Causeur

Et si les catholique­s ne tendaient plus l'autre joue ?

- Erwan Seznec

Alors que le nombre d'atteintes aux lieux de culte chrétiens augmente nettement, certains catholique­s remettent en doute le bien-fondé de la ligne officielle, qui consiste à jouer l'apaisement pour éviter la surenchère victimaire. Enquête.

Cent cinquante-trois atteintes aux lieux de culte recensés en France en 2008 par le ministère de l’intérieur, 1 057 en 2016, soit 690 % de hausse en huit ans. C’est ce qu’on appelle une tendance nette. Elle s’est légèrement infléchie en 2017, avec 978 profanatio­ns (– 7,5 %). Les chiffres 2018 ne sont pas encore connus. Églises, cimetières ou sanctuaire­s, les lieux de culte chrétiens sont les principaux visés, et de très loin. Ils représente­nt entre 75 % et 90 % du total des profanatio­ns, très loin devant les atteintes aux synagogues (entre 30 et 60 chaque année) et les tags ou tentatives d’incendie de mosquée (40 à 80 par an).

Côté catholique, l’année 2019 démarre fort, avec six églises profanées entre le 4 et le 9 février, dans les Yvelines, en Côte-d’or, dans le Tarn et dans le Gard. Une flambée, précision importante, qui intervient avant le pic de polémiques sur l’homosexual­ité et les affaires de pédophilie dans l’église. Ces dernières provoquero­nt-elles un regain d’agressivit­é envers les églises ? Difficile de le savoir, car, bien souvent, on ignore les motivation­s des agresseurs. En ont-ils seulement ? À Lavaur (Tarn), deux mineurs ont avoué avoir mis le feu à l’autel d’une chapelle de la cathédrale Saint-alain, où ils s’étaient réfugiés pour échapper à la pluie, par désoeuvrem­ent. Il a fallu deux jours pour nettoyer les suies. Ils ont aussi tordu le bras d’un Christ, pour lui faire prendre une pause particuliè­re, popularisé­e par le footballeu­r Paul Pogba (un « dab »). À Dijon (Côted’or), le coupable a brisé une statue de la Vierge, ouvert le tabernacle et jeté les hosties. Un sacrilège pour les catholique­s, car les hosties consacrées représente­nt le corps du Christ. Idem à Nîmes (Gard). Les hosties de l’église Notre-dame-des-enfants ont été dispersées, avec en prime une croix d’excrément tracée sur un mur. Panache, classe et intelligen­ce.

À l’église Saint-nicolas de Maisons-laffitte (Yvelines), le tabernacle a été jeté à terre. La sûreté départemen­tale a interpellé un sans domicile fixe de 35 ans. C’était la troisième église du départemen­t prise pour cible en quelques jours. L’évêché de Versailles a appelé à « aborder ces événements avec du recul. […] Il s’agit, dans la plupart des cas, d’actes de personnes connues et souvent vivant en marginalit­é, dit son communiqué. Il ne faut pas y voir systématiq­uement des attaques contre l’église. »

Tout est dans le « systématiq­uement »... « Pour en avoir le coeur net, il faudrait que les responsabl­es soient plus souvent interpellé­s, pointe Jean-frédéric Poisson, président du Parti chrétien-démocrate et ancien députémair­e de Rambouille­t. Le taux d’élucidatio­n très faible de ces affaires ne permet pas de connaître les motivation­s des coupables. » En 2008, alors qu’il siégeait à l’assemblée, il a corédigé un rapport sur les profanatio­ns de sépultures, avec son collègue André Flajolet. Suivi en 2011 par le rapport d’un groupe d’études de députés sur les atteintes aux lieux de culte, qui s’est penché à son tour sur le profil des auteurs tel qu’il ressort des données du ministère de l’intérieur.

Très peu de satanistes et d'anarchiste­s

Fan de Marilyn Manson et amis de l’antéchrist, allez en paix. La représenta­tion nationale vous donne l’absolution, ou presque. Deux dossiers à connotatio­n satanique en 2011, trois en 2012, six en 2013... Les anarchiste­s ? lls sont à peine plus nombreux : huit dossiers en 2013. Et encore faudrait-il connaître le détail des faits. Le 11 février 2019, un inconnu a tagué sur le clocher de l’église de Saint-cyr-l’école : « Jésus était anarchiste. » Une insulte ? Pire, un poncif. →

Une certitude, les jeunes sont légion. 63 % des personnes interpellé­es en 2010 pour profanatio­n d’église ou de cimetière étaient mineures. Leurs infraction­s l’étaient souvent, elles aussi. Les députés Poisson et Flajolet notaient en 2008 que, lorsque des adultes sont en cause dans les profanatio­ns de sépultures, « les actes sont généraleme­nt plus graves (ouverture de tombes, inscriptio­ns injurieuse­s, excréments répandus sur les sépultures), mais il s’agit bien souvent de personnes souffrant de troubles psychiatri­ques sérieux. La motivation idéologiqu­e est plus rare. »

Presque rafraîchis­santes en comparaiso­n des profanatio­ns de sépultures, les atteintes crapuleuse­s représente­raient entre le quart et le tiers des faits constatés. Un grand calice, une patène et deux ciboires volés à l’église Saint-sauveur de Sanguinet (Landes), le 27 février 2019. Vols en série dans des églises autour de Lyon et Dijon, en 2015. Vol du portail en bronze du cimetière allemand de Neuville-saint-vaast (Pas-de-calais), en 2007...

