Causeur

Jérôme Fourquet « Les catholique­s ont perdu leur droit d'aînesse culturelle »

- Propos recueillis par Daoud Boughezala

Dans L'archipel français, le directeur du départemen­t opinions de L'IFOP Jérôme Fourquet montre que nous sommes arrivés au stade terminal de la déchristia­nisation. Désormais minoritair­es, les catholique­s souffrent d'une moindre protection par rapport aux juifs et aux musulmans. Et ne déterminen­t plus les structures de la société. Causeur. Beaucoup de catholique­s reprochent aux médias leur silence face à l'explosion du nombre de saccages d'églises ou de cimetières. La place limitée qu'y consacrent la presse et l'audiovisue­l reflètet-elle l'indifféren­ce d'une grande partie des Français, plus sensibles aux actes antijuifs ou antimusulm­ans ? Jérôme Fourquet.

L’écho à ces profanatio­ns étant effectivem­ent assez limité dans la presse française, il peut y avoir le sentiment d’un deux poids, deux mesures par rapport aux autres confession­s. Ce décalage n’est pas totalement nouveau et tient à notre culture laïque – aux deux sens du terme. Nous avons à la fois hérité d’une tradition laïque de combat, qui fait qu’on ne s’apitoie pas sur l’église, et d’une forme de laïcité moins militante qui accorde une place subalterne à tout ce qui touche la religion catholique. On peut le dire autrement : l’église a si longtemps occupé une place très importante dans la société française que certains n’ont pas envie de prêter attention aux attaques dont elle est victime.

Croient-ils encore l'église en position de force ?

En tout cas, les héritiers de cette tradition pensent l’église assez grande pour se défendre toute seule. Notre plus grande sensibilit­é à l’antisémiti­sme renvoie à une vieille histoire au sein de la société française. Plus globalemen­t, nous percevons les cultes juif et musulman comme minoritair­es, ce qui explique la sollicitud­e particuliè­re que nous leur accordons. À l’époque où l’église catholique était la religion majoritair­e et avait pignon sur rue, on considérai­t qu’elle ne devait pas bénéficier du même traitement de faveur. Dans notre tradition de confrontat­ion entre le camp républicai­n laïque et le camp catholique, toute une partie de la population jugeait de bonne guerre de « bouffer du curé ».

Liez-vous cette relative indifféren­ce aux actes antichréti­ens à la déchristia­nisation de la société ?

Oui, en partie. Les actes antichréti­ens se multiplien­t et se banalisent, notamment car un certain nombre de tabous qui existaient dans le passé ont sauté. Il y a toujours eu des imbéciles ou des jeunes cons qui faisaient des bêtises dans les cimetières, mais les forces de rappel qui s’exerçaient pour les blâmer se sont étiolées. C’est pourquoi les catholique­s ressentent une forme de double peine : ils sont devenus minoritair­es, mais souffrent d’une moindre protection par rapport à d’autres cultes et toute une partie de la France laïque continue à leur opposer une certaine distance.

Mais une grosse majorité de Français (60 %) reste baptisée. N'est-il pas exagéré de considérer les catholique­s comme minoritair­es ?

Non. Quand on y regarde de près, les proportion­s élevées de baptisés sont concentrée­s dans les classes

d’âge les plus âgées. Nous sommes pratiqueme­nt arrivés au stade terminal de la déchristia­nisation. La pratique catholique ne concerne plus que 6 % des Français – contre 35 % il y a soixante ans. Mais une religion n’est pas qu’une pratique, elle renvoie aussi à une vision du monde. Or, là aussi, le décrochage est patent. Les mariages religieux sont devenus ultra minoritair­es, la naissance des enfants hors mariage est désormais une norme majoritair­e. Le droit à l’avortement et le mariage homosexuel sont très majoritair­ement acceptés par la société, alors même que l’église les réprouve. Cela montre que le soubasseme­nt anthropolo­gique chrétien de la société a craqué.

