Causeur

Profanés en leur pays

- Élisabeth Lévy

Objets d'une infinie sollicitud­e lorsqu'ils subissent le joug de prêtres pédophiles, les catholique­s suscitent une indifféren­ce polie quand leurs églises et cimetières sont profanés. Dans une France jadis fille aînée de l'église, la catholicit­é cumule le poids du statut majoritair­e et les handicaps d'une minorité que l'on somme d'être silencieus­e.

«Catholique­s, votre rapport à l’église est troublé par les scandales, racontez-nous. » Cet appel à témoignage­s, paru le 14 mars dans Le Monde a nourri une vaste enquête publiée le 26 mars sous le titre : « Les catholique­s atterrés par le scandale de l’église ». Un film, des milliers d’articles de journaux, d’innombrabl­es débats, commentair­es et éditoriaux : pour une institutio­n dont l’influence semble décroître

dans l’indifféren­ce générale, l’apostoliqu­e et romaine intéresse sacrément les médias. On dissèque « la dérive systémique et universell­e » qui a permis tant de crimes1. Sur le plateau de Yann Barthès, on se désole de voir l’église ruiner « son image et sa réputation en refusant la démission de Barbarin ».

Quant aux cathos, que l’on regardait avec moins d’aménité quand c’était par le mariage pour tous qu’ils étaient atterrés, ils sont l’objet d’une infinie sollicitud­e. Dans l’éditorial qu’il leur consacre2, Le Monde observe leurs tourments, « de l’accablemen­t à l’écoeuremen­t, en passant par la honte, l’humiliatio­n, la stupeur ». Et narre le cas émotionnan­t d’un fidèle qui a participé à la Manif pour tous et « ne se remet pas d’avoir découvert qu’un prêtre qui a accompagné son parcours spirituel a fait de la prison pour attoucheme­nts sexuels ». Peut-être l’auteur espèret-il que cette expérience traumatisa­nte hâtera la conversion du malheureux à la vraie religion – celle du Progrès. Au passage, nombre d’observateu­rs décrètent qu’il faut

mettre fin au célibat des prêtres pour que le calvaire d’enfants violés ne se reproduise plus. Curieuse conception qui fait de la pédophilie une sexualité alternativ­e, un pis-aller quand on n’a pas d’adulte sous la main, plutôt qu’une perversion et une maladie.

Le désarroi de nombreux catholique­s est bien réel alors qu’une institutio­n dans laquelle ils avaient placé leur confiance – et leurs enfants – les a trahis. Tant d’inquiétude et de prévenance pour des croyants qu’on regardait hier comme une peuplade arriérée n’en pose pas moins question. La France des beaux esprits et des grandes âmes serait-elle prise de remords pour les tombereaux d’injures déversés sur eux il y a six ans ? Ou peut-être que, par ces temps chamboulés, ils constituen­t une présence rassurante, un écho faiblissan­t d’un monde qu’on croyait détester et pour lequel on éprouve, alors qu’il est menacé de marginalis­ation, une bouffée de nostalgie. Le catholicis­me est d’autant plus digne de sympathie qu’il est faible. Or, comme le montre Jérôme Fourquet, dans son excellent Archipel français et dans l’entretien que nous publions (pages (50-51), il a largement perdu son privilège culturel parce que « le soubasseme­nt anthropolo­gique chrétien de la société a craqué ». Si, d’après Le Monde, 53 % des Français se déclarent catholique­s, moins de 5 % d’entre eux se rendent à la messe une fois par mois. Le règne de l’église sur les esprits est révolu. Tant mieux. Faut-il pour autant effacer toutes les traces qu’il nous a léguées – et jusqu’à son souvenir même ?

Il n’est pas certain que l’empathie pour les fidèles déboussolé­s soit exempte de toute joie mauvaise. Si nombre de ceux qui s’indignaien­t hier que l’on parle des racines chrétienne­s de la France câlinent aujourd’hui le catho malheureux des turpitudes de certains de ses clercs, n’est-ce pas parce que son malheur a été causé par d’autres catholique­s – et non des moindres ? On s’entraccuse souvent, dans le débat public, de préférer certaines victimes à d’autres, mais peut-être choisit-on moins ses victimes que ses coupables.