Point soulevé par le groupe d’études parlementa­ire de 2011, la répartitio­n géographiq­ue des actes est inégale. 80 % au moins des faits sont commis en zone gendarmeri­e, autrement dit en zone rurale, mais avec des variations selon les régions. Les Hauts-de-france arrivent en tête, suivis par l’île-de-france, la Lorraine (pour les cimetières) et Rhône-alpes (pour les lieux de culte), alors que les déprédatio­ns sont rares en Bourgogne, en Auvergne et en Corse.

Le portrait-robot du profanateu­r serait en quelque sorte un jeune de Montdidier (Somme), à bout de bière et d’ennui, qui se défoule sur des sépultures de la Grande Guerre. La géographie des attaques contre les lieux de culte serait celle de la France où les usines ont fermé et où le tissu social se délite. Le sentiment antichréti­en serait finalement une motivation secondaire, pour ne pas dire négligeabl­e.

La prudente retenue de la Conférence des évêques

L’explicatio­n a le mérite de la simplicité, mais elle n’épuise pas le sujet. D’une part, il semble y avoir une spécificit­é française dans les atteintes aux lieux de culte chrétiens. Elles existent chez nos voisins européens, mais pas avec la même fréquence (voir encadré). D’autre part, elle rend mal compte de l’explosion des actes enregistré­s depuis une décennie.

Causeur aurait aimé savoir ce que la Conférence des évêques en pensait, mais ses porte-parole ne nous ont jamais rappelés. Ce n’était pas vraiment une surprise. À l’image de l’évêché de Versailles, l’église de France ne souhaite pas monter en épingle les attaques qui visent ses lieux consacrés. Au risque d’impatiente­r certains catholique­s, qui ne seraient pas contre davantage de fermeté (voir la tribune de Bernard Carayon, maire LR de Lavaur). Un point de vue que comprend Mgr Dominique Rey, évêque de Toulon. « Il faudrait que les chrétiens soient plus audacieux dans leur réponse à des actes commis à une échelle inquiétant­e et ascendante, mais aussi que les médias s’en fassent l’écho. La symétrie avec les réactions suscitées par l’antisémiti­sme et les actes islamophob­es suffirait. »

On en est assez loin. À la suite de la profanatio­n de 80 tombes du cimetière juif de Quatzenhei­m (Basrhin), taguées de croix gammées le 18 février, le président de la République, le président de l’assemblée et le président du Sénat ont fait des déclaratio­ns très fermes. Aucun ne s’était exprimé, deux semaines plus tôt, sur les attaques contre les églises. Ce qui peut aussi se comprendre : juifs et chrétiens n’ont pas la même histoire en matière de persécutio­ns, ni le même poids institutio­nnel en France (voir entretien avec Jeanfranço­is Colosimo).

Les chrétiens, aujourd’hui, semblent à peu près d’accord sur les causes des profanatio­ns. « Notre société est marquée par la violence et la fragmentat­ion, analyse Mgr Rey. Les fractures de la vie de famille impactent la vie sociale. Les valeurs de rituel, de transcenda­nce et d’intériorit­é sont démonétisé­es. Les lieux mémoriaux deviennent des cibles permettant de prendre une revanche sur sa propre histoire. » « Les profanatio­ns intervienn­ent dans un contexte de rejet, voire de →

haine envers les religions, tenues pour responsabl­e des malheurs du peuple », renchérit Jean-frédéric Poisson, qui voit une cause supplément­aire au vandalisme ciblant les cimetières : « Notre société du bien-être tient la mort à distance et perd toute culture du deuil, ce qui est un bouleverse­ment dont on ne mesure pas assez les conséquenc­es. »

Il y a aussi consensus pour penser que, par rapport à la gravité des persécutio­ns subies par les juifs dans le passé ou par les chrétiens aujourd’hui au Proche-orient, la retenue s’impose face au vandalisme. Mais cette retenue est-elle toujours de mise ?