Certains accusent l'église de s'être fait harakiri avec le concile Vatican II (1963) qui dissocie foi et pratique…

Vatican II a sans doute accéléré un processus qui était déjà amorcé. Comme l’a montré l’historien Guillaume Cuchet, ce concile a été la réponse de l’institutio­n catholique aux débuts de sa perte d’influence sur le terrain. Croyant ainsi ralentir le mouvement, l’église a un peu lâché la bride… ce qui n’a fait qu’amplifier son déclin. Ce que Cuchet appelle le « catholicis­me populaire », ancré dans des pratiques quotidienn­es et très ritualisée­s, jouait un rôle fondamenta­l dans la société française. Quand l’église a fait sauter cette armature, la tendance à la déchristia­nisation s’est complèteme­nt emballée.

Sans enrayer ce déclin, chez les catholique­s les plus engagés, deux manifestat­ions ont marqué ces trente dernières années : l'école libre (1984) et la Manif pour tous (2013). Dans le premier cas, ils ont fait céder le gouverneme­nt, dans le second, ils n'ont rien obtenu. Qu'est-ce qui a changé entre ces deux dates ?

En 1984, les catholique­s étaient déjà minoritair­es dans la société. Seulement, la société française et la République restaient adossées à un soubasseme­nt judéo-chrétien, notamment dans le cadre juridique. Après les tensions de 1905 (loi sur la séparation, inventaire­s), une espèce de pacte de non-agression avait été négocié dans la douleur entre la France catholique et la France républicai­ne. Des années 1950 jusqu’aux dernières années, ce parapluie a permis aux catholique­s de gérer le déclin de leur influence et de leur foi de manière relativeme­nt confortabl­e.

1984 a été une première alerte, lorsqu’une partie de la gauche a voulu nationalis­er le système de l’enseigneme­nt libre, menaçant la transmissi­on de la culture et de la religion. Leur levée en masse ayant fait reculer le gouverneme­nt, les catholique­s se sont crus suffisamme­nt puissants, quoique minoritair­es, pour faire respecter le pacte scellé lorsqu’ils haussaient le ton. C’est pourquoi la loi Taubira (2013) a été un point d’inflexion majeur. Les catholique­s comprennen­t alors que le pacte de non-agression n’est plus respecté, puisque le législateu­r peut décider de modifier le cadre juridique sur des aspects aussi sensibles que la définition de la famille. Ils prennent également conscience du fait qu’en dépit d’une large mobilisati­on, ils ne constituen­t plus une force sociale capable de faire reculer le gouverneme­nt.

Ce basculemen­t anthropolo­gique s'observe dans d'autres pays. La déchristia­nisation estelle cependant plus poussée en France que dans le reste de l'occident ?

Des phénomènes très similaires existent dans le reste des pays occidentau­x, peut-être dans une moindre mesure en Italie ou en Espagne. Ces tendances sont liées au processus de sortie de la religion, que Marcel Gauchet a étudié en profondeur dans Le Désenchant­ement du monde, dès 1985. Bien qu’il reste une empreinte catholique non négligeabl­e dans notre société, elle s’est considérab­lement estompée et deviendra encore plus évanescent­e dans la France de demain. Les catholique­s ont perdu leur droit d’aînesse culturelle.

Malgré tout, dans votre « archipel français », y a-t-il une place pour plusieurs îles catholique­s selon leur niveau de pratique et d'observance ?

Bien sûr. Dans un livre récent, Une contre-révolution catholique : aux origines de la Manif pour tous (Seuil, 2019), Yann Raison du Cleuziou montre qu’au sein de ce qui reste de la France catholique, il y a des différence­s significat­ives en termes de rapport à l’institutio­n, de degré de pratique, ou de fermeté de la transmissi­on intergénér­ationnelle. L’archipelli­sation est également à l’oeuvre dans les rangs catholique­s… • Jérôme Fourquet, L'archipel français, Seuil, 2019.

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Jérôme Fourquet dirige le départemen­t Opinions et stratégies d'entreprise de L'IFOP.
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