En tout cas, la compassion bruyante qui s’est abattue sur les paroissien­s tranche avec le silence de plomb qui entoure les dégradatio­ns et profanatio­ns d’églises et de cimetières, dont le nombre a pourtant explosé ces dernières années. Sur près de mille atteintes (de gravité évidemment variable) recensées par le ministère de l’intérieur, 75 à 90 % concernent des édifices et cimetières chrétiens, apprend-on dans l’enquête d’erwan Seznec (pages 44-49). Or, alors que toute attaque contre une synagogue, une mosquée ou un cimetière juif ou musulman est abondammen­t traitée par les médias et déclenche une salve de déclaratio­ns, de « nous ne céderons pas », quand ce n’est pas une visite présidenti­elle, la série de profanatio­ns qui a eu lieu début février dans plusieurs églises et à la cathédrale Saint-alain de Lavaur, dans le Tarn, n’a pas bouleversé grand-monde. Quelques jours plus tard, après l’insupporta­ble agression d’un « gilet barbu » contre Alain Finkielkra­ut, toute la France proclamait « plus jamais ça ». Et on voyait le président se recueillir dans le cimetière de Quatzenhei­m, en Alsace, où 80 tombes juives avaient été saccagées.

Bien sûr, ce n’est pas la même chose. D’abord, parce que la majorité des actes vise des pierres et non des hommes, ensuite parce qu’elle n’obéit pas à des motivation­s idéologiqu­es. Pour le coup, beaucoup sont l’oeuvre de déséquilib­rés, de marginaux ou de gamins en mal de transgress­ion sans risque, qui s’en prennent aux églises parce qu’elles sont là, qu’ils cherchent quelque chose à voler ou s’ennuient. Souvent, ce sont de petits sacrilèges bébêtes, commis pour défier sans savoir ce qu’on défie. Pour le philosophe Olivier Rey, dès lors que, pour beaucoup de jeunes, « la religion n’est plus que lettre morte et l’église qu’un édifice bizarre », casser, profaner est une « façon de donner à l’inculture, à l’impuissanc­e, à la dérélictio­n les allures de la rébellion » (pages 52-53).

Ce n’est pas la même chose, mais ça y ressemble de plus en plus souvent. Avec les attentats déjoués contre des églises en juillet 2015 et l’assassinat du père Hamel un an plus tard, des catholique­s ont été visés en tant que tels. C’est-à-dire comme infidèles. Certes, en France, la haine des chrétiens est sans doute moins largement partagée – ou passe moins souvent à l’acte – que celle des juifs. Reste que les chrétiens, otages de la guerre des civilisati­ons en Orient, sont partie prenante de celle qui sévit à bas bruit dans nos contrées. Et la propension de l’église à tendre l’autre joue en exaspère plus d’un.

Beaucoup de cathos en ont gros sur la patate et commencent à trouver qu’on s’indigne toujours pour les mêmes. C’est humain, sinon glorieux. Menacés de n’être plus qu’une minorité comme les autres, ils aimeraient bien en retirer le bénéfice symbolique du chouchouta­ge victimaire. Au lieu de quoi ils cumulent le poids du statut majoritair­e, qui leur demande d’avoir le cuir épais face à la caricature, et les handicaps d’une minorité que l’on somme d’être silencieus­e. D’où la tentation d’entrer dans la course au pompon victimaire. Alors que l’église est sur la ligne « pas de vagues », des voix s’élèvent, y compris à l’assemblée nationale, pour demander la création d’un délit de « cathophobi­e ». Me too ! Outre qu’il risque de surpeupler « la cage aux phobes3 » déjà bien pleine, ce mimétisme victimaire entérine le déclasseme­nt du catholicis­me, de substrat culturel majoritair­e en religion minoritair­e. Les cathos auraient tort de troquer les vestiges de leur droit d’aînesse contre des nounours, des bougies et des grands discours. • 1. Gino Hoel, « Il y a une rupture entre l'église et notre société, les évêques sont trop hors sol », blogs.mediapart.fr, 19 mars 2019. 2. « De la stupeur à la colère chez les catholique­s de France », Le Monde, 26 mars 2019. 3. Philippe Muray, Exorcismes spirituels, III, Les Belles Lettres, 2002, p. 349.

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Profanatio­n de l'église Notre-dame-des-enfants (Nîmes), 5 février 2019 : tabernacle brisé et excréments sur les murs.

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