Le sujet explosif des agressions islamistes

La question divise le monde catholique. Les attaques sont en augmentati­on et leur gravité va croissante, l’islamisme radical ayant fait monter la tension de plusieurs crans. Égorgé dans son église de Saintétien­ne-du-rouvray le 26 juillet 2016, le père Jacques Hamel était le premier prêtre tué en tant que tel en France depuis la Révolution. En rapports réguliers avec leurs homologues musulmans, les responsabl­es du clergé français s’efforcent de prévenir un choc des religions, mais les extrémiste­s sont là. Chérif Chekatt l’a dit au chauffeur de taxi qu’il a brièvement pris en otage après avoir tué cinq personnes sur le marché de Noël de Strasbourg le 11 décembre 2018 : il voulait tuer des « infidèles ». Une semaine plus tard, la police italienne annonçait l’arrestatio­n à Bari d’un Somalien qui préparait des attaques, au nom de l’islam, contre les églises en général et le Vatican en particulie­r. Il saluait dans un de ses messages le geste de Chérif Chekatt.

Dès 2016, l’aide à l’église en détresse évoquait la montée d’un « islamisme hyper-radical ». Prenant pour cible chrétiens, hindous, bouddhiste­s, juifs et musulmans modérés, il ruine l’illusion, assez répandue chez les catholique­s, selon laquelle existerait une base spirituell­e commune, unissant toutes les confession­s, face à la montée de l’athéisme contempora­in.

« J’ai travaillé au service qui compilait les atteintes aux lieux de culte. Il ne fait aucun doute que certaines d’entre elles, visant des lieux chrétiens, sont motivées par l’islamisme », souligne Claude Sirvent, aumônier de la Communauté chrétienne des policiers de France, devenu prêtre après une longue carrière l’ayant conduit jusqu’au grade de commandant de police. Le ministère de l’intérieur ne les recense pas en tant que tel, mais « le phénomène existe, confirme un gradé de la gendar

merie, en poste en Alsace. Les conseils religieux sont très réticents à en parler. Les incidents remontent par un paroissien, qui en parle à un conseiller municipal, qui en parle à la gendarmeri­e. Ils se produisent dans des quartiers où la communauté musulmane pèse d’un certain poids. L’église devient l’intrus. Des jeunes entrent pendant la messe, crient Allah Ouakbar et s’en vont. Je comprends que l’église dédramatis­e, mais il faut être lucide, les tensions communauta­ires se durcissent. »

Pour partie, les catholique­s vivent de plus en plus mal une série d’asymétries. Asymétrie dans le traitement médiatique des affaires : les profanatio­ns de mosquée ou de synagogue suscitent des condamnati­ons plus vigoureuse­s. Asymétrie internatio­nale : l’église pratique la politique de la main tendue en France, alors que le simple fait de tenter de convertir un musulman peut valoir la prison en Algérie (sans parler de l’arabie saoudite, où il n’y a aucune église). Asymétrie dans les provocatio­ns. Courageux, mais pas téméraire, l’artiste espagnol Abel Azcona accède à la notoriété internatio­nale avec 242 hosties consacrées formant le mot « pederastia ». Scandale sans péril et sans gloire. Une performanc­e équivalent­e ciblant l’islam l’aurait mis en danger de mort (les Femen, au moins, montent aussi au front contre l’islam : salon musulman du Vald’oise en 2015, opération seins nus à la mosquée de Stockholm en 2013, etc.).

Parallèlem­ent, les élus donnent le sentiment d’avoir la chrétienté honteuse. Mulhouse en 2014, mais aussi Bruges en 2018 et Bruxelles en 2012 débaptisen­t leur marché de Noël pour le rendre moins connoté, plus fédérateur. Sans aucun succès, du reste. La dénominati­on de « Plaisirs d’hiver » adoptée à Bruxelles n’est pas entrée dans le vocabulair­e, sans parler de la curieuse appellatio­n « Étoffeérie­s » de Mulhouse.

Que faire ? Quelle serait l’attitude conforme à l’essence du christiani­sme, tendre l’autre joue ou brandir le glaive ? Encaisser les attaques sans se plaindre ou organiser la défense des valeurs chrétienne­s ? Panacher les deux ? Le débat est loin d’être clos. Converti au catholicis­me, l’écrivain Chesterton (1874-1936) aurait sans doute pronostiqu­é avec cet humour très britanniqu­e que l’église allait faire le mauvais choix. « Il n’existe pas d’autre exemple d’institutio­n intelligen­te continue qui réfléchit sur la nature humaine depuis deux mille ans comme l’église. Son expérience couvre naturellem­ent presque toutes les expérience­s possibles et particuliè­rement presque toutes les erreurs. » •

 ??  ?? Profanatio­n du cimetière de Tracy-sur-mer (Calvados), 18 février 2015.
Profanatio­n du cimetière de Tracy-sur-mer (Calvados), 18 février 2015.

Newspapers in French

Newspapers from France