapport entre les femmes et les hommes », qui banaliserait l’exploitation sexuelle humaine ; quelques phalanges féministes pour conspuer une nouvelle contribution apologétique à la « culture du viol » ; et le PCF par l’intermédiaire de son inénarrable secrétaire général pour appeler à un encadrement législatif urgent de la question des sex dolls, notamment en raison de leurs mensurations perçues comme potentiellement incitatives à la déviance pédophile.
Lorsque j’interroge mon hôte quant aux inimitiés que sa situation lui assure, il me confie susciter également l’ire de certains extrémistes religieux. Au nombre de ceux-là, des groupuscules évangélistes traditionnalistes qui le vouent régulièrement aux gémonies via les réseaux sociaux. Et comme souvent, le progressisme radical côtoie de près les anathèmes des fanatiques, unis par les intersectionnalités de leurs revendications minoritaristes.
Au fond de la vallée de l'étrange
Dans les années 1970, le professeur de robotique Masahiro Mori observe qu’à mesure qu’un androïde acquiert des traits anthropomorphes, le ressenti émotionnel à son endroit augmente positivement en intensité jusqu’à ce que la courbe s’inverse et que le malaise, puis le rejet prévalent. L’inconfort se révèle maximal lorsque la ressemblance est forte mais pas suffisante pour générer d’ambiguïté quant à la nature artificielle du robot. Mori constate en outre logiquement que ces réactions négatives s’estompent lorsque l’androïde est réaliste au point de pouvoir être pratiquement confondu avec un être humain réel. Sur la base de la description de cette dynamique psychologique particulière, le roboticien japonais a élaboré le concept de « vallée de l’étrange » en référence à la forme graphique représentative du phénomène.
Les mensurations fantasmatiques des poupées sexuelles et les traits lisses et figés de leurs visages les tiennent encore quelque peu en surplomb de ladite vallée. Mais les progrès rapides et conjugués de la robotisation et de l’intelligence artificielle viseront à les « humaniser » sans cesse un peu plus et à franchir in fine cette barrière. Le futurologue Ian Pearson estime ainsi que la démocratisation des rapports charnels entre humains et robots sera pleinement effective d’ici 2050. D’ici là les abolitionnistes aboieront et la caravane passera probablement. La virginité de « Harmony », l’un des robots sexuels doté d’une IA les plus aboutis, a été mise en vente l’année dernière. Par une militante féministe New Age américaine. •
Dans l'est de Paris, une maison de tolérance d'un nouveau genre offre ses services aux amateurs de poupées moulées hyperréalistes, belles de jour comme de nuit. En toute légalité.